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Du "ni-ni" à "l'union sacrée": La défaite idéologique du mouvement de la paix

Pour une analyse marxiste léniniste des guerres contemporaines

Les deux guerres du Golfe en 1991 et 2003 ont été les dernières à susciter un mouvement d’opposition important en France et en Occident plus généralement. Ces mouvements d’opposition n’étaient certes pas sans limites mais ils avaient le mérite d’exister. Une de ces limites importantes était déjà la tendance à rejeter dos à dos les deux belligérants en adoptant une position du « Ni, Ni » occultant les causes réelles et les buts de la guerre contre l’Irak et son peuple. Pour justifier cette position, certains mettaient en avant « la dictature de Saddam », d’autres « l’oppression des Kurdes » et d’autres encore « la répression des communistes et syndicalistes irakiens ». La position « Ni, Bush, Ni Saddam » se reproduira au moment de la guerre du Kosovo sous la forme « Ni Milosevic, ni l’Otan » et au moment de la guerre en Libye sous la forme du « Ni Kadhafi, Ni Sarkozy ». Cette fois-ci, ce qui est mis en avant comme justification est le danger d’un massacre de grande ampleur contre les insurgés.

Ces positions du « Ni, Ni », majoritaires au sein du mouvement de la paix, font comme si ces guerres étaient menées pour défendre une minorité opprimée, pour faire respecter le droit international, pour prévenir un massacre, etc. Une telle position n’était cependant que le premier pas d’une capitulation idéologique conduisant logiquement et progressivement au résultat actuel concernant la guerre en Ukraine : l’absence de protestation pacifiste en France et le soutien ouvert à la guerre, c’est-à-dire à l’union sacrée pour mener la guerre (la guerre de l’OTAN/USA par Ukraine fascisée interposée).

Déjà pendant la guerre du Kosovo ou de Libye, des organisations se réclamant du communisme, du pacifisme, de l’anti-impérialisme appelaient à « armer les insurgés ». Aujourd'hui, c'est avec une seule voix contre que l'Assemblée nationale adopte la résolution de soutien à l’Ukraine du 30 novembre 2022 qui : « Invite le Gouvernement, en lien avec ses partenaires européens, à poursuivre et à renforcer les livraisons d’armes à destination de l’Ukraine, si besoin en augmentant le montant des crédits initialement dévolus à la Facilité européenne pour la paix1. » Aujourd’hui également, de nombreuses organisations politiques appellent, comme la classe dominante et l’ensemble des États impérialistes, à soutenir militairement la guerre contre « l’agresseur russe ». Des positions similaires se retrouvent à l’échelle internationale tenues y compris par certains partis se revendiquant du communisme. Pour ces derniers, la guerre en cours est une guerre impérialiste de la Russie et par conséquent une guerre de défense nationale de l’Ukraine.

D’autres organisations se réclamant du communisme ne sombrent pas dans cette « Union Sacrée » mais continuent de défendre la vieille position trotskyste du « Ni-Ni » en présentant cette guerre comme « inter-impérialiste », réactionnaire donc pour les deux belligérants. L’apparente radicalité de cette position masque une nouvelle fois, par la phrase révolutionnaire, les causes et buts réels de la guerre.

Pour y voir plus clair, le Rassemblement Communiste (RC) considère comme indispensable :

 1) de resituer cette guerre comme les autres guerres contemporaines dans son véritable cadre, celui de l’époque de l’impérialisme contemporain c’est-à-dire du capitalisme de monopole après la destruction contre-révolutionnaire de l’URSS ;

 2) de contextualiser cette guerre dans sa véritable temporalité qui ne débute pas en février 2022 mais qui s’enclenche au moment de la destruction de l’URSS et s’accélère avec la dite « révolution Euromaïdan » de 2014 ;

 3) d’analyser concrètement la nature de classe de la Russie et de répondre de manière argumentée et sérieuse à la question : la Russie est-elle un pays impérialiste au sens léniniste du terme ? afin d’en déduire les intérêts et enjeux de la guerre.

Sans la prise en compte de ces trois facteurs, l’analyse de la guerre et les positions à adopter à son égard seront pour le mieux le « Ni-Ni » et pour le pire « l’Union sacrée », au plus grand plaisir des classes dominantes des pays impérialistes qui bénéficient ainsi objectivement d’une caution de partis se présentant comme « anticapitaliste », « anti-impérialiste » et « communiste ».

1.    La guerre, résultat inévitable du capitalisme

A.    L’approche matérialiste de la guerre

Un des apports essentiels du marxisme-léninisme à l’analyse des guerres est de les caractériser de manière matérialiste comme résultat de la base économique de la société et du monde dans lequel elle se déclenche. De cette manière étaient éliminées les explications idéalistes en termes de folie d’un homme, de fatalité liée à un pseudo instinct guerrier de l’homme ou de volonté d’un dictateur. De même cet ancrage matérialiste permet d’éviter l’erreur principale des théories bourgeoises de la guerre consistant à focaliser l’ensemble de l’analyse sur le moment du déclenchement des affrontements. Cette méthode mène inévitablement au raisonnement « Déclencheur = agresseur » et ainsi à l’abandon de la nécessité de mener à bien une analyse concrète de chaque guerre. C’est cette erreur qui encore une fois est au rendez-vous dans toutes les analyses actuelles présentant la guerre comme impérialiste du côté de la Russie, comme dans celles, centristes, du « Ni-Ni » renvoyant dos à dos l’OTAN et la Russie. C’est la prise en compte de cette base économique qui permet de distinguer les guerres contemporaines de celles qui ont marqué d’autres périodes historiques de l’histoire de l’humanité, d’autres modes de production.

Distinguant les guerres d’avant l’apparition de l’impérialisme et celle d’après son avènement, Lénine insiste sur l’importance de distinguer les guerres « justes » ou « défensives » des guerres injustes et d’agression :

La grande révolution française a inauguré une nouvelle époque dans l’histoire de l’humanité. Depuis lors et jusqu’à la commune de Paris, de 1789 à 1871, les guerres de libération nationale, à caractère progressif bourgeois, constituèrent l’un des types de guerres. Autrement dit, le contenu principal et la portée historique de ces guerres étaient le renversement de l'absolutisme et du système féodal, leur ébranlement, l'abolition du joug étranger. C'étaient là, par conséquent, des guerres progressives ; aussi tous les démocrates honnêtes, révolutionnaires, de même que tous les socialistes, ont toujours souhaité, dans les guerres de ce genre, le succès du pays (c'est-à dire de la bourgeoisie) qui contribuait à renverser ou à saper les bastions les plus dangereux du régime féodal, de l'absolutisme et de l'oppression exercée sur les peuples étrangers. Ainsi, dans les guerres révolutionnaires de la France, il y avait un élément de pillage et de conquête des terres d'autrui par les Français ; mais cela ne change rien à la portée historique essentielle de ces guerres qui démolissaient et ébranlaient le régime féodal et l'absolutisme de toute la vieille Europe, de l'Europe du servage. Dans la guerre franco-allemande, l'Allemagne a dépouillé la France, mais cela ne change rien à la signification historique fondamentale de cette guerre, qui a affranchi des dizaines de millions d'Allemands du morcellement féodal et de l'oppression exercée sur eux par deux despotes, le tsar russe et Napoléon III. […] C'est seulement dans ce sens que les socialistes reconnaissaient et continuent de reconnaître le caractère légitime, progressiste, juste, de la “ défense de la patrie ” ou d'une guerre “ défensive ”. Par exemple, si demain le Maroc déclarait la guerre à la France, l'Inde à l'Angleterre, la Perse ou la Chine à la Russie, etc., ce seraient des guerres “ justes ”, “ défensives ”, quel que soit celui qui commence, et tout socialiste appellerait de ses vœux la victoire des États opprimés, dépendants, lésés dans leurs droits, sur les “ grandes ” puissances oppressives, esclavagistes, spoliatrices2.

