Les deux guerres du Golfe en 1991 et 2003
ont été les dernières à susciter un mouvement d’opposition important en France
et en Occident plus généralement. Ces mouvements d’opposition n’étaient certes
pas sans limites mais ils avaient
le mérite d’exister. Une de ces limites importantes était déjà la tendance à
rejeter dos à dos les deux belligérants en adoptant une position du « Ni,
Ni » occultant les causes réelles et les buts de la guerre contre l’Irak
et son peuple. Pour justifier cette position, certains mettaient en avant
« la dictature de Saddam », d’autres « l’oppression des
Kurdes » et d’autres encore « la répression des communistes et
syndicalistes irakiens ». La position « Ni, Bush, Ni Saddam » se
reproduira au moment de la guerre du Kosovo sous la forme « Ni Milosevic,
ni l’Otan » et au moment de la guerre en Libye sous la forme du « Ni
Kadhafi, Ni Sarkozy ». Cette fois-ci, ce qui est mis en avant comme
justification est le danger d’un massacre de grande ampleur contre les insurgés.
Ces positions du « Ni, Ni »,
majoritaires au sein du mouvement de la paix, font comme si ces guerres étaient
menées pour défendre une minorité opprimée, pour faire respecter le droit
international, pour prévenir un massacre, etc. Une telle position n’était
cependant que le premier pas d’une capitulation idéologique conduisant
logiquement et progressivement au résultat actuel concernant la guerre en
Ukraine : l’absence de protestation pacifiste en France et le soutien
ouvert à la guerre, c’est-à-dire à l’union sacrée pour mener la guerre (la
guerre de l’OTAN/USA par Ukraine fascisée interposée).
Déjà
pendant la guerre du Kosovo ou de Libye, des organisations se réclamant du
communisme, du pacifisme, de l’anti-impérialisme appelaient à « armer les
insurgés ». Aujourd'hui, c'est avec une seule voix contre que l'Assemblée nationale
adopte la résolution de soutien à l’Ukraine du 30 novembre 2022 qui : « Invite
le Gouvernement, en lien avec ses partenaires européens, à poursuivre et à
renforcer les livraisons d’armes à destination de l’Ukraine, si besoin en
augmentant le montant des crédits initialement dévolus à la Facilité européenne
pour la paix1. »
Aujourd’hui également, de nombreuses organisations politiques appellent, comme
la classe dominante et l’ensemble des États impérialistes, à soutenir
militairement la guerre contre « l’agresseur russe ». Des positions
similaires se retrouvent à l’échelle internationale tenues y
compris par certains partis se revendiquant du communisme. Pour ces
derniers, la guerre en cours est une guerre impérialiste de la Russie
et par conséquent une guerre de défense nationale de l’Ukraine.
D’autres
organisations se réclamant du communisme ne sombrent pas dans cette
« Union Sacrée » mais continuent de défendre la vieille position
trotskyste du « Ni-Ni » en présentant cette guerre comme
« inter-impérialiste », réactionnaire donc pour les deux
belligérants. L’apparente radicalité de cette position masque une nouvelle
fois, par la phrase révolutionnaire, les causes et buts réels de la guerre.
Pour y voir
plus clair, le Rassemblement Communiste (RC) considère comme
indispensable :
1) de resituer cette guerre comme les autres
guerres contemporaines dans son véritable cadre, celui de l’époque de
l’impérialisme contemporain c’est-à-dire du capitalisme de monopole après la
destruction contre-révolutionnaire de l’URSS ;
2) de contextualiser cette guerre dans sa
véritable temporalité qui ne débute pas en février 2022 mais qui s’enclenche au
moment de la destruction de l’URSS et s’accélère avec la dite « révolution
Euromaïdan » de 2014 ;
3) d’analyser concrètement la nature de classe
de la Russie et de répondre de manière argumentée et sérieuse à la
question : la Russie est-elle un pays impérialiste au sens léniniste du terme
? afin d’en déduire les intérêts et enjeux de la guerre.
Sans la
prise en compte de ces trois facteurs, l’analyse de la guerre et les positions
à adopter à son égard seront pour le mieux le « Ni-Ni » et pour le
pire « l’Union sacrée », au plus grand plaisir des classes dominantes
des pays impérialistes qui bénéficient ainsi objectivement d’une
caution de partis se présentant comme « anticapitaliste »,
« anti-impérialiste » et « communiste ».
1.
La guerre, résultat
inévitable du capitalisme
A.
L’approche
matérialiste de la guerre
Un des
apports essentiels du marxisme-léninisme à l’analyse des guerres est de les
caractériser de manière matérialiste comme résultat de la base économique de la
société et du monde dans lequel elle se déclenche. De cette manière
étaient éliminées les explications idéalistes en termes de folie d’un homme, de
fatalité liée à un pseudo instinct guerrier de l’homme ou de
volonté d’un dictateur. De même cet ancrage matérialiste permet d’éviter
l’erreur principale des théories bourgeoises de la guerre consistant
à focaliser l’ensemble de l’analyse sur le moment du déclenchement
des affrontements. Cette méthode mène inévitablement au raisonnement
« Déclencheur = agresseur » et ainsi à l’abandon de la nécessité de
mener à bien une analyse concrète de chaque guerre. C’est cette erreur qui
encore une fois est au rendez-vous dans toutes les analyses actuelles
présentant la guerre comme impérialiste du côté de la Russie, comme dans
celles, centristes, du « Ni-Ni » renvoyant dos à dos l’OTAN et la
Russie. C’est la prise en compte de cette base économique qui permet de
distinguer les guerres contemporaines de celles qui ont marqué d’autres
périodes historiques de l’histoire de l’humanité, d’autres modes de production.
Distinguant
les guerres d’avant l’apparition de l’impérialisme et celle d’après son
avènement, Lénine insiste sur l’importance de distinguer les guerres
« justes » ou « défensives » des guerres injustes et
d’agression :
La grande
révolution française a inauguré une nouvelle époque dans l’histoire de l’humanité.
Depuis lors et jusqu’à la commune de Paris, de 1789 à 1871, les guerres de
libération nationale, à caractère progressif bourgeois, constituèrent l’un des
types de guerres. Autrement dit, le contenu principal et la portée historique
de ces guerres étaient le renversement de l'absolutisme et du système féodal,
leur ébranlement, l'abolition du joug étranger. C'étaient là, par conséquent,
des guerres progressives ; aussi tous les démocrates honnêtes,
révolutionnaires, de même que tous les socialistes, ont toujours souhaité, dans
les guerres de ce genre, le succès du pays (c'est-à dire de la
bourgeoisie) qui contribuait à renverser ou à saper les bastions les plus dangereux
du régime féodal, de l'absolutisme et de l'oppression exercée sur les peuples
étrangers. Ainsi, dans les guerres révolutionnaires de la France, il y avait un
élément de pillage et de conquête des terres d'autrui par les Français ; mais
cela ne change rien à la portée historique essentielle de ces guerres qui
démolissaient et ébranlaient le régime féodal et l'absolutisme de toute la
vieille Europe, de l'Europe du servage. Dans la guerre franco-allemande,
l'Allemagne a dépouillé la France, mais cela ne change rien à la signification
historique fondamentale de cette guerre, qui a affranchi des dizaines de
millions d'Allemands du morcellement féodal et de l'oppression exercée sur eux
par deux despotes, le tsar russe et Napoléon III. […] C'est seulement dans ce
sens que les socialistes reconnaissaient et continuent de reconnaître le
caractère légitime, progressiste, juste, de la “ défense de la
patrie ” ou d'une guerre “ défensive ”. Par exemple, si demain
le Maroc déclarait la guerre à la France, l'Inde à l'Angleterre, la Perse ou la
Chine à la Russie, etc., ce seraient des guerres “ justes ”,
“ défensives ”, quel que soit celui qui commence, et
tout socialiste appellerait de ses vœux la victoire des États opprimés,
dépendants, lésés dans leurs droits, sur les “ grandes ” puissances
oppressives, esclavagistes, spoliatrices2.
