« Il
fallait sauver les ceintures forestières, c’était
possible ! Il a fallu soixante-dix ans pour obtenir de tels
arbres, et tout a été coupé et vendu comme bois
de chauffage : Les responsables devraient être traduit en
justice ! ». Alla Kazakova, académicienne
écologiste russe. Novembre 2017. Réaction à
l’annonce de la destruction de l’un des vestiges des
fameuses « bandes forestières de Staline »
qui ont survécu à la période Khrouchtchev, lors
de la construction d’une autoroute pour la Crimée.
Le
journaliste écologiste russe Boris Kosmach indiquait quant à
lui : « La
construction de cette route était sans doute nécessaire,
mais il faut évaluer les dégâts sur
l’environnement et contraindre l’Etat à restaurer
ces ceintures forestières ailleurs »1.
Ce
lointain fait divers pourrait bousculer bien des idées reçues
au sujet de l’ex-URSS: Oui, des écologistes russes sont
bien en lutte pour la sauvegarde d’un héritage
soviétique que Khrouchtchev et ses successeurs ont largement
contribué à détruire. L’agriculture
« productiviste », pour utiliser le vocabulaire
en vogue, calquée sur le modèle intensif américain,
la pollution des sols au DDT en Moldavie et ailleurs, la disparition
de la mer d’Aral, toutes ces calamités qu’on
rabâche à l’école et dans les médias
depuis des décennies, on les doit bien à Khrouchtchev,
et à la profonde rupture idéologique et politique,
passée sous silence depuis, qu’il a imposée après
la mort de Joseph Staline dans les années 50. Par ignorance,
on confond ainsi volontiers la calamiteuse « Campagne des
terres vierges » de Khrouchtchev (1954), avec les
bandes forestières du « Plan de transformation de
la nature de Staline » (1948). Celui-ci fut pourtant son
antithèse du point de vue de l’agro-écologie.
Disons-le nettement : il fut le plus grand projet
d’agroforesterie de l’histoire, basé sur une
permaculture de masse tournant résolument le dos à
« l’agrochimie » pourtant florissante de
l’autre coté du « rideau de fer »
à la même époque…
L’amalgame
délibéré entre les deux périodes nous a
donc laissé dans l’ignorance sur cet aspect de
l’histoire soviétique. L’année dernière,
le spationaute français Thomas Pesquet2
s’étonnait dans un tweet
de ces curieuses et inexplicables bandes géométriques
aperçues le long de la Volga du haut de la station MIR !
Oui des traces en sont encore visibles depuis l’espace, malgré
les déforestations ultérieures, et ce « plan
de transformation de la nature » qui peupla notamment les
steppes soviétiques méridionales de dizaines de
millions d’arbres, cette œuvre qu’il faut exhumer,
intéressera sans aucun doute les militants sincères qui
veulent libérer l’écologie véritable du
poison idéologique malthusien de la « décroissance ».
Au-delà
des caricatures en effet, ne peut-on trouver là bas un début
de réponse à l’une des questions centrales de
notre époque : Comment nourrir l’humanité
sans pénuries, tout en sortant du funeste modèle de
l’agriculture intensive, aujourd’hui au pied du mur?
UNE
PERMACULTURE PRODUCTIVISTE?
Jusqu’à
présent on ne connait en France que deux types de « bio » :
le « vrai », qui en principe ne contient que
peu de pesticides (résidus atmosphériques issu des
champs « conventionnels » alentours) et dont le
prix est assez élevé -à tel point que seules
certaines couches sociales peuvent se payer le luxe d’en
consommer quotidiennement- … et le bio « low
cost » vendu dans les grandes surfaces pour un prix
plus modéré, mais sans goût, cultivé dans
des serres ressemblant à des cliniques couteuses en énergie
pour se passer de pesticides dans le cadre d’une production de
masse, acheminé jusqu’au consommateur par avion et
parfois de très loin.
Seul
le système socialiste cubain surmonte actuellement cette
contradiction, puisque l’île se place, seule, à
l’intersection des pays à plus faible empreinte
écologique et de ceux à fort IDH (Indice de
Développement Humain). Autrement dit, Cuba produit par exemple
100% bio, local… mais sans augmenter les prix.