Ce n’est donc ni « celui qui commence » [le surlignage dans la citation de Lénine est de notre fait], ni l’existence d’une dimension de pillage, ni la classe sociale dominante des belligérants, ni l’ampleur de la violence qui détermine le caractère d’une guerre. Celui-ci dépend de la période historique (époque pré-impérialiste ou époque impérialiste), de l’état du rapport de forces mondial, des évolutions de celui-ci, de l’émergence et du développement de nouvelles puissances, des difficultés rencontrées par les puissances dominantes pour maintenir leur hégémonie, etc. C’est dire l’erreur immense que constitue la perception de la guerre en Ukraine comme étant un affrontement entre celle-ci et la Russie. Bien que pour l’instant localisée, cette guerre est de fait une guerre entre l’OTAN et le reste du monde. C’est dire l’erreur tout autant importante consistant à désigner la Russie comme « agresseur » du fait que c’est elle qui a déclenché une « opération spéciale » selon l’expression de Vladimir Poutine. C’est dire aussi l’erreur toute aussi grave consistant à présenter la demande des populations du Donbass d’être rattachées à la Fédération de Russie comme étant la preuve que nous sommes en présence d’une guerre d’annexion. C’est dire enfin l’inanité de la position consistant à présenter la guerre actuelle comme étant impérialiste pour la simple raison que le capitalisme est le système dominant en Russie. Ces erreurs conduisant au mieux au « Ni-Ni » et au pire à « l’Union sacrée » sont le résultat à la fois de l’abandon des principes clefs de l’analyse marxiste-léniniste des guerres et de la porosité à l’idéologie dominante et à la propagande de guerre. C'est aussi le résultat du privilège accordé au superficiel au détriment de l’analytique, et enfin de l’abandon de l’effort de faire une analyse concrète de chaque guerre nécessitant un effort en termes de travail de réflexion, contrairement aux formules dogmatiques que l'on peut recycler à l’infini.

Lénine fait lui-même, dans la citation ci-dessus mentionnée, le lien entre cette analyse des guerres pré-impérialistes et certaines guerres de l’époque impérialiste. C’est pourquoi le marxisme-léninisme a toujours distingué les « guerres justes » et les « guerres injustes » et soutenu le droit des peuples opprimés à mener des « guerres justes » contre leurs oppresseurs. Non seulement ces guerres sont justes, complète Staline, indépendamment de celui qui déclenche les hostilités mais aussi indépendamment de la classe qui dirige cette « guerre juste » : « La lutte de l’émir afghan pour l’indépendance de l’Afghanistan est objectivement une lutte révolutionnaire, malgré le tour monarchiste des conceptions de l’émir et de ses partisans car elle affaiblit, désagrège et sape l’impérialisme3 ». Dans le même texte, Staline rappelle la position de Lénine à propos du soutien ou non aux mouvements nationaux au regard des effets sur les rapports de force mondiaux :

« Cela [le soutien actif aux mouvements de libération nationale] ne signifie évidemment pas que le prolétariat doive soutenir tout mouvement national, toujours et partout, dans chaque cas particulier et concret. Il s’agit d’appuyer ceux des mouvements nationaux qui tendent à affaiblir, à renverser l’impérialisme, et non à le maintenir et à le consolider. Il est des cas où les mouvements nationaux de certains pays opprimés entrent en conflit avec les intérêts du mouvement prolétarien. Il va de soi que dans ces cas-là, on ne saurait parler de soutien. La question du droit des nations n’est pas un problème isolé et se suffisant à lui-même ; c’est une partie de la question générale de la révolution prolétarienne, subordonnée à l’ensemble et demandant à être examiné du point de vue de l’ensemble. […] Lénine a raison, lorsqu’il dit que le mouvement national des pays opprimés doit être apprécié, non du point de vue de la démocratie formelle, mais de celui de ses résultats effectifs dans la balance générale de la lutte contre l’impérialisme : c’est-à-dire « non isolément, mais à l’échelle mondiale4 ».

Lénine et Staline évoquent ici la position à adopter envers des « mouvements nationaux de pays opprimés ». Le raisonnement est à fortiori pertinent dans les situations comme l’Ukraine, où il n’y a même pas de pays opprimé par un pays impérialiste. La caractérisation de la guerre en Ukraine doit en conséquence prendre en compte ses résultats possibles « dans la balance générale de la lutte contre l’impérialisme ». Autrement dit, toutes les phrases révolutionnaires sur la guerre impérialiste des deux côtés ne peuvent pas nous faire faire l’économie des questions concrètes que posent Lénine et Staline : quel serait le « résultat effectif dans la balance générale de la lutte contre l’impérialisme à l’échelle mondiale » d’une victoire de l’OTAN ? de la Russie ?

Tels sont les principes fondamentaux marxistes-léninistes à propos des guerres en général. Ceux-ci se complètent des apports de Lénine sur les guerres à l’époque de l’impérialisme, c’est-à-dire du capitalisme de monopole.

B. L’analyse marxiste-léniniste de l’impérialisme et de ses guerres

Commençons par rappeler la définition léniniste de l’impérialisme tant sont répandus aujourd’hui les confusions concernant ce concept. Lénine emprunte le mot « impérialisme » à Marx, bien que celui-ci ne pouvait pas le définir précisément compte-tenu du niveau de développement des forces productives du capitalisme à son époque. Marx utilise d’ailleurs ce terme à propos des préparatifs de guerre. Dénonçant la maxime bourgeoise « Pour obtenir la paix, on doit préparer la guerre », Marx expliquait : « De tous les dogmes des politiques fanatiques de notre temps, aucun n’a causé autant de dommage que celui qui dit « Pour obtenir la paix on doit préparer la guerre ». Cette grande vérité dont la caractéristique est qu’il contient un grand mensonge, le cri de guerre qui a appelé toute l’Europe à s’armer et à générer un tel fanatisme belligérant que chaque nouveau traité de paix est comme une nouvelle déclaration de guerre et est avidement exploité. […] L’une de ces guerres de civilisation commence dont la barbarie frivole appartient au meilleur temps des voleurs de grands chemins et que leurs perfidies astucieuses appartiennent exclusivement à la période la plus moderne de la bourgeoisie impérialiste. »

Si Marx et Engels pouvaient pressentir et anticiper le devenir du capitalisme, ils ne pouvaient pas analyser précisément le nouveau stade que constituera l’impérialisme. « Ni Marx, ni Engels n'ont vécu jusqu'à l'époque impérialiste du capitalisme mondial, dont le début ne remonte pas au-delà de 1898-19005 » explique Lénine. Un des apports inestimables de Lénine est d’avoir mené à bien ce travail dans son œuvre « L’impérialisme stade suprême du capitalisme ». Dans ce livre d’une actualité brûlante, Lénine s’attache à distinguer « l’impérialisme moderne » des autres situations du passé nommées trop rapidement « impérialisme ». L’impérialisme pour Lénine ne saurait se réduire à la pratique de l’annexion. Cette dernière existe certes mais comme conséquence d’une base économique : « Le monopole est le passage du capitalisme à un régime supérieur. Si l’on devait définir l’impérialisme aussi brièvement que possible, il faudrait dire qu’il est le stade monopoliste du capitalisme. Cette définition embrasserait l’essentiel, car, d’une part le capital financier est le résultat de la fusion du capital de quelques grandes banques monopolistes avec le capital de groupements monopolistes industriels; et, d’autre part, le partage du monde est la transition de la politique coloniale, s’étendant sans obstacle aux régions que ne s’est encore appropriée aucune puissance capitaliste, à la politique coloniale de la possession monopolisée de territoire d’un globe entièrement partagé6. »

C’est en lien avec ce processus que se situe l’analyse léniniste des guerres de l’époque de l’impérialisme. Poussé par les besoins de valorisation du capital financier à l’exportation de capitaux dans un monde déjà partagé, chaque puissance impérialiste se heurte aux autres. Il en découle que la guerre est inévitable sous le capitalisme. La guerre est inhérente au capitalisme non pas en raison de la « férocité » de certains mais en raison du fait que le capitalisme est un système reposant sur le profit, l’exportation de capitaux et le besoin permanent de s’étendre, ce qui ne peut se réaliser qu’au détriment des concurrents. L’impérialisme, c’est donc la guerre inévitable comme l’a admirablement résumé Jean Jaurès : « Le capitalisme porte en lui la guerre, comme la nuée porte l’orage7. ». Les dangers de guerre ne cesseront définitivement qu’avec l’abolition du capitalisme. Cela ne veut pas dire que la « lutte pour la paix » devient inutile explique Staline : « Le plus probable, c’est que le mouvement actuel en faveur de la paix en tant que mouvement pour le maintien de la paix contribuera en cas de succès à conjurer une guerre donnée, à l’ajourner temporairement, à maintenir momentanément une paix donnée … Cela est bien naturellement… mais cela ne suffit cependant pas pour supprimer l’inévitabilité des guerres en général entre pays capitalistes. Cela ne suffit pas car malgré tous ces succès du mouvement de la paix, l’impérialisme demeure debout, reste en vigueur […] Pour supprimer l’inévitabilité des guerres, il faut détruire l’impérialisme8. » [Le surlignement est de J. Staline].

