Lors
des élections présidentielle et législative en
Tunisie, la gauche s'est divisée et a été
électoralement laminée alors que les précédentes
laissaient entrevoir un espoir qui est certainement une des raisons
de l'assassinat non encore totalement élucidé de
Chokri Belaïd. A
l'occasion des 10 ans de la fuite de l'autocrate Ben Ali suite à
la formidable révolte des travailleurs et du peuple tunisien,
nous donnons la parole à notre camarade
Houssem Hablani, porte parole du PPDS Tunisien (Parti des Patriotes
Démocrates Socialistes, organisation marxiste léniniste
tunisienne). Nous publions également une analyse du
dirigeant du PT (Parti des travailleurs) Hamma Hammami au
sujet des soulèvements populaires qui sont actuellement
réprimés en Tunisie.
Votre
analyse politique affirme que le processus révolutionnaire qui
se déroule en Tunisie suit plusieurs phases depuis les années
80 : Comment inscrivez-vous les soulèvements populaires ces
derniers jours dans ce processus ?
Houssem
Hablani: La révolution est tout un processus progressif
qui commence par l’émeute et le soulèvement
jusqu’à arriver à la révolution qui
transforme entièrement la société. Sachant bien
sûr qu'on peut avoir plusieurs soulèvements sans
pourtant parler d'une révolution. Comme dans le cas tunisien.
La Tunisie vit depuis les années 70 du siècle précédent
jusqu’aujourd’hui dans un long parcours révolutionnaire,
malheureusement il n'a pas abouti à un vrai bouleversement
social en faveur du socialisme, mais, l’expérience
politique que le peuple a accumulé est extrêmement
importante. Le peuple est sorti le 26 janvier 1978 pour dire NON à
la politique répressive et policière du régime
bourguibien, puis ce fut le soulèvement du 03 janvier 1984
contre la hausse des prix des produits alimentaires, ensuite, les
soulèvements dans le bassin minier à Gafsa en 2008, et
en 2011 le soulèvement le plus avancé, qui a eu comme
résultat un bouleversement politique menant à la fuite
de Ben Ali et un changement de régime politique de
présidentiel à parlementaire, pour plus de liberté
politique. Mais ce changement était loin d'installer la vraie
justice transitionnelle qui se base sur la liberté et la
dignité et sur le développement économique et
social. Cette nouvelle machine politique depuis 2011, gérée
par les obscurantistes, les islamistes, n'a fait que poursuivre la
même politique d'injustice contre le peuple, ce qui a engendré
plus d’appauvrissement et de misère. Cela a attisé
le soulèvement populaire encore une fois, qui s’inscrit
bel et bien dans ce qu'on appelle le processus révolutionnaire.
Que
répondez-vous aux médias officiels qui répètent
depuis le début des affrontements qu’il s’agit de
bandits et de terroristes ?
HH:
Certes, toutes les politiques du système d'aujourd’hui
incriminent les soulèvements populaires. Les dirigeants vont,
à travers les médias qui collaborent, accuser les
jeunes qui protestent de bandits et de terroristes. Mais nous
connaissons cette politique qu’on a pensé finie avec
l'ancien régime. Notre parti a participé aux
protestations et nous soutenons fortement la jeunesse révoltée,
et au contraire de plusieurs partis du centre et de la droite, nous
avons insisté sur le fait que même si on vole ou on
casse pendant la révolte, ce sont les actes de ceux qu'on a
trop longtemps méprisé et appauvri, ces jeunes sont les
victimes du régime corrompu et mafieux. Toutefois, notre rôle
en tant que révolutionnaires et intelligentsia est d'augmenter
la conscience de ces jeunes révoltés et de les orienter
pour qu’ils ne soient plus des victimes passives et pour les
protéger contre toutes sortes de manipulations quelles
qu’elles soient, et enfin les guider sur le chemin de la
révolution.
Il y
a sans doute un lien direct entre ces soulèvements populaires
et les conséquences économiques et sociales de la crise
sanitaire qui sévissent depuis des mois en Tunisie, avec
l’étincelle du couvre-feu décrété
pendant la célébration des 10 ans de la révolte
populaire qui a fait tomber le dictateur Ben Ali : Quel est le
contexte social et économique qui conduit à la
situation actuelle ? Quelle est la place des puissances
impérialistes, dont la France, dans cette crise ?