C’est
un peu sur ce modèle induit par la collectivisation des terres
(notamment sous forme de coopératives cédées par
l’Etat en usufruit gratuit, et qu’on appelait autrefois
Kolkhoz) que l’agriculture soviétique entièrement
collectivisée d’après guerre a mis en œuvre
une production agricole à la fois « durable »
et « de masse ».
C’est
un changement radical de philosophie en matière d’agriculture,
car en réalité la vision des agrochimistes et celle des
écologistes « décroissants » est
la même : Ils considèrent que le sol est une
réserve passive qui ne peut augmenter sa fertilité, une
« peau de chagrin » qui ne pourra satisfaire
tout le monde au rythme de notre démographie galopante. Pour
les uns il faudra donc le « perfuser », le
« doper » en permanence avec des intrants
(quitte à tuer tout ce qui y vit) se substituant aux
ressources endogènes qui font sa fertilité naturelle.
Pour les autres, il faudra se résigner à produire
« petit », de façon « non
productiviste », la fertilité de ces sols étant
par nature inextensible.
Les
agronomes soviétiques des années trente et quarante,
dans le sillage de Vassili Williams et Trofim Lyssenko, étaient
opposés aux « partisans réactionnaires de la
fertilité décroissante », et partisans
eux-mêmes d’une « fertilité
croissante », fondée sur l’entretien des
ressources et des capacités endogènes du sol comme nous
le verrons plus loin. D’une certaine façon, ils
anticipaient la définition moderne de l’agroécologie3,
qui consiste à concevoir le sol « non comme un
passif réservoir
mais comme une usine,
qu’il faut entretenir pour qu’elle subvienne à son
tour aux besoins des plantes cultivées ». C’est
ainsi qu’on peut à la fois respecter la fertilité
naturelle du sol et l’amener à s’accroître,
plutôt que de s’y substituer complétement avec
l’agrochimie occidentale, sachant que cette substitution
provoque à long terme des effets contraires : érosion
biologique puis physique des sols cultivés.
Il
n’est pas raisonnable de parler de « productivisme »
quand le soucis premier de l’Etat est d’assurer
l’autosuffisance alimentaire du peuple. Par la force des choses
on assiste à Cuba au développement naturel, en surface
cultivée et en productivité, des meilleurs
organoponicos (coopératives d’agriculture
biologique), partant d’une situation extrêmement critique
pendant la « période spéciale en temps de
paix » dans les années 90 où les sovkhoz les
plus vastes étaient subdivisés pour faciliter la
transition technique dans la paysannerie, avec relativement peu de
matériel et d’énergie disponible. Dans un
contexte assez comparable, pendant la deuxième guerre
mondiale, l’Etat soviétique avait favorisé le
développement très rapide de l’agriculture
urbaine et périurbaine (forme connue actuellement à
Cuba pour ses excellents résultats en matière
d’agroécologie), donc sous une forme apparemment
« familiale », « réduite »,
« non productiviste », avant de passer en 1948
au plan de transformation de la nature sur une surface grande comme
deux fois la France.
LES
PROTAGONISTES
Vladimir
Vernadski 1863 – 1945
Père
de l’écologie scientifique, Vernadski fonde en 1926 la
notion de biosphère : Il s’agit de considérer
la totalité des êtres vivants terrestres comme l’une
des couches enveloppant la terre au même titre que
l’atmosphère, l’hydrosphère et la
lithosphère. Il considère ce qui unit cette biosphère
aux autres enveloppes, dans leurs influences réciproques et
dynamiques. Cette vision interactionniste (matérialiste
dialectique) opposée à une vision « mécaniste »
ou « formaliste » (descriptive), fondera pour
beaucoup d’écologistes actuels l’origine du
questionnement sur l’influence des activités humaines
sur le climat par exemple. Vernadski, qui meurt en 1945 en « héros
de la science soviétique » et pour qui des obsèques
nationales seront alors célébrées, produit donc
une science participant au sous-bassement théorique du plan de
transformation, en posant qu’il est possible d’améliorer
à la fois les sols, le climat local et la biodiversité
par des modifications tenant compte de toutes les interactions
citées.