Ce n’est
donc ni « celui qui commence » [le surlignage dans la citation de
Lénine est de notre fait], ni l’existence d’une dimension de pillage, ni la
classe sociale dominante des belligérants, ni l’ampleur de la violence qui
détermine le caractère d’une guerre. Celui-ci dépend de la période historique
(époque pré-impérialiste ou époque impérialiste), de l’état du rapport de
forces mondial, des évolutions de celui-ci, de l’émergence et du développement
de nouvelles puissances, des difficultés rencontrées par les puissances
dominantes pour maintenir leur hégémonie, etc. C’est dire l’erreur immense que
constitue la perception de la guerre en Ukraine comme étant un affrontement
entre celle-ci et la Russie. Bien que pour l’instant localisée, cette guerre
est de fait une guerre entre l’OTAN et le reste du monde. C’est dire l’erreur
tout autant importante consistant à désigner la Russie comme
« agresseur » du fait que c’est elle qui a déclenché une
« opération spéciale » selon l’expression de Vladimir Poutine. C’est
dire aussi l’erreur toute aussi grave consistant à présenter la demande des
populations du Donbass d’être rattachées à la Fédération de Russie comme étant
la preuve que nous sommes en présence d’une guerre d’annexion. C’est dire enfin
l’inanité de la position consistant à présenter la guerre actuelle comme étant
impérialiste pour la simple raison que le capitalisme est le système dominant
en Russie. Ces erreurs conduisant au mieux au « Ni-Ni » et au pire à
« l’Union sacrée » sont le résultat à la fois de l’abandon des
principes clefs de l’analyse marxiste-léniniste des guerres et de la porosité à
l’idéologie dominante et à la propagande de guerre. C'est aussi le
résultat du privilège accordé au superficiel au détriment de l’analytique, et
enfin de l’abandon de l’effort de faire une analyse concrète de chaque
guerre nécessitant un effort en termes de travail de
réflexion, contrairement aux formules dogmatiques que l'on peut
recycler à l’infini.
Lénine fait
lui-même, dans la citation ci-dessus mentionnée, le lien entre cette analyse
des guerres pré-impérialistes et certaines guerres de l’époque impérialiste.
C’est pourquoi le marxisme-léninisme a toujours distingué les « guerres
justes » et les « guerres injustes » et soutenu le droit des
peuples opprimés à mener des « guerres justes » contre leurs
oppresseurs. Non seulement ces guerres sont justes, complète Staline,
indépendamment de celui qui déclenche les hostilités mais aussi indépendamment
de la classe qui dirige cette « guerre juste » : « La lutte
de l’émir afghan pour l’indépendance de l’Afghanistan est objectivement une
lutte révolutionnaire, malgré le tour monarchiste des conceptions de l’émir et
de ses partisans car elle affaiblit, désagrège et sape l’impérialisme3 ». Dans
le même texte, Staline rappelle la position de Lénine à propos du soutien ou
non aux mouvements nationaux au regard des effets sur les rapports de force
mondiaux :
« Cela [le soutien
actif aux mouvements de libération nationale] ne signifie évidemment pas que
le prolétariat doive soutenir tout mouvement national, toujours et partout,
dans chaque cas particulier et concret. Il s’agit d’appuyer ceux des mouvements
nationaux qui tendent à affaiblir, à renverser l’impérialisme, et non à le
maintenir et à le consolider. Il est des cas où les mouvements
nationaux de certains pays opprimés entrent en conflit avec les intérêts du
mouvement prolétarien. Il va de soi que dans ces cas-là, on ne saurait parler
de soutien. La question du droit des nations n’est pas un problème isolé et se
suffisant à lui-même ; c’est une partie de la question générale de la
révolution prolétarienne, subordonnée à l’ensemble et demandant à être examiné
du point de vue de l’ensemble. […] Lénine a raison, lorsqu’il dit que le
mouvement national des pays opprimés doit être apprécié, non du point de vue de
la démocratie formelle, mais de celui de ses résultats effectifs dans la
balance générale de la lutte contre l’impérialisme : c’est-à-dire
« non isolément, mais à l’échelle mondiale4 ».
Lénine et
Staline évoquent ici la position à adopter envers des « mouvements
nationaux de pays opprimés ». Le raisonnement est à fortiori pertinent
dans les situations comme l’Ukraine, où il n’y a même pas de pays opprimé par
un pays impérialiste. La caractérisation de la guerre en Ukraine doit en
conséquence prendre en compte ses résultats possibles « dans la balance
générale de la lutte contre l’impérialisme ». Autrement dit, toutes les
phrases révolutionnaires sur la guerre impérialiste des deux côtés ne peuvent
pas nous faire faire l’économie des questions concrètes que posent Lénine et
Staline : quel serait le « résultat effectif dans la balance générale
de la lutte contre l’impérialisme à l’échelle mondiale » d’une
victoire de l’OTAN ? de la Russie ?
Tels sont
les principes fondamentaux marxistes-léninistes à propos des guerres en
général. Ceux-ci se complètent des apports de Lénine sur les guerres à l’époque
de l’impérialisme, c’est-à-dire du capitalisme de monopole.
B.
L’analyse marxiste-léniniste de l’impérialisme et de ses guerres
Commençons
par rappeler la définition léniniste de l’impérialisme tant sont répandus
aujourd’hui les confusions concernant ce concept. Lénine emprunte le mot « impérialisme »
à Marx, bien que celui-ci ne pouvait pas le définir précisément compte-tenu du
niveau de développement des forces productives du capitalisme à son époque.
Marx utilise d’ailleurs ce terme à propos des préparatifs de guerre. Dénonçant
la maxime bourgeoise « Pour obtenir la paix, on doit préparer la
guerre », Marx expliquait : « De tous les dogmes des
politiques fanatiques de notre temps, aucun n’a causé autant de dommage que
celui qui dit « Pour obtenir la paix on doit préparer la guerre ». Cette
grande vérité dont la caractéristique est qu’il contient un grand mensonge, le
cri de guerre qui a appelé toute l’Europe à s’armer et à générer un tel
fanatisme belligérant que chaque nouveau traité de paix est comme une nouvelle
déclaration de guerre et est avidement exploité. […] L’une de ces guerres de
civilisation commence dont la barbarie frivole appartient au meilleur temps des
voleurs de grands chemins et que leurs perfidies astucieuses appartiennent
exclusivement à la période la plus moderne de la bourgeoisie
impérialiste. »
Si Marx et
Engels pouvaient pressentir et anticiper le devenir du capitalisme, ils ne
pouvaient pas analyser précisément le nouveau stade que constituera
l’impérialisme. « Ni Marx, ni Engels n'ont vécu jusqu'à l'époque impérialiste
du capitalisme mondial, dont le début ne remonte pas au-delà de 1898-19005 » explique
Lénine. Un des apports inestimables de Lénine est d’avoir mené à
bien ce travail dans son œuvre « L’impérialisme stade suprême du
capitalisme ». Dans ce livre d’une actualité brûlante, Lénine s’attache à
distinguer « l’impérialisme moderne » des autres situations du passé
nommées trop rapidement « impérialisme ». L’impérialisme pour Lénine
ne saurait se réduire à la pratique de l’annexion. Cette dernière existe certes
mais comme conséquence d’une base économique : « Le monopole est
le passage du capitalisme à un régime supérieur. Si l’on devait définir
l’impérialisme aussi brièvement que possible, il faudrait dire qu’il est le
stade monopoliste du capitalisme. Cette définition embrasserait l’essentiel,
car, d’une part le capital financier est le résultat de la fusion du capital de
quelques grandes banques monopolistes avec le capital de groupements
monopolistes industriels; et, d’autre part, le partage du monde est la
transition de la politique coloniale, s’étendant sans obstacle aux régions que
ne s’est encore appropriée aucune puissance capitaliste, à la politique
coloniale de la possession monopolisée de territoire d’un globe entièrement
partagé6. »
C’est en
lien avec ce processus que se situe l’analyse léniniste des guerres de l’époque
de l’impérialisme. Poussé par les besoins de valorisation du capital financier
à l’exportation de capitaux dans un monde déjà partagé, chaque puissance
impérialiste se heurte aux autres. Il en découle que la guerre est inévitable
sous le capitalisme. La guerre est inhérente au capitalisme non pas en raison
de la « férocité » de certains mais en raison du fait que le
capitalisme est un système reposant sur le profit, l’exportation de capitaux et
le besoin permanent de s’étendre, ce qui ne peut se réaliser qu’au détriment
des concurrents. L’impérialisme, c’est donc la guerre inévitable comme l’a
admirablement résumé Jean Jaurès : « Le capitalisme porte en lui
la guerre, comme la nuée porte l’orage7. ». Les
dangers de guerre ne cesseront définitivement qu’avec l’abolition du
capitalisme. Cela ne veut pas dire que la « lutte pour la paix »
devient inutile explique Staline : « Le plus probable, c’est que
le mouvement actuel en faveur de la paix en tant que mouvement pour le maintien
de la paix contribuera en cas de succès à conjurer une guerre
donnée, à l’ajourner temporairement, à
maintenir momentanément une paix donnée … Cela
est bien naturellement… mais cela ne suffit cependant pas pour supprimer
l’inévitabilité des guerres en général entre pays capitalistes. Cela ne suffit
pas car malgré tous ces succès du mouvement de la paix,
l’impérialisme demeure debout, reste en vigueur […] Pour supprimer
l’inévitabilité des guerres, il faut détruire l’impérialisme8. »
[Le surlignement est de J. Staline].