HH:
Depuis 2011, la Tunisie et son peuple subissaient toutes sortes de
violations, car ceux qui ont pris la place de l'ancien régime
ont été pires que leurs prédécesseurs :
ils ont trouvé un pays fortement épuisé, et au
lieu de le reconstruire ils l'ont détruit. En effet, il n'y a
pas de soulèvement sans raisons et sans motifs ;
l'injustice sociale, les politiques non patriotiques, la corruption,
les inégalités, et plusieurs autres causes, sont à
la base de ces révoltes populaires. Outre la pauvreté,
on est obligé de subir les conséquences néfastes
du COVID19 qu'on était capable de surmonter, si ce n'est les
décisions arbitraires prises par la mafia politique et
commerciale qui pensaient investir dans l’épidémie
au lieu de fournir l'infrastructure sanitaire et monétaire
pour lutter contre ce fléau. Comment donc un peuple qui
témoigne de ces politiques d'exploitation atroce peut
supporter un couvre feu qui ne fait qu'augmenter ses malheurs !
Concernant
la place des puissances impérialistes, notamment la France en
Tunisie, on le sait très bien, et on est conscient de cette
intervention obscène, et qu'un pays semi colonisé comme
le nôtre ne peut être qu'un terrain fertile pour les
grandes puissances occidentales pour y piller les richesses et
exploiter la main d'œuvre locale. En fait, la dernière
période difficile sur le plan sanitaire et économique
nous a dévoilé le vrai visage de l’impérialisme
qui ne considère pas la santé humaine : il y a
l’Italie qui nous envoie ses ordures, il y a la France qui
épuise notre terre et notre classe ouvrière (les usines
françaises qui n’ont pas appliqué les règles
du confinement, ce qui a augmenté la contamination), Les USA
qui nous envoient des fourgons pour faire face au soulèvement
populaire… Je dirais que s'il y a un fléau plus mortel
que la Coronavirus, c’est bien l'impérialisme.
La
période ouvre t-elle une possibilité de recomposition
pour les forces révolutionnaires tunisiennes et de préparer
l’avenir ?
HH:
Nous gardons toujours l'espoir en tant que révolutionnaires,
dans la coalition des forces patriotiques démocratiques
et toute la gauche, et dans l'avenir aussi. Car effectivement
notre parti a présenté depuis son dernier congrès
du 28/29/30 août 2020 tout un programme de coalition des partis
patriotes démocrates qui sera elle-même un appel à
la reconstruction d'un front populaire porteur d'une nouvelle vision
et qui réunira démocratiquement toute les forces de la
gauche révolutionnaire. Je ne vous cache pas qu'un tel
processus peut prendre du temps bien qu'on se soit mis d’accord
avec plusieurs partis pour organiser des évènements de
protestations et de soutien au peuple révolté : ça
marche, en fait, et on espère améliorer l'entente pour
atteindre notre but, qui est la construction de la plus grande
coalition de gauche pour renverser le régime actuel et bâtir
l'avenir qui sera l’indépendance totale et le
socialisme.
Dix
années ont passé, que reste-t-il de la révolution
tunisienne ? L’analyse de Hamma Hammami
Publié
par La Flamme N° 385, organe politique du Parti Communiste
du Bénin (PCB)
14
Janvier 2021
Cela
fait dix années que Ben Ali a quitté le pouvoir. Le
peuple s'est mobilisé, des semaines durant entre décembre
2010 et janvier 2011. Une mobilisation partie de la colère de
la jeunesse touchée par le chômage, la pauvreté
puis une colère qui embrase le pays, puis une région du
monde. Malgré la répression, Ben Ali a fini par quitter
le pays pour rejoindre l'Arabie saoudite, le 14 janvier 2011. Dix ans
après, quel regard porter sur cette révolution et son
bilan ? C'est ce que propose Hamma Hammami, dans cette analyse
inédite pour Le Monde en Commun. Cette analyse inédite
a été rédigée par Hamma Hammami, militant
des droits de l'homme tunisien, longtemps emprisonné sous Ben
Ali, il a été le porte-parole du Front populaire,
alliance née de la révolution tunisienne dont plusieurs
de ses leaders ont été assassinés en 2013 (comme
Chokri Belaïd).