L’abandon de cette position sur l’inévitabilité des guerres sous l’impérialisme a contribué fortement au désarmement idéologique en découplant lutte pour la paix et anti-impérialisme. Ce n’est pas un hasard si parmi les promoteurs de cet abandon se trouvent Khrouchtchev et Gorbatchev, cheval de Troie de l’impérialisme occidental en URSS. Il fallait rappeler ce que signifie l’impérialisme scientifiquement et son lien avec les guerres contemporaines pour mettre en évidence les énormes confusions qui accompagnent les analyses sur la guerre en Ukraine, que ce soit en termes de « la Russie pays agresseur parce qu’ayant déclenché l’opération spéciale », « La Russie impérialiste parce qu’y domine le capitalisme » ou encore « la guerre d’Ukraine comme guerre entre deux impérialismes ».

Rappelons d’ailleurs qu’en son temps, la guerre de Finlande menée par l’Union Soviétique pour stopper le nazisme en 1939 fut taxée par plusieurs mouvements trotskystes : « d’impérialiste ». Eux aussi utilisaient volontiers la phrase révolutionnaire pour justifier soit leur « ni-ni », soit leur soutien objectif à Hitler. Il en est de même de la trahison de la Tchécoslovaquie à Munich par les bourgeoisies anglo-franco-polonaise, qui a conduit à l’invasion nazie de la Pologne et au pacte de non-agression qui a permis la récupération par l’URSS des territoires perdus lors de la « paix de Brest-Litovsk».

2.    Contextualiser la guerre d’Ukraine

La décontextualisation historique et géographique d’une situation donnée est toujours une opération idéologique accompagnant la justification des guerres impérialistes. Sans ces contextualisations, les causes réelles et les buts des guerres deviennent en effet incompréhensibles.

A.    La contextualisation historique

Contextualiser historiquement la guerre en Ukraine suppose de prendre la mesure de l’ampleur des mutations dans le rapport de forces mondial du fait de la destruction de l’URSS. Ce changement contemporain du rapport de forces mondial est à la hauteur, mais en sens inverse, de celui qui avait marqué la fin de la seconde guerre mondiale. Ce dernier a produit le contexte qui conduira à la décolonisation et à l’amélioration des conditions d’existence dans les pays capitalistes dominants. Principale actrice avec les différentes résistances communistes nationales de la lutte antinazie, l’URSS en sortait renforcée et le camp de l’impérialisme affaibli. Résumant la signification concrète de cette victoire, suivie quatre ans après par le triomphe de la révolution chinoise, Staline résume comme suit cette mutation radicale du rapport de forces mondial :

La guerre n’a pas répondu à leurs espoirs [de la France, de la Grande-Bretagne et des États-Unis]. Il est vrai que l’Allemagne et le Japon ont été mis hors de combat en tant que concurrents des trois principaux pays capitalistes : États-Unis, Grande-Bretagne, France. Mais on a vu d’autre part se détacher du système capitaliste la Chine et les autres pays de démocratie populaire, ceux d’Europe, pour former avec l’Union soviétique un seul et puissant camp socialiste, opposé au camp du capitalisme. Le résultat économique de l’existence des deux camps opposés fut que le marché unique, universel s’est désagrégé, si bien que nous avons maintenant deux marchés mondiaux parallèles qui eux aussi s’opposent l’un à l’autre. […] Mais il s’ensuit que la sphère d’application des forces des principaux pays capitalistes (États-Unis, Grande-Bretagne, France) aux ressources mondiales, ne s’étendra pas mais diminuera ; que les conditions quant aux débouchés mondiaux, s’aggraveront pour ces pays, et que la sous-production des entreprises s’y accusera. C’est en cela précisément que consiste l’aggravation de la crise générale du système capitaliste mondial à la suite de la désagrégation du marché mondial9.

Staline écrit cette analyse en 1952 alors que se déroule déjà la guerre de libération d’Indochine/Vietnam. Deux ans plus tard éclate la guerre de libération nationale algérienne suivie de celle du Cameroun et ensuite de celles des colonies portugaises et du Zimbabwe, d’Afrique du Sud, et de Namibie, elles-mêmes reflets du mouvement de libération nationale sur l’ensemble du continent africain. Après l’Asie, c’est au tour des pays africains de secouer le joug de la colonisation. Le nouveau rapport de forces mondial a, de fait, été un facteur d’accélération des luttes pour la libération nationale.

La disparition de l’URSS marquera un changement aussi important mais inversé de ce rapport de forces. Cela était prévisible et prévu. Staline alertait déjà comme suit en 1926 c’est-à-dire à un moment où l’URSS était encore le seul pays socialiste au monde : « Qu’adviendrait-il si le capital réussissait à écraser la République des Soviets ? Il y aurait une époque de réaction la plus noire dans tous les pays capitalistes et coloniaux; la classe ouvrière et les peuples opprimés seraient étranglés; les positions du communisme international, liquidées10 ». La guerre en Ukraine d’aujourd’hui est un résultat de cette disparition, de même que l’ont été les guerres de Yougoslavie, d’Afghanistan, d’Irak, de Libye, de Syrie, et celle en cours dans le Sahel, etc. La disparition de l’URSS signifia la fin du contrepoids essentiel à la logique de prédation du capital financier. Cette logique de prédation a signifié pour les pays d’Afrique et d’Amérique du Sud une hausse encore plus forte qu’auparavant de l’extraversion de leurs économies se traduisant par une paupérisation massifiée. Elle a signifié pour les anciens pays socialistes une entrée dans le système capitaliste se traduisant par une baisse de l’espérance de vie, une hausse du chômage, une destruction des services publics, etc. Elle a signifié l’offensive dévastatrice sur les conquêtes sociales obtenues par les travailleurs dans nos pays impérialistes.

L’élargissement du marché capitaliste aux anciens pays socialistes se réalise cependant sous le signe de la dépendance. Ce n’est pas le capitalisme qui s’installe dans ces pays mais un capitalisme dépendant. L’extension du capitalisme aux ex-pays du camp socialiste d’Europe en a fait des débouchés pour l’impérialisme en termes de marchés d’exportation et de délocalisations des entreprises à faibles compositions organiques du capital. Comme pour la colonisation du XIXe siècle, le capitalisme qui s’installe dans ces pays est un capitalisme dépendant des centres impérialistes, centré sur l’exportation de matières premières ou d’énergie en faveur des économies des centres impérialistes ou servant « d’ateliers » à leurs multinationales, basé sur une extraversion économique et une spécialisation dictée uniquement par le marché mondial. La prédiction de Staline est objectivement vérifiée. La fin de l’URSS a signifié l’entrée dans « une époque de réaction la plus noire » avec une « classe ouvrière et des peuples opprimés étranglés ».

En dépit de la disparition de l’URSS, des obstacles subsistaient néanmoins à cette internationalisation sans entrave du capital financier et de sa logique de colonisation économique. Ceux-ci étaient de trois types. Le premier est constitué des rescapés du camp socialiste et donne naissance à une stratégie visant à les intégrer complètement à l’économie capitaliste dominante. Chacun de ces États est une situation spécifique basée sur un rapport particulier de forces interne et externe. Chacun a été contraint par le rapport de force mondial à des concessions au système capitaliste mondial [variables selon chacune des situations nationales]. Toutes les analyses réduisant cette diversité à une situation unique, de surcroît en taxant celle-ci de « capitaliste » avec pour seul argument les concessions imposées par le rapport des forces mondiales, contribuent objectivement malgré l’utilisation fréquente de la phrase révolutionnaire, à cette opération impérialiste d’en finir avec toute trace du camp socialiste qui a tant fait peur à l’impérialisme au vingtième siècle. Trop souvent dans le mouvement se proclamant communiste, l’effort pour mener à bien des « analyses concrètes » de chacune des « situations concrètes » est abandonné au profit d’une logique de catégorisation monotone : Le Vietnam capitaliste, la Chine impérialiste, la Corée monarchiste, etc.