L’abandon
de cette position sur l’inévitabilité des guerres sous l’impérialisme a
contribué fortement au désarmement idéologique en découplant lutte pour la paix
et anti-impérialisme. Ce n’est pas un hasard si parmi les promoteurs de cet
abandon se trouvent Khrouchtchev et Gorbatchev, cheval de Troie de
l’impérialisme occidental en URSS. Il fallait rappeler ce que signifie
l’impérialisme scientifiquement et son lien avec les guerres contemporaines
pour mettre en évidence les énormes confusions qui accompagnent les analyses
sur la guerre en Ukraine, que ce soit en termes de « la Russie pays
agresseur parce qu’ayant déclenché l’opération spéciale », « La
Russie impérialiste parce qu’y domine le capitalisme » ou encore « la
guerre d’Ukraine comme guerre entre deux impérialismes ».
Rappelons
d’ailleurs qu’en son temps, la guerre de Finlande menée par l’Union Soviétique
pour stopper le nazisme en 1939 fut taxée par plusieurs mouvements trotskystes
: « d’impérialiste ». Eux aussi utilisaient volontiers la phrase
révolutionnaire pour justifier soit leur « ni-ni », soit leur soutien
objectif à Hitler. Il en est de même de la trahison de la Tchécoslovaquie
à Munich par les bourgeoisies anglo-franco-polonaise,
qui a conduit à l’invasion nazie de la Pologne et au pacte de non-agression qui
a permis la récupération par l’URSS des territoires perdus lors de la
« paix de Brest-Litovsk».
2.
Contextualiser la
guerre d’Ukraine
La
décontextualisation historique et géographique d’une situation donnée est
toujours une opération idéologique accompagnant la justification des guerres
impérialistes. Sans ces contextualisations, les causes réelles et les buts des
guerres deviennent en effet incompréhensibles.
A.
La
contextualisation historique
Contextualiser
historiquement la guerre en Ukraine suppose de prendre la mesure de l’ampleur
des mutations dans le rapport de forces mondial du fait de la destruction de
l’URSS. Ce changement contemporain du rapport de forces mondial est à la
hauteur, mais en sens inverse, de celui qui avait marqué la fin de la seconde
guerre mondiale. Ce dernier a produit le contexte qui conduira à la
décolonisation et à l’amélioration des conditions d’existence dans les pays
capitalistes dominants. Principale actrice avec les différentes résistances communistes
nationales de la lutte antinazie, l’URSS en sortait renforcée et le camp de
l’impérialisme affaibli. Résumant la signification concrète de cette victoire,
suivie quatre ans après par le triomphe de la révolution chinoise, Staline
résume comme suit cette mutation radicale du rapport de forces mondial :
La guerre n’a pas
répondu à leurs espoirs [de la France, de la Grande-Bretagne et des
États-Unis]. Il est vrai que l’Allemagne et le Japon ont été mis hors de
combat en tant que concurrents des trois principaux pays capitalistes :
États-Unis, Grande-Bretagne, France. Mais on a vu d’autre part se détacher du
système capitaliste la Chine et les autres pays de démocratie populaire, ceux
d’Europe, pour former avec l’Union soviétique un seul et puissant camp
socialiste, opposé au camp du capitalisme. Le résultat économique de
l’existence des deux camps opposés fut que le marché unique, universel s’est
désagrégé, si bien que nous avons maintenant deux marchés mondiaux parallèles
qui eux aussi s’opposent l’un à l’autre. […] Mais il s’ensuit que la sphère
d’application des forces des principaux pays capitalistes (États-Unis,
Grande-Bretagne, France) aux ressources mondiales, ne s’étendra pas mais diminuera
; que les conditions quant aux débouchés mondiaux, s’aggraveront pour ces pays,
et que la sous-production des entreprises s’y accusera. C’est en cela
précisément que consiste l’aggravation de la crise générale du système
capitaliste mondial à la suite de la désagrégation du marché mondial9.
Staline
écrit cette analyse en 1952 alors que se déroule déjà la guerre de libération
d’Indochine/Vietnam. Deux ans plus tard éclate la guerre de libération
nationale algérienne suivie de celle du Cameroun et ensuite de celles des
colonies portugaises et du Zimbabwe, d’Afrique du Sud, et de Namibie,
elles-mêmes reflets du mouvement de libération nationale sur l’ensemble du
continent africain. Après l’Asie, c’est au tour des pays africains de secouer
le joug de la colonisation. Le nouveau rapport de forces mondial a, de fait,
été un facteur d’accélération des luttes pour la libération nationale.
La
disparition de l’URSS marquera un changement aussi important mais inversé de ce
rapport de forces. Cela était prévisible et prévu. Staline alertait déjà comme
suit en 1926 c’est-à-dire à un moment où l’URSS était encore le seul pays
socialiste au monde : « Qu’adviendrait-il si le capital
réussissait à écraser la République des Soviets ? Il y aurait une époque
de réaction la plus noire dans tous les pays capitalistes et coloniaux; la
classe ouvrière et les peuples opprimés seraient étranglés; les positions du
communisme international, liquidées10 ». La
guerre en Ukraine d’aujourd’hui est un résultat de cette disparition, de même
que l’ont été les guerres de Yougoslavie, d’Afghanistan, d’Irak, de Libye, de
Syrie, et celle en cours dans le Sahel, etc. La disparition de l’URSS
signifia la fin du contrepoids essentiel à la logique de prédation du capital
financier. Cette logique de prédation a signifié pour les pays d’Afrique et
d’Amérique du Sud une hausse encore plus forte qu’auparavant de
l’extraversion de leurs économies se traduisant par une paupérisation
massifiée. Elle a signifié pour les anciens pays socialistes une entrée dans le
système capitaliste se traduisant par une baisse de l’espérance de vie, une
hausse du chômage, une destruction des services publics, etc. Elle a
signifié l’offensive dévastatrice sur les conquêtes sociales obtenues par les
travailleurs dans nos pays impérialistes.
L’élargissement
du marché capitaliste aux anciens pays socialistes se réalise cependant sous le
signe de la dépendance. Ce n’est pas le capitalisme qui s’installe dans ces
pays mais un capitalisme dépendant. L’extension du capitalisme
aux ex-pays du camp socialiste d’Europe en a fait des débouchés pour
l’impérialisme en termes de marchés d’exportation et de délocalisations des
entreprises à faibles compositions organiques du capital. Comme pour la
colonisation du XIXe siècle, le capitalisme qui s’installe dans ces pays est un
capitalisme dépendant des centres impérialistes, centré sur l’exportation de
matières premières ou d’énergie en faveur des économies des centres
impérialistes ou servant « d’ateliers » à leurs multinationales, basé
sur une extraversion économique et une spécialisation dictée uniquement par le
marché mondial. La prédiction de Staline est objectivement vérifiée. La fin de
l’URSS a signifié l’entrée dans « une époque de réaction la plus
noire » avec une « classe ouvrière et des peuples opprimés
étranglés ».
En dépit de
la disparition de l’URSS, des obstacles subsistaient néanmoins à cette
internationalisation sans entrave du capital financier et de sa logique de
colonisation économique. Ceux-ci étaient de trois types. Le premier est
constitué des rescapés du camp socialiste et donne naissance à une
stratégie visant à les intégrer complètement à l’économie capitaliste
dominante. Chacun de ces États est une situation spécifique basée sur un
rapport particulier de forces interne et externe. Chacun a été contraint par le
rapport de force mondial à des concessions au système capitaliste mondial
[variables selon chacune des situations nationales]. Toutes les analyses
réduisant cette diversité à une situation unique, de surcroît en taxant
celle-ci de « capitaliste » avec pour seul argument les concessions
imposées par le rapport des forces mondiales, contribuent objectivement malgré
l’utilisation fréquente de la phrase révolutionnaire, à cette opération
impérialiste d’en finir avec toute trace du camp socialiste qui a tant fait
peur à l’impérialisme au vingtième siècle. Trop souvent dans le mouvement se
proclamant communiste, l’effort pour mener à bien des « analyses
concrètes » de chacune des « situations concrètes » est
abandonné au profit d’une logique de catégorisation monotone : Le Vietnam
capitaliste, la Chine impérialiste, la Corée monarchiste, etc.