Vassili
Dokoutchaev 1846 – 1903
Père
de la pédologie (science des sols), mondialement reconnu pour
avoir classifié les sols selon leurs caractéristiques
et produit une théorie expliquant leur genèse, les
étapes de leur formation en lien avec le sous-sol minéral
mais aussi avec le climat et les écosystèmes locaux.
Cette vision interactionniste, dynamique, donc matérialiste, a
remplacé une vision formaliste et stérile des sols. Les
russes, et notamment Dokoutchaev, dispose d’un territoire
national particulièrement diversifié, ce qui explique
qu’avant même la révolution russe, ils étaient
déjà leader dans ce domaine fondamental pour le
renouvellement des techniques agricoles. Les sols russes sont
d’emblée considérés comme une richesse
nationale à préserver, dès les premières
années de la révolution, et ce jusque dans les années
soixante
Vassili
Williams 1863 – 1939
Mort
en 1939, il sera néanmoins l’un des protagonistes
principaux du plan de transformation, pour lequel il mit au point en
temps que pédologue disciple du grand Dokoutchaev, de
nouvelles méthodes de fertilisation des cultures opposées
à l’agrochimie et très semblables à ce que
préconisent aujourd’hui les permaculteurs pour restaurer
les sols épuisés. Refus du labour, couvert végétal,
compostes moins riches en azote et plus riches en carbone, ainsi
qu’un système de rotation des cultures proche de
« l’équilibre agro-sylvo-pastoral »
revendiqué par les écologistes promoteurs d’une
certaine agriculture traditionnelle : les « systèmes
herbaires ». Pour les terres noires érodées
par les vents secs de la steppe (optimum après lequel le
développement naturel diminue la fertilité
cycliquement), il préconisait de semer un mélange de
plantes inspirées des prairies sauvages, stade précoce
précédant selon Williams celui des terres noires
fertiles pour inverser le cycle naturel.
Williams
s’illustra également en luttant à l’Académie
des sciences contre le courant des « agrochimistes »
pro-occidentaux conduits par Pryanichnikov, partisans de la
« fertilité décroissante des sols »
et d’un amendement permanent en engrais azotés issu de
l’industrie chimique.
Trofim
Lyssenko 1898 - 1976
L’agronome
autodidacte Lyssenko a fait l’objet d’une polémique
en occident, un peu tombée dans l’oubli depuis la
révolution épigénétique ces dernières
années. Lyssenko prenait position de façon radicale
contre la génétique idéaliste qui postulait
l’existence d’une barrière infranchissable, une
absence totale d’interactions entre l’inné et
l’acquis, entre les cellules sexuelles et le corps tout entier,
entre les gènes et le milieu. Sa vision, plus
interactionniste, se fondait sur des découvertes qui sont
d’une certaine façon remises à jour aujourd’hui
par les généticiens agronomes eux-mêmes : Au
pied du mur face aux désastres des intrants chimiques sur le
long terme en occident, ceux-ci s’intéressent de près
aux techniques de certains permaculteurs capables « d’éduquer
les plantes » à résister naturellement de
génération en génération à des
conditions difficiles (donc sans pesticides ni engrais chimiques,
sans irrigation massive, etc.).
Comme
Lyssenko il y a plusieurs décennies, le permaculteur Pascal
Poot par exemple réalise de telles expériences
d’éducation des plantes sur plusieurs générations
(ce que Lyssenko appelait « hérédité
des caractères acquis par l’habitude »).
Véronique Chable, ingénieure à l’INRA, a
étudié la question et témoigne : « Son
principe de base, c’est de mettre la plante dans les conditions
dans lesquelles on a envie qu’elle pousse. On l’a oublié,
mais ça a longtemps fait partie du bon sens paysan.