Si l’ensemble des rescapés du camp socialiste est concerné, trois cibles principales ressortent nettement avec pour chacune des raisons spécifiques. La Chine en raison de ses résultats économiques, de son entrée nationalement maîtrisée par l’État Populaire et communiste dans la mondialisation capitaliste, du développement planifié de son marché intérieur, de sa stratégie commerciale et de l’exemple qu’elle donne ainsi aux autres peuples. La Corée en raison de sa stratégie de défense et de son refus du monopole impérialiste de l’arme nucléaire. Cuba en raison de son impact sur l’ensemble de l’Amérique du sud et au-delà sur l’ensemble des pays du Sud dominés par l’impérialisme. Pour ces trois pays l’objectif n’est ni plus ni moins que la destruction par explosion ou implosion : révolution de velours, tensions guerrières, sanctions, blocus, tentative d’asphyxie économique, encerclement militaire géostratégique, etc.

Le second obstacle à l’universalisation de la domination du capital financier est constitué d’un certain nombre d’États disposant d’une base territoriale suffisante, d’un marché interne potentiellement significatif, d’un héritage industriel, technologique, scientifique et culturel nationaliste et/ou socialiste, etc., pouvant servir de base matérielle à une sortie de la dépendance économique, que celle-ci soit à l’initiative de futurs pouvoirs populaires ou à l’initiative des classes bourgeoises dominantes nationales. Anticiper ces dangers de rupture avec l’ordre dominant se concrétise pour les impérialismes dominants la planète par une stratégie de balkanisation de ces pays. Les guerres de « faible et moyenne intensité », les ingérences cherchant à provoquer des conflits internes entre les nationalités au sein d’un pays, de même que l’instrumentalisation dudit « djihadisme » sont les outils essentiels de cette balkanisation poursuivie pas à pas de la Libye au Congo, de la Yougoslavie à l’Irak, de la Russie avec les Ukrainiens, les Géorgiens, de la Chine avec le Tibet, les Ouïghours, etc.

Le troisième obstacle enfin est la Russie qui, bien qu’indéniablement capitaliste, continue d’être marquée par de nombreux héritages socialistes tant dans le domaine de l’infrastructure que dans celui de la superstructure. On ne supprime pas 75 ans de « socialisme », d’expérience populaire d’une autre société et d’une autre logique économique d’un tour de main. Bien sûr, le socialisme en URSS était déjà largement entamé par les réformes révisionnistes depuis Khrouchtchev, mais dans de nombreux domaines les conquis socialistes étaient encore prégnants. On ne peut éviter du côté du peuple ayant vécu le socialisme la comparaison entre « l’avant » et le « présent ». Les États impérialistes et leurs intellectuels organiques ne se trompent pas sur l’évaluation du danger que constitue cet héritage socialiste pour leur domination. C’est pourquoi, malgré les promesses faites à Gorbatchev d’une non-extension de l’OTAN à l’Est, en dépit de la soumission la plus complète possible d’un Eltsine au capitalisme le plus débridé, le plus sauvage, nonobstant la demande de Poutine d’adhésion à l’Otan en 2000, etc., la stratégie de balkanisation de la Russie n’a jamais cessé depuis quatre décennies. C’est à ce niveau qu’intervient la stratégie d’encerclement militaire de la Russie dont la question ukrainienne marque le passage d’un seuil qualitatif. Cet enjeu ukrainien est présenté comme suit par un des principaux stratèges de l’impérialisme états-unien Zbigniew Brzezinski :

Dans ce contexte11, la façon dont les États-Unis « gèrent » l’Eurasie est d’une importance cruciale. Le plus grand continent à la surface du globe en est aussi l’axe géopolitique. Toute puissance qui le contrôle, contrôle par là même deux des trois régions les plus développées et les plus productives. Un simple regard sur la carte suffit pour comprendre comment la mainmise sur l’Eurasie offre presque automatiquement une tutelle facile sur l’Afrique […] L’indépendance de l’Ukraine modifie la nature même de l’État russe. De ce seul fait, cette nouvelle case importante sur l’échiquier eurasien devient un pivot géopolitique. […] L’indépendance de l’Ukraine a privé la Russie de sa position dominante sur la mer Noire, alors qu’Odessa servait traditionnellement de point de passage pour tous les échanges commerciaux russes avec le monde méditerranéen. […] L’Ukraine constitue cependant l’enjeu essentiel. Le processus d’expansion de l’Union Européenne et de l’OTAN est en cours. […] L’Ouest pourrait dès à présent annoncer que la décennie 2005-2015 devrait permettre d’impulser ce processus. Ainsi les Ukrainiens auraient la certitude que l’extension de l’Europe ne s’arrêtera pas à la frontière ukraino-polonaise12.

A ces considérations spécifiques à l’Ukraine, ce stratège quasi-officiel de la Maison Blanche en ajoute deux autres indispensables, selon lui, au maintien de l’hégémonie états-unienne : arrimer l’Europe aux États-Unis et prévenir l’émergence d’une alliance anti-hégémonique. Concernant l'Europe, il s'inquiète de ses velléités d’indépendance : « A ce stade, contentons-nous d'affirmer que, à l'extrémité occidentale de l'Eurasie, les acteurs géostratégiques clés sont la France et l’Allemagne. Tous deux sont mus par une vision de l'Europe unie, même s’ils divergent sur l'appréciation des liens que cette nouvelle entité devrait maintenir avec les États-Unis. Ils s'efforcent, en d'autres termes, de modifier le statu quo13. ».

Concernant l’alliance anti-hégémonique, il décrit comme suit la situation : « Un scénario présenterait un grand danger potentiel : la naissance d’une grande coalition entre la Chine, la Russie et peut-être l'Iran, coalition « anti-hégémonique » unie moins par des affinités idéologiques que par des rancunes complémentaires. Similaire par son envergure et sa portée au bloc sino-soviétique, elle serait cette fois dirigée par la Chine. Afin d'éviter cette éventualité, aujourd'hui peu probable, les États-Unis devront déployer toute leur habileté géostratégique sur une bonne partie du périmètre de l'Eurasie, et au moins, à l'ouest, à l'est et au sud14. »

Publié en 1997, ce livre de Brzezinski expose l’essentiel de la stratégie mondiale des États-Unis pour maintenir leur hégémonie mondiale. On y trouve au-delà des « déclencheurs » ou « prétextes », les causes et buts réels des différentes guerres qui ont ensanglanté le monde, de même qu’il permet d’anticiper les futurs affrontements. Retenons la date de « 2015 » qu’il indique pour comprendre que nous sommes bien éloignés d’une guerre qui s'enclenche en 2022 par l’invasion de l’Ukraine par la Russie.

C’est ainsi dans ce contexte global qu’il faut resituer les évènements de 2014 en Ukraine qui constituent le passage d’un seuil qualitatif dans la stratégie états-unienne ci-dessus décrite. Loin de constituer une simple contestation populaire d’un pouvoir national, ces événements ne peuvent pas se réduire non plus à une « révolution de velours » comme l’ont connu tant d’autres pays. Si la forme est bien celle d’une « révolution de velours », la cible dépasse de beaucoup la simple remise en cause d’un pouvoir national. Cette cible n’était en effet rien d’autre que la Russie comme en témoignent d’une part les persécutions à l’encontre des populations russophones et d’autre part les demandes immédiates d’adhésion à l’Union Européenne et à l’Otan des nouvelles autorités fascisantes issues de cette « révolution ».

B.    La contextualisation géographique

Les leçons de la contextualisation historique, à savoir l’invalidation du discours de propagande de guerre [la guerre présentée comme débutant en 2022 et la Russie comme pays agresseur], invalide à la fois la caractérisation de la guerre actuelle comme une guerre impérialiste menée par la Russie ou comme une guerre inter-impérialiste, mais également la posture du « Ni-Ni ». Cet encerclement de la Russie préalable à son éclatement que dessine la stratégie états-unienne, est-elle confirmée sur le plan de la contextualisation géographique ?