Si
l’ensemble des rescapés du camp socialiste est concerné, trois cibles
principales ressortent nettement avec pour chacune des raisons spécifiques. La Chine
en raison de ses résultats économiques, de son entrée nationalement maîtrisée
par l’État Populaire et communiste dans la mondialisation
capitaliste, du développement planifié de son marché
intérieur, de sa stratégie commerciale et de l’exemple qu’elle donne
ainsi aux autres peuples. La Corée en raison de sa stratégie de défense et de
son refus du monopole impérialiste de l’arme nucléaire. Cuba en raison de son
impact sur l’ensemble de l’Amérique du sud et au-delà sur l’ensemble
des pays du Sud dominés par l’impérialisme. Pour ces trois pays l’objectif
n’est ni plus ni moins que la destruction par explosion ou implosion :
révolution de velours, tensions guerrières, sanctions,
blocus, tentative d’asphyxie économique, encerclement militaire géostratégique,
etc.
Le second
obstacle à l’universalisation de la domination du capital financier est
constitué d’un certain nombre d’États disposant d’une base territoriale
suffisante, d’un marché interne potentiellement significatif, d’un
héritage industriel, technologique, scientifique et
culturel nationaliste et/ou socialiste, etc., pouvant servir de base
matérielle à une sortie de la dépendance économique, que celle-ci soit à
l’initiative de futurs pouvoirs populaires ou à l’initiative des
classes bourgeoises dominantes nationales. Anticiper ces dangers de
rupture avec l’ordre dominant se concrétise pour les impérialismes dominants la
planète par une stratégie de balkanisation de ces pays. Les guerres de
« faible et moyenne intensité », les ingérences cherchant à provoquer
des conflits internes entre les nationalités au sein d’un pays, de même
que l’instrumentalisation dudit « djihadisme » sont les outils
essentiels de cette balkanisation poursuivie pas à pas de la Libye au Congo, de
la Yougoslavie à l’Irak, de la Russie avec les Ukrainiens, les
Géorgiens, de la Chine avec le Tibet, les Ouïghours, etc.
Le
troisième obstacle enfin est la Russie qui, bien qu’indéniablement capitaliste,
continue d’être marquée par de nombreux héritages socialistes tant dans le
domaine de l’infrastructure que dans celui de la superstructure. On ne supprime
pas 75 ans de « socialisme », d’expérience populaire d’une autre
société et d’une autre logique économique d’un tour de main. Bien sûr, le
socialisme en URSS était déjà largement entamé par les réformes révisionnistes
depuis Khrouchtchev, mais dans de nombreux domaines les conquis socialistes
étaient encore prégnants. On ne peut éviter du côté du peuple ayant vécu le
socialisme la comparaison entre « l’avant » et le
« présent ». Les États impérialistes et leurs intellectuels
organiques ne se trompent pas sur l’évaluation du danger que constitue cet
héritage socialiste pour leur domination. C’est pourquoi, malgré les promesses
faites à Gorbatchev d’une non-extension de l’OTAN à l’Est, en dépit de la
soumission la plus complète possible d’un Eltsine au capitalisme le plus
débridé, le plus sauvage, nonobstant la demande de Poutine d’adhésion
à l’Otan en 2000, etc., la stratégie de balkanisation de la Russie n’a jamais
cessé depuis quatre décennies. C’est à ce niveau qu’intervient la stratégie
d’encerclement militaire de la Russie dont la question ukrainienne marque le
passage d’un seuil qualitatif. Cet enjeu ukrainien est présenté comme suit par
un des principaux stratèges de l’impérialisme états-unien Zbigniew Brzezinski :
Dans ce contexte11, la façon
dont les États-Unis « gèrent » l’Eurasie est d’une importance
cruciale. Le plus grand continent à la surface du globe en est aussi l’axe
géopolitique. Toute puissance qui le contrôle, contrôle par là même deux des
trois régions les plus développées et les plus productives. Un simple regard
sur la carte suffit pour comprendre comment la mainmise sur l’Eurasie offre
presque automatiquement une tutelle facile sur l’Afrique […]
L’indépendance de l’Ukraine modifie la nature même de l’État russe. De ce seul
fait, cette nouvelle case importante sur l’échiquier eurasien devient un pivot
géopolitique. […] L’indépendance de l’Ukraine a privé la Russie de sa position
dominante sur la mer Noire, alors qu’Odessa servait traditionnellement de point
de passage pour tous les échanges commerciaux russes avec le monde
méditerranéen. […] L’Ukraine constitue cependant l’enjeu essentiel. Le
processus d’expansion de l’Union Européenne et de l’OTAN est en cours. […]
L’Ouest pourrait dès à présent annoncer que la décennie 2005-2015 devrait
permettre d’impulser ce processus. Ainsi les Ukrainiens auraient la certitude
que l’extension de l’Europe ne s’arrêtera pas à la frontière ukraino-polonaise12.
A ces considérations
spécifiques à l’Ukraine, ce stratège quasi-officiel de la Maison Blanche en
ajoute deux autres indispensables, selon lui, au maintien de l’hégémonie
états-unienne : arrimer l’Europe aux États-Unis et prévenir l’émergence
d’une alliance anti-hégémonique. Concernant l'Europe, il s'inquiète de ses
velléités d’indépendance : « A ce stade, contentons-nous
d'affirmer que, à l'extrémité occidentale de l'Eurasie, les acteurs
géostratégiques clés sont la France et l’Allemagne. Tous deux sont mus par une
vision de l'Europe unie, même s’ils divergent sur l'appréciation des liens que
cette nouvelle entité devrait maintenir avec les États-Unis. Ils s'efforcent,
en d'autres termes, de modifier le statu quo13. ».
Concernant
l’alliance anti-hégémonique, il décrit comme suit la situation : «
Un scénario présenterait un grand danger potentiel : la naissance d’une grande
coalition entre la Chine, la Russie et peut-être l'Iran, coalition «
anti-hégémonique » unie moins par des affinités idéologiques que par des
rancunes complémentaires. Similaire par son envergure et sa portée au bloc
sino-soviétique, elle serait cette fois dirigée par la Chine. Afin d'éviter
cette éventualité, aujourd'hui peu probable, les États-Unis devront déployer
toute leur habileté géostratégique sur une bonne partie du périmètre de
l'Eurasie, et au moins, à l'ouest, à l'est et au sud14. »
Publié en
1997, ce livre de Brzezinski expose l’essentiel de la
stratégie mondiale des États-Unis pour maintenir leur hégémonie mondiale. On y
trouve au-delà des « déclencheurs » ou « prétextes », les
causes et buts réels des différentes guerres qui ont ensanglanté le monde, de
même qu’il permet d’anticiper les futurs affrontements. Retenons la date
de « 2015 » qu’il indique pour comprendre que nous sommes bien
éloignés d’une guerre qui s'enclenche en 2022 par l’invasion de l’Ukraine par
la Russie.
C’est ainsi dans
ce contexte global qu’il faut resituer les évènements de 2014 en Ukraine qui
constituent le passage d’un seuil qualitatif dans la stratégie états-unienne
ci-dessus décrite. Loin de constituer une simple contestation populaire d’un
pouvoir national, ces événements ne peuvent pas se réduire non plus à une
« révolution de velours » comme l’ont connu tant d’autres pays. Si la
forme est bien celle d’une « révolution de velours », la cible
dépasse de beaucoup la simple remise en cause d’un pouvoir national. Cette
cible n’était en effet rien d’autre que la Russie comme en témoignent d’une
part les persécutions à l’encontre des populations russophones et d’autre part
les demandes immédiates d’adhésion à l’Union Européenne et à l’Otan des
nouvelles autorités fascisantes issues de cette
« révolution ».
B.
La
contextualisation géographique
Les
leçons de la contextualisation historique, à savoir l’invalidation du discours
de propagande de guerre [la guerre présentée comme débutant en 2022 et la
Russie comme pays agresseur], invalide à la fois la
caractérisation de la guerre actuelle comme une guerre
impérialiste menée par la Russie ou comme une guerre
inter-impérialiste, mais également la posture du « Ni-Ni ». Cet
encerclement de la Russie préalable à son éclatement que dessine la stratégie
états-unienne, est-elle confirmée sur le plan de la contextualisation géographique
?