Dix
ans après cette date mémorable du 14 janvier qui a vu
s’écrouler la poigne de fer et s’enfuir le
dictateur, le bilan de cette décennie semble très
controversé. Faut-il insulter la révolution et le
peuple qui l’a déclenchée, comme le font les
nostalgiques de l’ancien régime ? Ou continuer à
croire que le processus révolutionnaire déclenché
ce jour-là est encore en cours malgré toutes les
difficultés et les tentatives répétées de
récupération ?
Si
la révolution tunisienne a eu un seul mérite, c’est
celui d’avoir détruit le mur de la peur par lequel le
dictateur régnait, d’avoir ouvert la voie aux peuples
dans pas moins de douze pays arabes pour se soulever contre leurs
dictateurs, d’avoir revendiqué et obtenu dans une large
mesure l’exercice des libertés.
Mais
cela est-il suffisant pour prétendre, comme le font les
nouveaux parvenus, que le bilan est positif? Pas du tout. En effet,
face à l’élan révolutionnaire du peuple et
sa détermination à aller jusqu’au bout, la
bourgeoisie compradore (il s’agit de la bourgeoisie intérieure,
qui tient sa position du commerce avec l’extérieur) n’a
pas perdu de temps pour se réorganiser et préparer la
contre-offensive. Depuis, elle a multiplié les manœuvres
pour mettre fin au processus révolutionnaire ou du moins le
détourner de ses objectifs et en faire une pièce du
décor de ladite transition démocratique. Depuis, de
nombreuses batailles ont été menées, certaines,
politiques, pour faire barrage au retour de la dictature, d’autres,
économiques et sociales, pour concrétiser les
aspirations des couches populaires pour une vie meilleure. Et s’il
y a des acquis sur le premier plan, la situation empire sur le
second. Aujourd’hui, le pays est en crise, une crise profonde
et multidimensionnelle. Les gouvernements qui se sont succédé
depuis 2011 ont été incapables d’y apporter une
quelconque solution, puisqu’ils ne peuvent toucher au modèle
de développement adopté depuis le règne de Ben
Ali et approuvé par ses successeurs, modèle basé
sur la dépendance totale vis-à-vis des puissances
impérialistes et leurs instruments financiers, et sur
l’injustice sociale sur le plan intérieur.
Si
bien que le rapport des forces au terme de cette décennie
semble pencher du côté de la contre-révolution;
mais cette impression n’est que relative, car le peuple n’a
pas dit son dernier mot.
En
effet, durant dix ans, il a montré une grande capacité
de résistance et il n’a cédé sur aucune
revendication. Les mobilisations sociales ont pris de l’ampleur
et ne sont plus limitées dans le temps. Elles gagnent par leur
étendue géographique, par leurs formes, mais également
par la diversité des revendications : elles s’organisent
contre la dégradation générale des conditions de
vie, contre l’injustice sociale, contre les déséquilibres
régionaux, contre la marginalisation et la précarisation,
contre la corruption, le népotisme… et elles se
caractérisent également par l’élargissement
des couches sociales qui y prennent part.
Bref,
elles tournent autour du slogan central scandé par les
milliers de Tunisiens dans les glorieuses journées de janvier
2011, à savoir « emploi, liberté, et dignité
nationale », un slogan fédérateur qui résume
les principales aspirations des classes populaires tunisiennes, et
qui continue à résonner dans tous les mouvements de
protestation.
Aujourd’hui,
avec le pourrissement des rapports au sein de la classe dirigeante
qui ne parvient pas à dégager des représentants
qui pourraient obtenir la reconnaissance d’une majorité
et qui se manifeste aujourd’hui par les luttes intestines entre
les têtes du pouvoir exécutif et législatif, la
légitimité du pouvoir en place est remise en cause. Le
pays est au bord de la banqueroute et il semble de plus en plus
ingouvernable et tous les ingrédients de la situation d’avant
2011 sont aujourd’hui présents.
Voilà
pourquoi les appels à la raison, au dialogue national ne sont
que de fausses alternatives dont l’objectif est de sauver le
système politique mis en place au lendemain des élections
d’octobre 2011. Les appels à l’amendement de la
constitution pour instaurer un régime dans lequel le président
de la république jouirait de larges pouvoirs, au changement du
système électoral pour barrer la route à
l’opposition démocratique ne trouvent pas d’oreille
consentante.
Pour
les forces révolutionnaires et démocratiques, le mal
est inhérent au système qu’il faudra balayer.
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