Un simple regard sur l’extension de l’OTAN à l’Est suffit pour s’en convaincre. Le site officiel de l’Otan décrit comme suit cette extension : « Depuis 1949, le nombre de pays membres de l’Alliance est passé de 12 à 30, en huit vagues d’élargissement. Le vendredi 27 mars 2020, la République de Macédoine du Nord est devenue le 30e État membre. Actuellement, cinq pays partenaires souhaitent adhérer à l’OTAN : la Bosnie-Herzégovine, la Finlande, la Géorgie, la Suède et l’Ukraine. En juillet 2022, les pourparlers d’adhésion de la Finlande et de la Suède ont été clôturés, et les Alliés ont signé les protocoles d’accession des deux pays. Ces derniers ont désormais le statut officiel de pays invités, et c’est en cette qualité qu’ils participent aux réunions de l’OTAN15. »

Bien sûr, cela ne suffit pas à encercler ce pays continent. Sur les 20 000 kilomètres de frontières russes, seules 1215 sont des frontières avec des pays membres de l’OTAN. Cependant l’extension est suffisamment importante désormais pour mettre la Russie à la portée des armes tactiques de l’OTAN sur quasiment toutes ses frontières avec l’Europe. Si on ajoute à cela les bases militaires états-uniennes et de l’OTAN, on ne peut que prendre au sérieux les accusations russes d’un projet et d’une volonté d’encerclement militaire de la Russie, dont l’Ukraine n’est que le dernier épisode. En 2022, les seuls États-Unis avaient 867 bases militaires installées dans 159 pays selon l’association « World Beyond War ». A ces bases il faut, bien sûr, ajouter celles des pays membres de l’OTAN et celles communes à tous les membres. Comparant les forces militaires russes et états-uniennes stationnées à l’étranger, David Teurtrie, chercheur associé au Centre de Recherche Europe-Eurasie décrit la situation comme suit en 2021 :

L’essentiel des forces russes déployées à l’étranger l’est dans les pays voisins de l’espace post-soviétique. La Russie dispose d'installations militaires sur le territoire de l’ensemble de ses alliés membres de l’OTSC [six pays membres]. Ses plus importantes bases sont sur le flanc sud de l’Organisation avec 5500 hommes au Tadjikistan, 3300 en Arménie et 500 au Kirghizstan. […] En Moldavie, la Russie dispose de 1500 hommes sur le territoire de la république séparatiste de Transnistrie […] Le Kremlin a également installé des bases militaires comptant 7000 hommes en Ossétie du Sud et en Abkhazie. […]. Fin 2020 la Russie a élargi sa présence militaire au Haut-Karabagh afin de mettre fin au conflit entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie. Si on ajoute le contingent russe en Syrie, qui représenterait environ 5000 hommes, le total des forces russes à l’étranger est inférieur à 25 000 hommes. Par comparaison, le contingent américain en Allemagne représente à lui seul près de 35 000 soldats, tandis qu’au total environ 200 000 soldats américains sont déployés à l’étranger16

Terminons ce regard comparatif en rappelant que la Chine ne dispose que d’une seule base militaire à l’étranger, à Djibouti depuis 2016. Il fallait rappeler ces ordres de grandeur pour montrer l’inanité d’un renvoi dos à dos des belligérants qui s’affrontent en Ukraine. Loin d’être une guerre entre la Russie et l’Ukraine, la guerre en cours oppose l’OTAN et la Russie. Loin d’avoir démarrée en 2022, cette guerre trouve ses racines dans les projets états-uniens succédant à la destruction de l’URSS et s’accélère en 2014 avec ladite « révolution de l’Euro-maïdan ». Loin d’avoir pour but la défense du peuple ukrainien, elle est un sacrifice du peuple ukrainien sur l’autel des intérêts géostratégiques étatsuniens. Loin d’être un gage de force de l’Union Européenne, elle est un outil de mise en dépendance de l’Union Européenne à l’Oncle Sam.

3.    La nature de classe des belligérants

Comme nous l’avons souligné auparavant, certaines forces politiques se réclamant du marxisme-léninisme caractérisent la guerre actuelle comme une guerre inter-impérialiste. Si cette position est moins guerrière que celle présentant la guerre actuelle comme une guerre d’agression russe, elle débouche néanmoins au mieux sur une posture du « Ni-Ni » renvoyant dos à dos les deux belligérants. Bien sûr, une telle caractérisation de la guerre suppose au préalable une caractérisation de la Russie comme étant un État impérialiste. Or cette caractérisation ne tient pas au regard de la définition léniniste de l’impérialisme.

Rappelons d’abord que Lénine ne mentionne pas la puissance militaire comme une des caractéristiques de l’impérialisme. Cela ne veut pas dire qu’il puisse y avoir un impérialisme sans puissance militaire mais que celle-ci est un moyen d’imposition de la domination impérialiste et non un facteur objectif de caractérisation. La puissance militaire est un moyen dans la lutte pour le partage du monde entre le capital financier des différents pays. Souligner l’importance de l’armée russe ne suffit donc pas à conclure qu’elle est un État impérialiste. Il en est de même avec la notion « d’agression » pour qualifier l’entrée des troupes russes en Ukraine. Sur ce point également Lénine ne mentionne pas ce facteur. Plus précisément, comme nous l’avons souligné précédemment Lénine refuse de confondre « État agresseur » et État ayant déclenché les hostilités. L’histoire contemporaine comme l’histoire passée fourmillent d’exemples d’États non impérialistes ayant commis des « agressions » ou opprimant sur leur territoire des minorités.

C’est pourquoi la réponse à la question [la Russie (ou la Chine) est-elle une puissance impérialiste ?] ne peut être apportée dans une approche marxiste-léniniste qu'en étudiant  la situation de ce pays au regard de chacun des facteurs mis en évidence par Lénine dans sa définition de ce stade suprême du capitalisme : « L’impérialisme est le capitalisme arrivé à un stade de développement où s’est affirmé la domination des monopoles et du capital financier, où l’exportation des capitaux a acquis une importance de premier plan, où le partage du monde a commencé entre les trusts internationaux et où s’est achevé le partage du globe entre les plus grands pays capitalistes17. » Regardons la situation de la Russie sous l’angle de chacun de ces facteurs.

A. La domination des monopoles et du capital financier

« Forbes Global 2000 » est un classement annuel des 2000 plus grandes sociétés dominant le marché mondial élaboré sur la base de 4 critères : le chiffre d’affaires, le bénéfice, l’actif comptable et la valeur du marché. Les cent premières entreprises se classent comme suit pour l’année 2022 : 1) États-Unis (38 entreprises] ; 2] Chine (14) ; 3] Allemagne (6) ; 4] Canada (6) ; 5] Suisse (6) ; 6] Grande-Bretagne (5) ;7] Japon (5) ; 8] France (5) ; 9] Hong Kong (3) ; 10] Russie (2) et enfin une seule entreprise pour l’Arabie Saoudite, la Corée du Sud ; l’Inde, l’Espagne, le Brésil, la Norvège, l’Australie, la Belgique, Taïwan et les Pays-Bas.

Il ne s’agit, bien sûr, que d’un premier regard qui ne permet pas de conclure à l’absence de monopolisation en Russie. Soulignons cependant que les deux entreprises russes sont toutes deux dans le secteur de la production d’hydrocarbures : la société d’État Rosneft et la société anonyme Gazprom dans laquelle l’État possède 50 % des actions.