Un
simple regard sur l’extension de l’OTAN à l’Est suffit pour s’en convaincre. Le
site officiel de l’Otan décrit comme suit cette extension : « Depuis
1949, le nombre de pays membres de l’Alliance est passé de 12 à 30, en huit
vagues d’élargissement. Le vendredi 27 mars 2020, la République de Macédoine du
Nord est devenue le 30e État membre. Actuellement, cinq pays partenaires
souhaitent adhérer à l’OTAN : la Bosnie-Herzégovine, la Finlande, la Géorgie,
la Suède et l’Ukraine. En juillet 2022, les pourparlers d’adhésion de la
Finlande et de la Suède ont été clôturés, et les Alliés ont signé les
protocoles d’accession des deux pays. Ces derniers ont désormais le statut
officiel de pays invités, et c’est en cette qualité qu’ils participent aux
réunions de l’OTAN15. »
Bien
sûr, cela ne suffit pas à encercler ce pays continent. Sur les 20 000
kilomètres de frontières russes, seules 1215 sont des frontières avec des pays
membres de l’OTAN. Cependant l’extension est suffisamment importante désormais
pour mettre la Russie à la portée des armes tactiques de l’OTAN sur
quasiment toutes ses frontières avec l’Europe. Si on ajoute à cela les bases
militaires états-uniennes et de l’OTAN, on ne peut que prendre au sérieux les
accusations russes d’un projet et d’une volonté d’encerclement militaire de la
Russie, dont l’Ukraine n’est que le dernier épisode. En 2022, les seuls
États-Unis avaient 867 bases militaires installées dans 159 pays selon
l’association « World Beyond War ». A ces
bases il faut, bien sûr, ajouter celles des pays membres de l’OTAN et celles
communes à tous les membres. Comparant les forces militaires russes et
états-uniennes stationnées à l’étranger, David Teurtrie,
chercheur associé au Centre de Recherche Europe-Eurasie décrit la situation
comme suit en 2021 :
L’essentiel des forces russes déployées à l’étranger
l’est dans les pays voisins de l’espace post-soviétique. La Russie dispose
d'installations militaires sur le territoire de l’ensemble de ses alliés
membres de l’OTSC [six pays membres]. Ses plus importantes bases sont sur le
flanc sud de l’Organisation avec 5500 hommes au Tadjikistan, 3300 en Arménie et
500 au Kirghizstan. […] En Moldavie, la Russie dispose de 1500 hommes sur le
territoire de la république séparatiste de Transnistrie […] Le Kremlin a
également installé des bases militaires comptant 7000 hommes en Ossétie du Sud
et en Abkhazie. […]. Fin 2020 la Russie a élargi sa présence militaire au
Haut-Karabagh afin de mettre fin au conflit entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie.
Si on ajoute le contingent russe en Syrie, qui représenterait environ 5000
hommes, le total des forces russes à l’étranger est inférieur à 25 000
hommes. Par comparaison, le contingent américain en Allemagne représente à lui
seul près de 35 000 soldats, tandis qu’au total environ 200 000
soldats américains sont déployés à l’étranger16.
Terminons ce regard
comparatif en rappelant que la Chine ne dispose que d’une seule base militaire
à l’étranger, à Djibouti depuis 2016. Il fallait rappeler ces ordres de
grandeur pour montrer l’inanité d’un renvoi dos à dos des belligérants qui
s’affrontent en Ukraine. Loin d’être une guerre entre la Russie et l’Ukraine,
la guerre en cours oppose l’OTAN et la Russie. Loin d’avoir démarrée en 2022,
cette guerre trouve ses racines dans les projets états-uniens succédant à la
destruction de l’URSS et s’accélère en 2014 avec ladite « révolution de
l’Euro-maïdan ». Loin d’avoir pour but la défense du peuple ukrainien,
elle est un sacrifice du peuple ukrainien sur l’autel des intérêts géostratégiques
étatsuniens. Loin d’être un gage de force de l’Union Européenne, elle est un
outil de mise en dépendance de l’Union Européenne à l’Oncle Sam.
3.
La nature de classe
des belligérants
Comme nous l’avons
souligné auparavant, certaines forces politiques se réclamant du
marxisme-léninisme caractérisent la guerre actuelle comme une guerre
inter-impérialiste. Si cette position est moins guerrière que celle
présentant la guerre actuelle comme une guerre d’agression russe, elle débouche
néanmoins au mieux sur une posture du « Ni-Ni » renvoyant dos à dos
les deux belligérants. Bien sûr, une telle caractérisation de la guerre suppose
au préalable une caractérisation de la Russie comme étant un État impérialiste.
Or cette caractérisation ne tient pas au regard de la définition léniniste de
l’impérialisme.
Rappelons d’abord
que Lénine ne mentionne pas la puissance militaire comme une des
caractéristiques de l’impérialisme. Cela ne veut pas dire qu’il puisse y avoir
un impérialisme sans puissance militaire mais que celle-ci est un moyen
d’imposition de la domination impérialiste et non un facteur objectif de
caractérisation. La puissance militaire est un moyen dans la lutte pour le
partage du monde entre le capital financier des différents pays. Souligner
l’importance de l’armée russe ne suffit donc pas à conclure qu’elle est un État
impérialiste. Il en est de même avec la notion « d’agression » pour
qualifier l’entrée des troupes russes en Ukraine. Sur ce point également Lénine
ne mentionne pas ce facteur. Plus précisément, comme nous l’avons souligné
précédemment Lénine refuse de confondre « État agresseur » et État
ayant déclenché les hostilités. L’histoire contemporaine comme l’histoire
passée fourmillent d’exemples d’États non impérialistes ayant commis des
« agressions » ou opprimant sur leur territoire des minorités.
C’est pourquoi la
réponse à la question [la Russie (ou la Chine) est-elle une puissance
impérialiste ?] ne peut être apportée dans une approche
marxiste-léniniste qu'en étudiant la situation de ce
pays au regard de chacun des facteurs mis en évidence par Lénine dans
sa définition de ce stade suprême du capitalisme : « L’impérialisme
est le capitalisme arrivé à un stade de développement où s’est affirmé la
domination des monopoles et du capital financier, où l’exportation des capitaux
a acquis une importance de premier plan, où le partage du monde a commencé
entre les trusts internationaux et où s’est achevé le partage du globe entre
les plus grands pays capitalistes17. »
Regardons la situation de la Russie sous l’angle de chacun de ces facteurs.
A. La domination
des monopoles et du capital financier
« Forbes
Global 2000 » est un classement annuel des 2000 plus grandes sociétés
dominant le marché mondial élaboré sur la base de 4 critères : le chiffre
d’affaires, le bénéfice, l’actif comptable et la valeur du marché. Les cent
premières entreprises se classent comme suit pour l’année 2022 : 1)
États-Unis (38 entreprises] ; 2] Chine (14) ; 3] Allemagne (6) ;
4] Canada (6) ; 5] Suisse (6) ; 6] Grande-Bretagne (5) ;7] Japon
(5) ; 8] France (5) ; 9] Hong Kong (3) ; 10] Russie (2) et enfin
une seule entreprise pour l’Arabie Saoudite, la Corée du Sud ; l’Inde,
l’Espagne, le Brésil, la Norvège, l’Australie, la Belgique, Taïwan et les
Pays-Bas.
Il ne
s’agit, bien sûr, que d’un premier regard qui ne permet pas de conclure à
l’absence de monopolisation en Russie. Soulignons cependant que les
deux entreprises russes sont toutes deux dans le secteur de la production
d’hydrocarbures : la société d’État Rosneft et
la société anonyme Gazprom dans laquelle l’État possède 50 % des actions.