Aujourd’hui, on appelle cela l’hérédité
des caractères acquis, en clair il y a une transmission du
stress et des caractères positifs des plantes sur plusieurs
générations. Il faut comprendre que l’ADN est un
support d’information très plastique, il n’y a pas
que la mutation génétique qui entraîne les
changements, il y a aussi l’adaptation, avec par exemple des
gènes qui sont éteints mais qui peuvent se
réveiller. La plante fait ses graines après avoir
vécu son cycle, donc elle conserve certains aspects
acquis. Pascal Poot exploite ça extrêmement bien,
ses plantes ne sont pas très différentes des autres au
niveau génétique mais elles ont une capacité
d’adaptation impressionnante » (Propos rapporté
dans : Tomates sans arrosage ni pesticides : la méthode
qui fascine les biologistes. NouvelObs, Août 2016). C’est
précisément ainsi que Lyssenko préconisait
d’éduquer les plantes choisies pour les steppes du plan
de transformation de la nature.
Mark
Ozerny 1890 – 1957
Ozerny,
comme bien des kolkhoziens de cette époque (Barychev,
Ioutkina, …), figure parmi les mille protagonistes « de
terrain », souvent récompensés par l’Etat,
sans qui aucun plan d’ampleur nationale ne serait
matériellement réalisable. L’agronomie a toujours
résulté d’une interaction permanente entre les
scientifiques et les praticiens : les paysans eux-mêmes.
Le numéro spécial « d’Etudes
soviétiques » sur le sujet précisera :
« Constamment le travail des savants soviétiques
rencontre l’initiative qui vient d’en bas : le
kolkhozien ne travaille qu’en collaboration avec le savant et
vice versa. De même que les Institut de recherche ont leurs
champs, de même des milliers de kolkhoz possèdent leur
propre laboratoire, où se sont formés nombre de
remarquables expérimentateurs parmi les paysans »
(Etudes Soviétique n°8, 1948). C’est, notons-le,
exactement ainsi que l’Etat cubain procède, en lien
étroit avec le syndicat paysan ANAP pour lancer le mouvement
de masse « De paysan à paysan »
(« Campesino a campesino ») pour organiser les
rencontres entre paysans et formateurs agronomes permettant la mise
en œuvre de l’agroécologie nationale actuelle.
Dans les deux cas, l’Etat et ses agronomes se sont largement
inspiré des savoir-faire traditionnels locaux contrairement
aux politiques capitalistes d’agriculture intensive qui les ont
notoirement nié et supplanté.
UN
CONTEXTE FAVORABLE POUR DE NOUVELLES EXPERIENCES
[L’agronome
Lyssenko, protagoniste du Plan] « préconisait
de ne pas développer l’industrie des engrais, de laisser
les champs en trèfle pendant deux ou trois années
d’affilée, (...)
[et invitait aussi à]
renoncer à utiliser
certaines machines (herses, tracteurs) qui détruisent la
texture du sol »;
Jaurès Medvedev, Grandeur et
chute de Lyssenko, 1971.
« Staline
meurt en 1953. Khrouchtchev et son gouvernement
abandonnent le « système Lyssenko » de
rotation des cultures (…). Les méthodes
américaines de production du maïs sont reprises. »
Gilles
Harpoutian, La petite histoire des grandes impostures
scientifiques, 2016.
Pour
bien comprendre le contexte dans lequel le Plan de transformation de
la nature s’est mis en place, il faut d’abord expliquer
pourquoi celui-ci n’a démarré qu’au cours
du quatrième plan quinquennal, en 1948, et pas avant.
L’URSS
sort à ce moment là de la toute dernière famine
de son histoire en 19474,
conjonction des destructions systématiques par l’invasion
allemande5
et d’une saison particulièrement aride dans les steppes
méridionales qui avec l’Ukraine subviennent en grande
partie aux besoins alimentaires des populations. Il faut savoir que
le territoire soviétique est à la fois très
vaste, ce qui est positif pour une agriculture extensive de
fertilisation, et très hétérogène, ce qui
l’est moins : Y coexistent les terres les plus fertiles du
monde (les « terres noires » ou
« tchernozems ») et les plus pauvres et sèches,
quand il ne s’agit pas de régions totalement
impraticables (montagnes, terres gelées, déserts). Les
enjeux en URSS ne sont donc pas d’intensifier la production en
raison d’une limitation des surfaces cultivées, mais la
fertilisation de nouveaux territoires et l’extension des
cultures, en gardant comme soucis permanent la connaissance, la
protection, l’entretien de tous les sols nationaux, des forêts,
des innombrables réserves naturelles6
et de sa biodiversité.