La monopolisation de l’économie peut également s’approcher par le biais de la part de l’État dans l’économie. Or, à ce niveau, le discours global sur les « oligarques » masque la rupture de politique économique entre Boris Eltsine et Vladimir Poutine. Si la politique économique d’Eltsine peut se résumer en une politique de bradage des actifs économiques de l’État au profit d’une poignée d’oligarques, celle de Poutine marque le retour de l’État dans l’économie. Dès 2008 la COFACE [Compagnie Française pour le Commerce Extérieur] qui est une société d’assurance-crédit couvrant les risques d’insolvabilité des clients, alertait ceux-ci comme suit à propos de la Russie : « Les prises de contrôle directes ou indirectes par l’État d’un nombre croissant d’entreprises pourraient nuire à leur développement et conduire à des inefficacités de gestion18. » Le Haut fonctionnaire français Christophe-Alexandre Paillard confirme cette nouvelle place de l’État dans l’économie russe depuis 2003 :

Les années Poutine correspondent en effet à une présence plus marquée de la Russie sur la scène internationale ; Les performances macroéconomiques des huit années de cette présidence sont impressionnantes : on peut mentionner la diminution drastique de l’endettement, la chute de l’inflation (qui était de 65 % en 1999), l’augmentation du niveau de vie, une hausse de 70 % du produit intérieur brut et le passage au statut de puissance émergente au sein du groupe des BRICS. […] Depuis 2003, l’intervention de nouveau marquée de l’État dans l’économie russe a cependant pesé sur la croissance. L’État joue un rôle de régulateur, de producteur et de consommateur. C’est un peu la renaissance de la tradition soviétique symbolisée par l’affaire Ioukos. L’extension et la réappropriation de la propriété publique sont devenues générales. Ainsi le système bancaire russe est dominé par quatre banques étatiques. On peut également citer la liste établie en 2004 par décret présidentiel sur laquelle figure 1064 entreprises publiques qui ne peuvent être privatisées et des sociétés par action dans lesquelles la part de l’État ne peut être réduite19. »

L’affaire Ioukos qu’évoque la citation illustre cette rupture économique entre Eltsine et Poutine. Ioukos est le nom d’une compagnie pétrolière privée russe contrôlée par le milliardaire Mikhaïl Khodorkovski. Cette compagnie produisait à elle seule 20 % du pétrole Russe, soit 2 % de la production mondiale. Poursuivi en justice pour malversation, Khodorkovski est condamné à la prison et l’entreprise est nationalisée. Dans la foulée de Ioukos, 140 autres entreprises seront poursuivies en justice pour « privatisation suspecte » et 56 d’entre elles redeviendront propriété d’État. Outre ces re-nationalisations, une série d’autres mesures sont prises par Poutine pour assurer le contrôle de l’économie par l’État. Comme dans les autres pays capitalistes, des secteurs stratégiques sont protégés des investissements étrangers. Alors qu’ils se comptent sur les doigts d’une main en France ou aux États-Unis, ils sont au nombre de 40 dans la Fédération de Russie : la défense, la construction, l’aéronautique, le nucléaire, l’aérospatiale, la pêche, la prospection minière, certains grands médias, etc.

Ce « retour de l’État » est le trait marquant de l’économie russe depuis le second mandat de Poutine en 2004 : « Au cours des années 2000, on assiste en Russie à un retour de l’État à travers une extension de la propriété publique et la mise en place de nouveaux instruments de politique industrielle. […] . En effet, cette nouvelle période est marquée par un discours économique aux accents nationalistes légitimant l'intervention de l’État. « Nouvel étatisme », « capitalisme d’État », « Corporate State », voire « Russie SA », le constat de ce retour en force est unanimement partagé, même si les appréciations portées à son égard divergent20. »

Ces quelques données suffisent à distinguer le stade actuel du capitalisme russe de l’impérialisme classique défini par Lénine : existence de monopole mais ceux-ci appartiennent à l’État ou sont contrôlés par lui, protection des secteurs stratégiques définis beaucoup plus largement que dans les autres pays capitalistes, captation de la rente pétrolière essentiellement par l’État et non par les actionnaires, prédominance des banques nationalisées, etc. Si la Russie est indéniablement capitaliste, elle représente un phénomène spécifique, inédit, particulier, correspondant aux conditions particulières d’apparition et de développement du capitalisme : celui de la transition du socialisme au capitalisme.

B.    L’exportation du capital

La définition de Lénine est multifactorielle, c’est-à-dire qu’il ne suffit pas qu’un des facteurs soit présent pour pouvoir conclure au caractère impérialiste d’un pays. Pour ce faire, l'ensemble des critères doivent être simultanément réunis. La partie précédente, par exemple, permet de conclure que le capitalisme russe est d’une forme particulière mais ne permet pas d’en conclure qu’elle n’est pas impérialiste. L’État pourrait, en effet, jouer la fonction de gestionnaire des intérêts collectifs du capital financier russe dans un contexte d’accompagnement de la consolidation de multinationales de dimension mondiale. Il faut donc porter le regard sur les autres facteurs.

Le second facteur évoqué par Lénine est celui de l’exportation des capitaux qui distingue l’impérialisme du stade précédent du capitalisme : « Ce qui caractérisait l’ancien capitalisme, où régnait la libre concurrence, c’était l’exportation de marchandises. Ce qui caractérise le capitalisme actuel, où règne le monopole, c’est l’exportation de capitaux21. ». A ce niveau, les statistiques sont parlantes. La Russie reste globalement une économie rentière centrée sur l’exportation du pétrole et du gaz : « C'est un des très rares mea culpa du président russe : son pays n'a en rien réduit sa dépendance aux hydrocarbures. Le pétrole, qui pèse toujours 15 % du PIB, comme le gaz, et qui avec ce dernier fournit les deux tiers des recettes en devises et la moitié des revenus budgétaires, voit régulièrement son prix faire du yoyo22. »

Après le pétrole et le gaz, les métaux lourds et légers [Palladium, Titane, Platine, Aluminium, Cuivre, Cobalt, Nickel, Diamant, etc.) constituent le deuxième pôle d’exportation significatif. L’exportation du blé arrive enfin en troisième position. La structure des exportations russe est ainsi résumée comme suit par une note de la direction générale du trésor français pour l’année 2020 : pétrole et gaz pour 49.6 % des exportations, métaux et produits métalliques pour 10.4 %, pierres et métaux précieux pour 9 %, produits agro-alimentaires pour 8.8 %, etc23. A ces chiffres il faut ajouter l’exportation d'armes pour laquelle nous ne disposons pas de chiffre officiel sur leur part dans la structure des exportations. Soulignons simplement que la Russie est devenue, en 2017, le deuxième pays producteur d’armes au monde. Elle compte ainsi pour 17.35 % des exportations d’armes dans le monde en 2019, loin derrière les États-Unis qui comptent pour 39.54 %.

Si cette structure des exportations n’est pas comparable avec celle des pays dits « sous-développés » marquée par une spécialisation dans un ou deux produits non transformés ou semi-transformés, elle n’est pas non plus comparable à celle des pays impérialistes de la triade (Union Européenne, USA, Japon) spécialisés dans l’exportation de produits de hautes technologies de nombreux secteurs. La structure des importations confirme cette conclusion. La note du Trésor français la résume comme suit : transport et équipements industriels pour 47.6 %, produits pharmaceutiques et chimiques pour 18.3 %, produits agroalimentaires pour 12.8 %, produits métalliques pour 7. 9 %24. Nous sommes bien en présence d’une économie rentière extravertie considérablement éloignée de celle des États impérialistes de la Triade.

L’exportation des capitaux d’un pays peut aussi s’évaluer à partir des IDE (Investissements Directs à l’Étranger). Les IDE russes connaissent une fluctuation annuelle particulièrement forte. Ils étaient ainsi de 52 milliards de dollars en 2010, bondissent à 86 milliards à leur apogée en 2013 pour retomber à 22 milliards en 2015 et remonter à 38 milliards en 201725. A titre comparatif la CNUCED (Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement) classe comme suit les pays exportateurs de capitaux en 2015 : 1] États-Unis avec 300 milliards de dollars représentant 20.4 % de l’exportation de capital, 2] Le Japon avec 129 milliards et 8.8 %, 3] La Chine avec 128 milliards et 8.7 %, 4] les Pays-Bas avec 113 milliards et 7.7 %, 5] l’Irlande avec 102 milliards et 6.9 %, 6] l’Allemagne avec 94 milliards et 6.4 %, ….., 13] la France avec 35 milliards de dollars et 2.4 %, …., la Fédération de Russie avec 27 milliards et 1.8 %26.