La
monopolisation de l’économie peut également s’approcher par le biais de la part
de l’État dans l’économie. Or, à ce niveau, le discours global sur les
« oligarques » masque la rupture de politique économique entre Boris
Eltsine et Vladimir Poutine. Si la politique économique d’Eltsine peut se
résumer en une politique de bradage des actifs économiques de l’État au profit
d’une poignée d’oligarques, celle de Poutine marque le retour de l’État dans
l’économie. Dès 2008 la COFACE [Compagnie Française pour le Commerce Extérieur]
qui est une société d’assurance-crédit couvrant les risques d’insolvabilité des
clients, alertait ceux-ci comme suit à propos de la Russie : « Les
prises de contrôle directes ou indirectes par l’État d’un nombre croissant
d’entreprises pourraient nuire à leur développement et conduire à des
inefficacités de gestion18. » Le
Haut fonctionnaire français Christophe-Alexandre Paillard confirme cette
nouvelle place de l’État dans l’économie russe depuis 2003 :
Les années Poutine
correspondent en effet à une présence plus marquée de la Russie sur la scène internationale
; Les performances macroéconomiques des huit années de cette présidence sont
impressionnantes : on peut mentionner la diminution drastique de
l’endettement, la chute de l’inflation (qui était de 65 % en 1999),
l’augmentation du niveau de vie, une hausse de 70 % du produit intérieur brut
et le passage au statut de puissance émergente au sein du groupe des BRICS. […]
Depuis 2003, l’intervention de nouveau marquée de l’État dans l’économie russe
a cependant pesé sur la croissance. L’État joue un rôle de régulateur, de
producteur et de consommateur. C’est un peu la renaissance de la tradition
soviétique symbolisée par l’affaire Ioukos.
L’extension et la réappropriation de la propriété publique sont devenues
générales. Ainsi le système bancaire russe est dominé par quatre banques
étatiques. On peut également citer la liste établie en 2004 par décret
présidentiel sur laquelle figure 1064 entreprises publiques qui ne peuvent être
privatisées et des sociétés par action dans lesquelles la part de l’État ne peut
être réduite19. »
L’affaire Ioukos qu’évoque la citation illustre cette rupture
économique entre Eltsine et Poutine. Ioukos est le
nom d’une compagnie pétrolière privée russe contrôlée par le milliardaire
Mikhaïl Khodorkovski. Cette compagnie produisait à
elle seule 20 % du pétrole Russe, soit 2 % de la production mondiale. Poursuivi
en justice pour malversation, Khodorkovski est
condamné à la prison et l’entreprise est nationalisée. Dans la foulée de Ioukos, 140 autres entreprises seront poursuivies en
justice pour « privatisation suspecte » et 56 d’entre elles
redeviendront propriété d’État. Outre ces re-nationalisations,
une série d’autres mesures sont prises par Poutine pour assurer le contrôle de
l’économie par l’État. Comme dans les autres pays capitalistes, des secteurs
stratégiques sont protégés des investissements étrangers. Alors qu’ils se
comptent sur les doigts d’une main en France ou aux États-Unis, ils sont au
nombre de 40 dans la Fédération de Russie : la défense, la
construction, l’aéronautique, le nucléaire, l’aérospatiale, la pêche, la
prospection minière, certains grands médias, etc.
Ce
« retour de l’État » est le trait marquant de l’économie russe depuis
le second mandat de Poutine en 2004 : « Au cours des années
2000, on assiste en Russie à un retour de l’État à travers une extension de la
propriété publique et la mise en place de nouveaux instruments de politique
industrielle. […] . En effet, cette nouvelle période est marquée par un
discours économique aux accents nationalistes légitimant l'intervention de
l’État. « Nouvel étatisme », « capitalisme d’État », « Corporate
State », voire « Russie SA », le constat de ce retour en force est unanimement
partagé, même si les appréciations portées à son égard divergent20. »
Ces
quelques données suffisent à distinguer le stade actuel du
capitalisme russe de l’impérialisme classique défini par Lénine :
existence de monopole mais ceux-ci appartiennent à l’État ou sont contrôlés par
lui, protection des secteurs stratégiques définis beaucoup plus largement que
dans les autres pays capitalistes, captation de la rente pétrolière
essentiellement par l’État et non par les actionnaires, prédominance des
banques nationalisées, etc. Si la Russie est indéniablement
capitaliste, elle représente un phénomène spécifique, inédit, particulier,
correspondant aux conditions particulières d’apparition et de développement du
capitalisme : celui de la transition du socialisme au capitalisme.
B.
L’exportation du
capital
La
définition de Lénine est multifactorielle, c’est-à-dire qu’il ne suffit pas
qu’un des facteurs soit présent pour pouvoir conclure au caractère impérialiste
d’un pays. Pour ce faire, l'ensemble des critères doivent être
simultanément réunis. La partie précédente, par exemple, permet de conclure que
le capitalisme russe est d’une forme particulière mais ne permet pas d’en
conclure qu’elle n’est pas impérialiste. L’État pourrait, en effet, jouer la
fonction de gestionnaire des intérêts collectifs du capital financier russe
dans un contexte d’accompagnement de la consolidation de multinationales de
dimension mondiale. Il faut donc porter le regard sur les autres facteurs.
Le second
facteur évoqué par Lénine est celui de l’exportation des capitaux qui distingue
l’impérialisme du stade précédent du capitalisme : « Ce qui
caractérisait l’ancien capitalisme, où régnait la libre concurrence, c’était
l’exportation de marchandises. Ce qui caractérise le capitalisme actuel, où
règne le monopole, c’est l’exportation de capitaux21. ». A
ce niveau, les statistiques sont parlantes. La Russie reste globalement une
économie rentière centrée sur l’exportation du pétrole et du gaz :
« C'est un des très rares mea culpa du président russe : son pays n'a
en rien réduit sa dépendance aux hydrocarbures. Le pétrole, qui pèse toujours
15 % du PIB, comme le gaz, et qui avec ce dernier fournit les deux tiers
des recettes en devises et la moitié des revenus budgétaires, voit
régulièrement son prix faire du yoyo22. »
Après le
pétrole et le gaz, les métaux lourds et légers [Palladium, Titane, Platine,
Aluminium, Cuivre, Cobalt, Nickel, Diamant, etc.) constituent le deuxième pôle
d’exportation significatif. L’exportation du blé arrive enfin en troisième
position. La structure des exportations russe est ainsi résumée comme suit par
une note de la direction générale du trésor français pour l’année 2020 :
pétrole et gaz pour 49.6 % des exportations, métaux et produits métalliques
pour 10.4 %, pierres et métaux précieux pour 9 %, produits agro-alimentaires pour
8.8 %, etc23. A ces
chiffres il faut ajouter l’exportation d'armes pour laquelle nous ne disposons
pas de chiffre officiel sur leur part dans la structure des exportations.
Soulignons simplement que la Russie est devenue, en 2017, le deuxième pays
producteur d’armes au monde. Elle compte ainsi pour 17.35 % des exportations
d’armes dans le monde en 2019, loin derrière les États-Unis qui comptent pour
39.54 %.
Si cette
structure des exportations n’est pas comparable avec celle des pays dits
« sous-développés » marquée par une spécialisation dans un ou deux
produits non transformés ou semi-transformés, elle n’est pas non plus
comparable à celle des pays impérialistes de la triade (Union Européenne, USA,
Japon) spécialisés dans l’exportation de produits de hautes technologies de
nombreux secteurs. La structure des importations confirme cette conclusion. La
note du Trésor français la résume comme suit : transport et équipements
industriels pour 47.6 %, produits pharmaceutiques et chimiques pour 18.3 %,
produits agroalimentaires pour 12.8 %, produits métalliques pour 7. 9 %24. Nous sommes
bien en présence d’une économie rentière extravertie considérablement éloignée
de celle des États impérialistes de la Triade.
L’exportation
des capitaux d’un pays peut aussi s’évaluer à partir des IDE (Investissements
Directs à l’Étranger). Les IDE russes connaissent une fluctuation annuelle
particulièrement forte. Ils étaient ainsi de 52 milliards de dollars en 2010,
bondissent à 86 milliards à leur apogée en 2013 pour retomber à 22 milliards en
2015 et remonter à 38 milliards en 201725. A titre
comparatif la CNUCED (Conférence des Nations unies sur le commerce et le
développement) classe comme suit les pays exportateurs de capitaux en
2015 : 1] États-Unis avec 300 milliards de dollars représentant 20.4 % de
l’exportation de capital, 2] Le Japon avec 129 milliards et 8.8 %, 3] La Chine
avec 128 milliards et 8.7 %, 4] les Pays-Bas avec 113 milliards et 7.7 %, 5]
l’Irlande avec 102 milliards et 6.9 %, 6] l’Allemagne avec 94 milliards et 6.4
%, ….., 13] la France avec 35 milliards de dollars et 2.4 %, ….,
la Fédération de Russie avec 27 milliards et 1.8 %26.
Ce critère proposé
par Lénine revêt dans sa définition de l’impérialisme une place importante.