Dans
les territoires concernés par le plan de transformation de la
nature, les russes étaient confrontés à une
contradiction majeure : La région des terres noires était
potentiellement très fertile, mais balayée par de
violents vents secs qui les érodaient mortellement, de sorte
que l’agriculture subissait des aléas extrêmement
préjudiciables. Ce contexte ne pouvait plus durer, mais il
fallait pour cela que la transformation des steppes concerne non
seulement les sols, les forêts, les sources d’eau mais
aussi le climat local. Seul un gigantesque plan d’afforestation
pouvait « transformer la nature » pour
surmonter une telle intrication de difficultés.
Dans
ce contexte géographique, une conjonction de plusieurs
paramètres était nécessaire : d’abord
la nature socialiste de l’Etat prolétarien, propriétaire
des terres et capable d’y conduire une politique régionale
sans résistance koulak (privée). Il fallait ensuite une
capacité matérielle à multiplier les pépinières
d’arbres, le matériel nécessaire aux plantations,
etc. Un investissement colossal sur un territoire plus grand que deux
fois la France, qui par définition, et vu le délai
nécessaire pour obtenir un retour sur investissement, ne
pouvait qu’être celui d’un « grand
chantier » d’Etat.
Il
fallait également pour réaliser ce plan une
connaissance scientifique de pointe en pédologie (science des
sols) et en agronomie (science liée à la production
agricole). Or pour des raisons à la fois historiques et
idéologiques, l’URSS était leader dans ces
domaines.
Un
plan agroécologique d’ampleur nationale ne s’improvise
pas, et au-delà d’expériences ponctuelles qui ont
marqué les années d’avant guerre, il fallait
accumuler suffisamment de forces productives (l’agroécologie
implique plus d’infrastructure que les seuls intrants chimiques
de l’agriculture intensive, au-delà de la mécanisation
du travail agricole), de savoir scientifique, de formation
universitaire agronomique, et une collectivisation totale permettant
d’assurer sérieusement la transition au niveau de
l’infrastructure (les forces productives, dans le
langage marxiste). Le plan de transformation de la nature ne pouvait
être conduit qu’une fois les famines éradiquées
et les forces nécessaires accumulées et organisées,
lors d’une période qu’on pourrait qualifier de
« NEP écologique »7.
UN
PROJET REVOLUTIONNAIRE A PLUS D’UN TITRE
Le
Comité Central du PCUS et le Conseil des Ministres de l’URSS
décident le 20 octobre 1948, il y a 70 ans, de mettre en œuvre
le plan de transformation de la nature. Ce projet prévoit de
mettre en place des bandes forestières de protection des
champs et des fleuves contre les vents et la sécheresse, des
réservoirs d’eau d’irrigation, des barrages
hydroélectriques ainsi qu’une rotation des cultures
adaptées à chaque localité, dans un délai
minutieusement planifié de 15 ans (rappelons que le projet ne
s’est pas poursuivi après la mort de Staline et
l’arrivée au pouvoir de Khrouchtchev, dont le crédo
était au contraire l’agriculture intensive sur le modèle
américain).
Les
bandes forestières ainsi que le « système
herbaire » de Williams devaient alors améliorer la
fertilité des sols, augmenter leur taux d’humidité
par des moyens naturels, les protéger des vents secs et
permettre la rétention locale d’eau par fixation de la
neige en hiver. L’ensemble de ces méthodes répond
à ce qu’on appelle aujourd’hui dans le courant
écologiste « agroforesterie » et
« agro-sylvo-pastoralisme ».