Ce critère proposé par Lénine revêt dans sa définition de l’impérialisme une place importante. C’est en effet l’abondance de capital dans un pays produisant un « excédent de capitaux » explique-t-il : « Tant que le capitalisme reste le capitalisme, l'excédent de capitaux est consacré, non pas à élever le niveau de vie des masses dans un pays donné, car il en résulterait une diminution des profits pour les capitalistes, mais à augmenter ces profits par l'exportation de capitaux à l'étranger, dans les pays sous-développés. Les profits y sont habituellement élevés, car les capitaux y sont peu nombreux, le prix de la terre relativement bas, les salaires de même, les matières premières à bon marché27. »

L’histoire récente du pays permet de mettre en évidence que la Russie n’est pas confrontée à un excès de capital ne trouvant pas à se valoriser sur place à un taux de profit satisfaisant pour les actionnaires mais à un manque de capital. La décennie Eltsine a, en effet, été celle d'une véritable désindustrialisation de la Russie dans la plupart des secteurs économiques. La Russie perd ainsi 40 % de son PIB et 50 % de sa production industrielle en 1991-1998 alors que les investissements chutent de 80 %. Ce n’est ainsi qu’en 2006 que le PIB retrouve son niveau de 199128. L’introduction du capitalisme en Russie a donc signifié un déclin industriel durable et inédit dont les effets se font encore ressentir. A titre comparatif, le PIB de l’URSS a chuté de 24 % pendant la seconde guerre mondiale et la grande dépression de 1929 a fait chuter le PIB des États-Unis de 30.5 %. Depuis 2002, la reprise de la croissance économique n’est pas le fait d’un nouveau développement industriel, mais le résultat de la hausse des exportations d’hydrocarbures dans un contexte de hausse des prix mondiaux du pétrole et du gaz. Compte-tenu de la taille du marché, du faible coût de la main-d'œuvre et de l’ampleur des gisements de ressources naturelles, l'économie russe reste globalement pour le moment sous-développée.

Ces quelques données permettent de conclure au fait que l’exportation de marchandises et non celui des capitaux est le trait marquant de l’économie russe. La hausse de la consommation constatable depuis la fin de la période de bradage d’Eltsine est satisfaite par une hausse des importations et non par une nouvelle industrialisation générale. La spécialisation internationale dans quelques secteurs reste une caractéristique forte de cette économie.

C.   La lutte pour le partage du monde

Ce dernier facteur formalisé par Lénine découle des précédents qui en constituent la base matérielle et conduit aux guerres impérialistes. Pour lui, c’est en effet la lutte permanente pour l’accès d’une part aux matières-premières, d’autre part au marché, pour une troisième part à une force de travail surexploitée et donc au monopole de l’exportation des capitaux qui conduit à ces guerres. Un simple regard sur les conflits dans lesquels la Russie a été impliquée depuis la fin de l’URSS suffit à mettre en évidence qu’elle ne participe pas au partage du monde auquel se livrent les puissances impérialistes. En dépit du fait qu’elle est une puissance militaire significative, elle n’a participé à aucune des guerres de ces dernières décennies excepté en Syrie à l’appel et au secours de l’État national laïc et n’a que peu de bases militaires à l’étranger en comparaison avec les pays de l’Union Européenne et les USA.

Les interventions militaires russes à l’étranger de ces dernières décennies se sont réalisées dans les anciennes républiques soviétiques voisines. Elles ont pour soubassement, non pas l’accès à des matières-premières ou à des débouchés mais à une volonté de contrer l’avancée de l’OTAN vers ses frontières. Le major Enno Kerckhoff de l’armée canadienne pourtant favorable à l’OTAN décrit ces interventions comme suit :

Depuis la chute de l’Union soviétique, la Russie a exécuté plusieurs interventions militaires dans les anciennes républiques soviétiques voisines. L’Ouest a vu ces actions comme des mesures d’agression ; or, chaque intervention répondait au besoin de la Russie d’affirmer sa puissance à « l’étranger proche ». Les interventions en Moldova (1992), en Géorgie (1992, 1994 et 2008) et en Ukraine (2014) suivent toutes le même modèle : la Russie repère une minorité opprimée et déploie une force militaire pour contrer l’oppression, puis des troupes militaires russes demeurent en place et provoquent dans l’État concerné une instabilité suffisante pour l’empêcher de répondre aux conditions préalables établies pour adhérer à l’OTAN. Cette stratégie a permis à la Russie de faire obstacle à l’expansion de l’OTAN dans certaines régions de son étranger proche sans entrer directement en conflit avec les forces de l’OTAN29.

En dehors des interventions militaires ci-dessus citées, on ne peut relever que celles concernant la Yougoslavie en 1999, Tchétchénie en 1994 et en 1999 et en Syrie à partir de 2015. La première ne constitue en réalité qu’une intervention symbolique dont la cause est décrite comme suit par le colonel belge Erik Claessen : « avec l’annexion de la Crimée, l’ingérence dans l’Est de l’Ukraine et l’intervention militaire en Syrie, la Russie s’est imposée avec force sur l’échiquier international. Cette assertivité retrouvée est en contraste frappant avec la timidité dont la Fédération russe faisait preuve pendant la première décennie de son existence, notamment en ce qui concerne le règlement du conflit en ex-Yougoslavie. En fait, les objectifs russes pendant ce conflit étaient tellement modestes que selon Vitaly Tchourkine – l’émissaire personnel de Boris Eltsine dans les Balkans – ils se limitaient « aux efforts pour éviter l’humiliation nationale de la Russie30. » 

La seconde intervention, caractérisée par un grand nombre de victimes, n’est pas de jure une intervention extérieure puisque la Tchétchénie est une république de la Fédération de Russie. Elle comporte certes une dimension liée aux ressources naturelles du fait de l'importance stratégique de cette région convoitée par les pays occidentaux pour le transport du pétrole. Ce facteur disparaît cependant lors du second conflit armé du fait de la déviation du principal oléoduc. La sociologue Anne Le Huérou spécialiste de la Russie en décrit les causes comme suit : « La géopolitique du pétrole a pu, de fait, être un facteur aggravant des tensions régionales au début des années 90, en raison de l’importance stratégique pour la Russie du contrôle du transport des hydrocarbures et des capacités de raffinage dans la région, face aux ambitions occidentales dans le Sud-Caucase. Mais cela n’apparaît plus du tout décisif en 1999, lorsque le second conflit éclate, l’oléoduc traversant la Tchétchénie ayant été dévié au nord31. »

Enfin l’intervention de l’armée russe dans la guerre en Syrie ne peut pas non plus se réduire à une lutte pour l’accès aux matières premières ou aux marchés. Le diplomate français Eugène Berg s’attache dans un article consacré à cette guerre à énumérer les motifs de l’intervention russe comme suit : préserver ses points d’ancrage en méditerranée et en particulier les ports de Tartous et de Lattaquié et la station d’écoute de Tel Al-Hara ; soutenir son allié syrien qui s’est opposé à la construction d’un gazoduc qatari allant du golfe Persique à la Turquie via la Syrie qui pourrait diminuer la dépendance de l’Union Européenne (UE) vis-à-vis de gaz russe ; s’opposer à la volonté états-unienne de cantonner la Russie à un rôle de « puissance régionale » selon le mot d’Obama ; s’opposer à l’État islamique qui est aussi actif au Caucase (Tchétchénie, Daghestan, Ingouchie) où a été proclamé un « Émirat du Caucase » ; répondre à la demande de protection des orthodoxes syriens (10 % de la population syrienne) « dont le sort est largement lié à celui du régime » précise l’auteur. Seul ce conflit pourrait être considéré comme une intervention « impérialiste » à condition d’éliminer toutes les causes citées à l’exception de celle liée au gaz et au militaire. Abordant le facteur économique, la conclusion de l’auteur est précise : « Les intérêts économiques russes en Syrie apparaissent, en revanche, marginaux, ne représentant que 2 % des échanges commerciaux de la Russie au Moyen-Orient32. ». Il suffit de garder à l’esprit l’ampleur de l’instrumentalisation du « djihadisme » par les USA et leurs alliés dans de nombreuses situations (Afghanistan, Mali, Chine, etc.) pour comprendre que la Russie veuille éliminer ce danger en contribuant à la défaite de l’État islamique en Syrie.