C’est en effet l’abondance de capital dans un pays produisant un
« excédent de capitaux » explique-t-il : « Tant que le
capitalisme reste le capitalisme, l'excédent de capitaux est consacré, non pas
à élever le niveau de vie des masses dans un pays donné, car il en résulterait
une diminution des profits pour les capitalistes, mais à augmenter ces profits
par l'exportation de capitaux à l'étranger, dans les pays sous-développés. Les
profits y sont habituellement élevés, car les capitaux y sont peu nombreux, le
prix de la terre relativement bas, les salaires de même, les matières premières
à bon marché27. »
L’histoire récente
du pays permet de mettre en évidence que la Russie n’est pas confrontée à un excès
de capital ne trouvant pas à se valoriser sur place à un taux de profit
satisfaisant pour les actionnaires mais à un manque de capital. La décennie
Eltsine a, en effet, été celle d'une véritable désindustrialisation de la
Russie dans la plupart des secteurs économiques. La Russie perd ainsi 40 % de
son PIB et 50 % de sa production industrielle en 1991-1998 alors que les
investissements chutent de 80 %. Ce n’est ainsi qu’en 2006 que le PIB retrouve
son niveau de 199128.
L’introduction du capitalisme en Russie a donc signifié un déclin industriel
durable et inédit dont les effets se font encore ressentir. A titre comparatif,
le PIB de l’URSS a chuté de 24 % pendant la seconde guerre mondiale et la
grande dépression de 1929 a fait chuter le PIB des États-Unis de 30.5 %. Depuis
2002, la reprise de la croissance économique n’est pas le fait d’un nouveau
développement industriel, mais le résultat de la hausse des exportations
d’hydrocarbures dans un contexte de hausse des prix mondiaux du pétrole et du
gaz. Compte-tenu de la taille du marché, du faible coût de la main-d'œuvre et
de l’ampleur des gisements de ressources naturelles, l'économie russe reste
globalement pour le moment sous-développée.
Ces quelques
données permettent de conclure au fait que l’exportation de marchandises et non
celui des capitaux est le trait marquant de l’économie russe. La hausse de la
consommation constatable depuis la fin de la période de bradage d’Eltsine est
satisfaite par une hausse des importations et non par une nouvelle
industrialisation générale. La spécialisation internationale dans quelques
secteurs reste une caractéristique forte de cette économie.
C.
La lutte pour le
partage du monde
Ce dernier
facteur formalisé par Lénine découle des précédents qui en constituent la base
matérielle et conduit aux guerres impérialistes. Pour lui, c’est en effet
la lutte permanente pour l’accès d’une part aux matières-premières, d’autre
part au marché, pour une troisième part à une force de travail
surexploitée et donc au monopole de l’exportation des capitaux qui
conduit à ces guerres. Un simple regard sur les conflits dans lesquels la
Russie a été impliquée depuis la fin de l’URSS suffit à mettre en évidence
qu’elle ne participe pas au partage du monde auquel se livrent les puissances
impérialistes. En dépit du fait qu’elle est une puissance militaire
significative, elle n’a participé à aucune des guerres de ces dernières
décennies excepté en Syrie à l’appel et au secours de l’État national
laïc et n’a que peu de bases militaires à l’étranger en comparaison avec
les pays de l’Union Européenne et les USA.
Les interventions
militaires russes à l’étranger de ces dernières décennies se sont
réalisées dans les anciennes républiques soviétiques voisines. Elles ont
pour soubassement, non pas l’accès à des matières-premières ou à des débouchés
mais à une volonté de contrer l’avancée de l’OTAN vers ses frontières. Le major
Enno Kerckhoff de l’armée
canadienne pourtant favorable à l’OTAN décrit ces interventions comme
suit :
Depuis la chute de
l’Union soviétique, la Russie a exécuté plusieurs interventions militaires dans
les anciennes républiques soviétiques voisines. L’Ouest a vu ces actions comme
des mesures d’agression ; or, chaque intervention répondait au besoin de la
Russie d’affirmer sa puissance à « l’étranger proche ». Les
interventions en Moldova (1992), en Géorgie (1992, 1994 et 2008) et en Ukraine
(2014) suivent toutes le même modèle : la Russie repère une minorité
opprimée et déploie une force militaire pour contrer l’oppression, puis des
troupes militaires russes demeurent en place et provoquent dans l’État concerné
une instabilité suffisante pour l’empêcher de répondre aux conditions
préalables établies pour adhérer à l’OTAN. Cette stratégie a permis à la Russie
de faire obstacle à l’expansion de l’OTAN dans certaines régions de son
étranger proche sans entrer directement en conflit avec les forces de l’OTAN29.
En dehors
des interventions militaires ci-dessus citées, on ne peut relever que celles
concernant la Yougoslavie en 1999, Tchétchénie en 1994 et en 1999 et en Syrie à
partir de 2015. La première ne constitue en réalité qu’une intervention
symbolique dont la cause est décrite comme suit par le colonel belge Erik Claessen : « avec l’annexion de la Crimée,
l’ingérence dans l’Est de l’Ukraine et l’intervention militaire en Syrie, la
Russie s’est imposée avec force sur l’échiquier international. Cette
assertivité retrouvée est en contraste frappant avec la timidité dont la
Fédération russe faisait preuve pendant la première décennie de son existence,
notamment en ce qui concerne le règlement du conflit en ex-Yougoslavie. En
fait, les objectifs russes pendant ce conflit étaient tellement modestes que
selon Vitaly Tchourkine – l’émissaire personnel
de Boris Eltsine dans les Balkans – ils se limitaient « aux efforts
pour éviter l’humiliation nationale de la Russie30. »
La seconde intervention,
caractérisée par un grand nombre de victimes, n’est pas de jure une
intervention extérieure puisque la Tchétchénie est une république de
la Fédération de Russie. Elle comporte certes une dimension liée aux
ressources naturelles du fait de l'importance stratégique de cette région
convoitée par les pays occidentaux pour le transport du pétrole. Ce facteur
disparaît cependant lors du second conflit armé du fait de la déviation du
principal oléoduc. La sociologue Anne Le Huérou
spécialiste de la Russie en décrit les causes comme suit : « La
géopolitique du pétrole a pu, de fait, être un facteur aggravant des tensions
régionales au début des années 90, en raison de l’importance stratégique pour
la Russie du contrôle du transport des hydrocarbures et des capacités de
raffinage dans la région, face aux ambitions occidentales dans le Sud-Caucase.
Mais cela n’apparaît plus du tout décisif en 1999, lorsque le second conflit
éclate, l’oléoduc traversant la Tchétchénie ayant été dévié au nord31. »
Enfin l’intervention de l’armée
russe dans la guerre en Syrie ne peut pas non plus se réduire à une lutte pour
l’accès aux matières premières ou aux marchés. Le diplomate français Eugène
Berg s’attache dans un article consacré à cette guerre à énumérer les motifs de
l’intervention russe comme suit : préserver ses points d’ancrage en
méditerranée et en particulier les ports de Tartous et de Lattaquié et la
station d’écoute de Tel Al-Hara ; soutenir son allié syrien qui s’est opposé
à la construction d’un gazoduc qatari allant du golfe Persique à la Turquie via
la Syrie qui pourrait diminuer la dépendance de
l’Union Européenne (UE) vis-à-vis de gaz russe ; s’opposer
à la volonté états-unienne de cantonner la Russie à un rôle de « puissance
régionale » selon le mot d’Obama ; s’opposer à l’État islamique qui
est aussi actif au Caucase (Tchétchénie, Daghestan, Ingouchie) où a été
proclamé un « Émirat du Caucase » ; répondre à la demande de
protection des orthodoxes syriens (10 % de la population syrienne) « dont
le sort est largement lié à celui du régime » précise l’auteur. Seul ce
conflit pourrait être considéré comme une intervention
« impérialiste » à condition d’éliminer toutes les causes citées à
l’exception de celle liée au gaz et au militaire. Abordant le facteur
économique, la conclusion de l’auteur est précise : « Les intérêts
économiques russes en Syrie apparaissent, en revanche, marginaux, ne
représentant que 2 % des échanges commerciaux de la Russie au Moyen-Orient32. ». Il
suffit de garder à l’esprit l’ampleur de l’instrumentalisation du
« djihadisme » par les USA et leurs alliés dans de nombreuses
situations (Afghanistan, Mali, Chine, etc.) pour comprendre que la Russie
veuille éliminer ce danger en contribuant à la défaite de l’État islamique en
Syrie.
Le regard comparatif avec les
guerres menées par les États-Unis et/ou l’Union Européenne pendant la même
période est lui aussi particulièrement éclairant : guerre du Kosovo et de
Bosnie Herzégovine, guerre du Panama, opération militaire à Haïti, guerre de
Somalie, Afghanistan, Irak, Libye, etc. Le simple regard, soit sur les
richesses du sous-sol de ces pays, soit sur leur emplacement géostratégique
pour contrôler les flux de marchandises et de matières premières, suffit à
rendre ridicule le qualificatif « d’impérialiste » pour les conflits
armés dans lesquels a été impliquée la Russie.
∞∞∞
La guerre
en Ukraine n’a pas débuté en 2022. Elle trouve ses causes lointaines dans le
sort assigné aux anciens États socialistes de l’Est dans le projet de
destruction de l’URSS depuis 1945. Loin de prévoir pour eux l’entrée dans la
« famille capitaliste », le projet poursuivi était de les assigner à
un rôle de capitalisme dépendant, extraverti, croupion. Pour ce faire, il
fallait que les pays, même devenus capitalistes, pouvant devenir des concurrents
sérieux soient pour le mieux encerclés et fragilisés et pour le pire
balkanisés. Tel était le cas de la Yougoslavie démembrée et tel est
le cas de la Russie. La marche de l’OTAN vers l’Est correspond à ce projet et
l’Ukraine était un seuil quantitatif et qualitatif crucial de l’encerclement.
Outre ce processus, les caractéristiques de l’économie russe ne permettent pas
de la caractériser comme « impérialiste » au sens léniniste du terme.
La guerre en Ukraine, en dépit de la propagande de guerre incessante, doit être
analysée pour ce qu’elle est : une guerre de l’OTAN contre la Russie,
réactionnaire et impérialiste du côté de l’Otan et de défense nationale du côté
de la Russie. Les caractérisations en termes de « guerre inter-impérialiste »
et les analyses sous la forme du « Ni-Ni » sont des capitulations
idéologiques face à la propagande de guerre. Elles conduisent inéluctablement
soit à l’Union sacrée, soit à renvoyer les belligérants dos-à-dos, c’est-à-dire
à soutenir objectivement l’agression impérialiste US Otanienne.
Le « ni-ni »
et « l’union sacrée » conduisent ainsi à soutenir cette guerre par
procuration de l’OTAN en Ukraine dont un des objectifs est aussi de préserver
l’hégémonie de l’impérialisme US en affaiblissant l’UE, en la soumettant tout
en la rendant dépendante. Il s’agit ainsi d’empêcher que l’alliance des
bourgeoisies impérialistes européennes ne forgent, notamment sous direction allemande, un impérialisme pouvant disputer
aux USA son hégémonie actuelle. C’est d’ailleurs ce que nous rappelions dès
1991 dans notre brochure intitulée « Le léninisme, la guerre et la
paix : le cas de la guerre du golfe » en citant le sénateur US David
L. Boren, président de la commission chargée des
questions de renseignement : « nous avons eu des relations étranges et
symbiotiques avec l'URSS (...). Le déclin de l'Union Soviétique (...) pourrait
tout aussi bien entraîner le déclin des États-Unis (…). Les pays européens, le
Japon et d'autres pays ont volontiers accepté la direction américaine au cours
des décennies passées. Pourquoi ? Parce qu'ils avaient besoin de nous (…). Seront-ils désireux, dans ce nouveau contexte, d'accepter
la direction des États-Unis comme c'était le cas il y a quelques mois ? Je ne
le pense pas » (Le Monde Diplomatique, avril 1991).
Les
communistes, les démocrates, les pacifistes doivent absolument se démarquer non
seulement de l’Union Sacrée, mais aussi du « Ni-Ni » qui ne servent
qu’à l’alignement euro-atlantiste de « notre » bourgeoisie
impérialiste. Plus que jamais, voici les mots d’ordre qu'il faut
mettre en avant :
- Aucune arme pour
la guerre des USA et de l’OTAN en Ukraine !
- Silence des
armes, paix immédiate !
- Sortons de l’OTAN !
1 « Résolution
affirmant le soutien de l’Assemblée nationale à l’Ukraine et condamnant la
guerre menée par la Fédération de Russie », Résolution N° 39, séance
du 30 novembre 2022.
2 Lénine,
Les principes du socialisme et la guerre de 1914-1915, œuvres complètes,
tome 21, Éditions sociales, 1960, pp.310-311.
3 Staline,
Des principes du Léninisme ; Conférence faites à l’université Sverdlov au début avril 1924, dans Les questions du
léninisme, tome premier, Éditions sociales, Paris, 1946, p. 57.
4 Ibid, pp. 56-57.
5 Lénine, L’impérialisme
et la scission du socialisme (1916), Œuvres complètes, éditions
sociales, tome 23, Paris, 1960, p. 123.
6 Lénine, L’impérialisme
stade suprême du capitalisme (1916), Œuvres complètes, éditions
sociales, tome 22, Paris, 1960, p. 287.
7 Discours
de Jean Jaurès à la chambre des députés du 7 mars 1895, dans Gilles Candar, Jean Jaurès 1859-1914, L’intolérable,
volume 1, Éditions ouvrières, Paris, 1984, p. 101
8 Staline, Les
problèmes économiques du socialisme en URSS (1952), dans « Derniers
écrits 1950-1953, Lignes de démarcation, Montréal, 1980, p. 126.
9 Staline, Les
problèmes économiques du socialisme en URSS (1952), dans
« Derniers écrits 1950-1953, op. cit., pp.
120-121.
10 Staline, Encore
une fois à propos de la déviation social-démocrate dans notre parti, Rapport
présenté à la VIIe Assemblée plénière élargie du comité exécutif de
l’Internationale communiste, 7 décembre 1926, Dans Staline, Œuvres
choisies, Editions 8 Nentori, Tirana, 1980, p. 242.
11 Celui
selon cet auteur où « le maintien de la primauté des Etats-Unis est
essentiel non seulement pour le niveau de vie et la sécurité des Américains
mais aussi pour l’avenir de la liberté, de la démocratie, des économies
ouvertes et de l’ordre international » [p. 59]
12 Zbigniew
Brzezinski, Le Grand échiquier. L’Amérique et
le reste du monde, Bayard, Paris, 1997, pages : 59, 74, 126 et
160.
13 Ibid., p. 69.
14 Ibid., p. 84.
15 Cf : https://www.nato.int/
16 David
Teurtrie, Russie. Le retour de la
puissance, Armand Colin, Paris, 2021.
17 Lénine, L’impérialisme,
stade suprême du capitalisme, op.cit., p. 287.
18 Coface,
Guide risques pays 2008, Paris, 2008, Cherche-Midi
19 Christophe
-Alexandre Paillard, Les nouvelles guerres économiques, Ophrys,
Paris, 2011, p. 108
20 Cédric
Durand et Maxime Petrovski, Un développementalisme russe ? Les
limites de l’Etat producteur, Revue Autre Part, n° 48, 2008/4, p. 25.
21 Lénine, L’impérialisme,
stade suprême du capitalisme, op.cit., p. 287.
22 Yves
Bourdillon et Benjamin Quenelle, La Russie dépend plus que jamais de
son pétrole, Les Echos du 18 mars 2018.
23 Direction
générale du Trésor, Le commerce extérieur des biens de la Russie en
2020, consultable sur le site : https://www.tresor.economie.gouv.fr/Pays/RU/commerce-exterieur
24 Ibid.
25 Direction
générale du Trésor, Les investissements directs étrangers vers et
depuis la Russie, janvier 2019, p. 3.
26 CNUCED, Rapport
sur l’investissement dans le monde 2016, Nations Unies, Genève, 2016, p. 5.
27 Lénine, L’impérialisme,
stade suprême du capitalisme, op.cit., pp. 260-261.
28 Olga Garanina, L’insertion économique internationale de
la Russie actuelle : une approche d’économie politique
internationale, Thèse de doctorat en Sciences économiques, Université
de Grenoble II, soutenue le 23 novembre 2007, p. 37.
29 Enno Kerckhoff, Intervention
de la Russie à l’étranger proche : astuce du fin renard, Revue
militaire canadienne, Vol 17, n° 4, automne 2017, p. 5.
30 Erik
A. Claessen, La pensée militaire russe :
« guerre sans contact, guerre sans victoire, Revue Défense
Nationale, n° 790, 2016/5, p. 103.
31 Anne
Le Huérou, Le conflit Tchétchéne
après la mort d’Aslan Maskhadov, Revue
Etude, n° 4033, septembre 2005, p. 164.
32 Eugène
Berg, L’intervention de la Russie dans le conflit syrien, Revue
Défense Nationale, n° 802, 2017/7, pp. 30-31.