Le regard comparatif avec les guerres menées par les États-Unis et/ou l’Union Européenne pendant la même période est lui aussi particulièrement éclairant : guerre du Kosovo et de Bosnie Herzégovine, guerre du Panama, opération militaire à Haïti, guerre de Somalie, Afghanistan, Irak, Libye, etc. Le simple regard, soit sur les richesses du sous-sol de ces pays, soit sur leur emplacement géostratégique pour contrôler les flux de marchandises et de matières premières, suffit à rendre ridicule le qualificatif « d’impérialiste » pour les conflits armés dans lesquels a été impliquée la Russie.

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La guerre en Ukraine n’a pas débuté en 2022. Elle trouve ses causes lointaines dans le sort assigné aux anciens États socialistes de l’Est dans le projet de destruction de l’URSS depuis 1945. Loin de prévoir pour eux l’entrée dans la « famille capitaliste », le projet poursuivi était de les assigner à un rôle de capitalisme dépendant, extraverti, croupion. Pour ce faire, il fallait que les pays, même devenus capitalistes, pouvant devenir des concurrents sérieux soient pour le mieux encerclés et fragilisés et pour le pire balkanisés. Tel était le cas de la Yougoslavie démembrée et tel est le cas de la Russie. La marche de l’OTAN vers l’Est correspond à ce projet et l’Ukraine était un seuil quantitatif et qualitatif crucial de l’encerclement. Outre ce processus, les caractéristiques de l’économie russe ne permettent pas de la caractériser comme « impérialiste » au sens léniniste du terme. La guerre en Ukraine, en dépit de la propagande de guerre incessante, doit être analysée pour ce qu’elle est : une guerre de l’OTAN contre la Russie, réactionnaire et impérialiste du côté de l’Otan et de défense nationale du côté de la Russie. Les caractérisations en termes de « guerre inter-impérialiste » et les analyses sous la forme du « Ni-Ni » sont des capitulations idéologiques face à la propagande de guerre. Elles conduisent inéluctablement soit à l’Union sacrée, soit à renvoyer les belligérants dos-à-dos, c’est-à-dire à soutenir objectivement l’agression impérialiste US Otanienne.

Le « ni-ni » et « l’union sacrée » conduisent ainsi à soutenir cette guerre par procuration de l’OTAN en Ukraine dont un des objectifs est aussi de préserver l’hégémonie de l’impérialisme US en affaiblissant l’UE, en la soumettant tout en la rendant dépendante. Il s’agit ainsi d’empêcher que l’alliance des bourgeoisies impérialistes européennes ne forgent, notamment sous direction allemande, un impérialisme pouvant disputer aux USA son hégémonie actuelle. C’est d’ailleurs ce que nous rappelions dès 1991 dans notre brochure intitulée « Le léninisme, la guerre et la paix : le cas de la guerre du golfe » en citant le sénateur US David L. Boren, président de la commission chargée des questions de renseignement : « nous avons eu des relations étranges et symbiotiques avec l'URSS (...). Le déclin de l'Union Soviétique (...) pourrait tout aussi bien entraîner le déclin des États-Unis (…). Les pays européens, le Japon et d'autres pays ont volontiers accepté la direction américaine au cours des décennies passées. Pourquoi ? Parce qu'ils avaient besoin de nous (…). Seront-ils désireux, dans ce nouveau contexte, d'accepter la direction des États-Unis comme c'était le cas il y a quelques mois ? Je ne le pense pas » (Le Monde Diplomatique, avril 1991).

Les communistes, les démocrates, les pacifistes doivent absolument se démarquer non seulement de l’Union Sacrée, mais aussi du « Ni-Ni » qui ne servent qu’à l’alignement euro-atlantiste de « notre » bourgeoisie impérialiste. Plus que jamais, voici les mots d’ordre qu'il faut mettre en avant :

- Aucune arme pour la guerre des USA et de l’OTAN en Ukraine !

- Silence des armes, paix immédiate !

- Sortons de l’OTAN !

 

1 « Résolution affirmant le soutien de l’Assemblée nationale à l’Ukraine et condamnant la guerre menée par la Fédération de Russie », Résolution N° 39, séance du 30 novembre 2022.

2 Lénine, Les principes du socialisme et la guerre de 1914-1915, œuvres complètes, tome 21, Éditions sociales, 1960, pp.310-311.

3 Staline, Des principes du Léninisme ; Conférence faites à l’université Sverdlov au début avril 1924, dans Les questions du léninisme, tome premier, Éditions sociales, Paris, 1946, p. 57.

4 Ibid, pp. 56-57.

5 Lénine, L’impérialisme et la scission du socialisme (1916), Œuvres complètes, éditions sociales, tome 23, Paris, 1960, p. 123.

6 Lénine, L’impérialisme stade suprême du capitalisme (1916), Œuvres complètes, éditions sociales, tome 22, Paris, 1960, p. 287.

7 Discours de Jean Jaurès à la chambre des députés du 7 mars 1895, dans Gilles CandarJean Jaurès 1859-1914, L’intolérable, volume 1, Éditions ouvrières, Paris, 1984, p. 101

8 Staline, Les problèmes économiques du socialisme en URSS (1952), dans « Derniers écrits 1950-1953, Lignes de démarcation, Montréal, 1980, p. 126.

9 Staline, Les problèmes économiques du socialisme en URSS (1952), dans « Derniers écrits 1950-1953, op. cit., pp. 120-121.

10 Staline, Encore une fois à propos de la déviation social-démocrate dans notre parti, Rapport présenté à la VIIe Assemblée plénière élargie du comité exécutif de l’Internationale communiste, 7 décembre 1926, Dans Staline, Œuvres choisies, Editions 8 Nentori, Tirana, 1980, p. 242.

11 Celui selon cet auteur où « le maintien de la primauté des Etats-Unis est essentiel non seulement pour le niveau de vie et la sécurité des Américains mais aussi pour l’avenir de la liberté, de la démocratie, des économies ouvertes et de l’ordre international » [p. 59]

12 Zbigniew BrzezinskiLe Grand échiquier. L’Amérique et le reste du monde, Bayard, Paris, 1997, pages : 59, 74, 126 et 160.

13 Ibid., p. 69.

14 Ibid., p. 84.

15 Cf : https://www.nato.int/

16 David TeurtrieRussie. Le retour de la puissance, Armand Colin, Paris, 2021.

17 Lénine, L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, op.cit., p. 287.

18 Coface, Guide risques pays 2008, Paris, 2008, Cherche-Midi

19 Christophe -Alexandre Paillard, Les nouvelles guerres économiques, Ophrys, Paris, 2011, p. 108

20 Cédric Durand et Maxime Petrovski, Un développementalisme russe ? Les limites de l’Etat producteur, Revue Autre Part, n° 48, 2008/4, p. 25.

21 Lénine, L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, op.cit., p. 287.

22 Yves Bourdillon et Benjamin Quenelle, La Russie dépend plus que jamais de son pétrole, Les Echos du 18 mars 2018.

23 Direction générale du Trésor, Le commerce extérieur des biens de la Russie en 2020, consultable sur le site : https://www.tresor.economie.gouv.fr/Pays/RU/commerce-exterieur

24 Ibid.

25 Direction générale du Trésor, Les investissements directs étrangers vers et depuis la Russie, janvier 2019, p. 3.

26 CNUCED, Rapport sur l’investissement dans le monde 2016, Nations Unies, Genève, 2016, p. 5.

27 Lénine, L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, op.cit., pp. 260-261.

28 Olga GaraninaL’insertion économique internationale de la Russie actuelle : une approche d’économie politique internationale, Thèse de doctorat en Sciences économiques, Université de Grenoble II, soutenue le 23 novembre 2007, p. 37.

29 Enno KerckhoffIntervention de la Russie à l’étranger proche : astuce du fin renard, Revue militaire canadienne, Vol 17, n° 4, automne 2017, p. 5.

30 Erik A. ClaessenLa pensée militaire russe : « guerre sans contact, guerre sans victoire, Revue Défense Nationale, n° 790, 2016/5, p. 103.

31 Anne Le HuérouLe conflit Tchétchéne après la mort d’Aslan MaskhadovRevue Etude, n° 4033, septembre 2005, p. 164.

32 Eugène Berg, L’intervention de la Russie dans le conflit syrien, Revue Défense Nationale, n° 802, 2017/7, pp. 30-31.    

 


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