-
L’agroforesterie est aujourd’hui considérée
comme le plus haut niveau de l’agroécologie : le
sol de forêt est en effet dans la nature le plus productif en
biomasse à cause de l’activité fertilisante des
arbres (racines profondes atteignant les sels minéraux de la
roche mère, stimulation de la vie du sol, absorption des excès
minéraux, recyclage par les feuilles mortes et les racines
d’éléments nutritifs pour les végétaux
cultivés, ombrage et rétention de l’eau du sol,
etc.). C’est ainsi que les techniques modernes d’agroforesterie
combinent trois étages de culture : Une polyculture
herbacée au sol (où les différentes espèces
s’entre-aident pour échapper aux éventuels
parasites et « mauvaises herbes »), la strate
arbustive de moyen terme, et la strate arborescente de long terme, le
tout étant en interaction pour une optimisation des
productivités sans exiger d’intrants chimiques ou
d’arrosage excessif. A Cuba par exemple on cultive sous de
grands avocatiers des arbustes comme les goyaviers ou les bananiers,
sous lesquels on trouvera au sol des légumineuses. Dans les
oasis africains des palmiers abriteront par exemple des grenadiers,
abritant eux-mêmes des herbacées pour le fourrage ou
l’alimentation humaine. Le plan de transformation de la nature
préconisait quant à lui de planter des chênes,
des bouleaux ou d’autres essences selon les types de terrain,
sous lesquels de courts arbres fruitiers pousseraient autour de
champs de céréales ou de fourrage de prairie. Lyssenko
et Williams mettaient en avant la culture sous couvert végétal,
sous un feuillage d’arbre, ou un paillage issu d’une
récolte laissant volontairement les tiges hautes pour assurer
cette couverture, tout comme les permaculteurs d’aujourd’hui
dont le crédo est de ne jamais laisser le sol « à
nu ».
-
L’agro-sylvo-pastoralisme est une interaction souvent
mise en avant aujourd’hui par des agronomes écologistes
comme Claude et Lydia Bourguignon, pour leurs vertus protectrices des
qualités intrinsèques du sol. La forêt donne aux
champs ses feuilles mortes et ses racines notamment pour couvrir le
sol cultivé, la prairie nourrit les animaux d’élevage
qui à leur tour amendent les sols cultivés en engrais
naturels, etc. Ce type d’actions réciproques permet au
système de redevenir productif tout en évitant les
dépenses liées à l’agriculture intensive
classique. Dans le cas des « systèmes herbaires »
de Williams, tant décriés en occident dans la même
période (où personne n’était encore
« écologiste »), la rotation des
cultures fait alterner les légumineuses (qui enrichissent le
sol en azote sans apport d’engrais) avec les graminées
de prairie pour les animaux d’élevage, qui à leur
tour pouvaient fertiliser le sol par le fumier. Williams préconisait
d’ailleurs à ce niveau d’utiliser des compostes
naturels plus riches en foin (carbone) qu’en fumier (azote des
nitrates souvent polluant en excès), ce qui fut longtemps
caricaturé par les occidentaux. C’est pourtant la base
du travail des permaculteurs actuels, soucieux de réaugmenter
le « rapport C/N » (rapport carbone / azote),
autrement dit favoriser la vie des sols fondée sur la
métabolisation du carbone organique, plutôt que sur
l’azote favorisant seulement la minéralisation des
bactéries.
Ce
plan d’afforestation fut le plus massif du monde, et le reste
aujourd’hui. Il prétendait rien moins que de modifier le
microclimat des cultures des steppes arides de l’URSS, pour
mener une agriculture non pas « intensive »
come en Europe à la même époque par exemple, mais
« extensive ».
120
millions d’hectares (une surface équivalente à la
réunion Angleterre, Benelux, France et Italie) étaient
concernés par le Plan, dont 28 millions d’hectares de
déserts, semi-déserts et steppes sèches. Il se
déclinait autour de huit grandes zones forestières dans
les steppes et les steppes boisées, pour une longueur totale
de 5320 km et une superficie plantée de 112 000 hectares. Ces
régions sont situées au sud de l’Union
Soviétique : Volga, Caucase du Nord, Ukraine, Kazakhstan
septentrional.
Chaque
bande forestière se compose de plusieurs rangées
d’arbres de 60 à 100 mètres de large, séparées
de 200 à 300 mètres. La plupart des arbres choisis (les
deux tiers) sont des chênes, issus de 300 pépinières
préalablement constituées partout dans la région.
Dès l’automne 1948, celles-ci avaient déjà
produit 300 millions de plants de chênes, d’érables,
de frênes, d’acacias, de mûriers (10% des arbres
plantés devaient être des arbres fruitiers en bordure
des bandes) … Sur une bande de quinze mètres de large,
l’ensemble des plantations d’arbres représentait
80 000 km soit deux fois le tour de la terre à l’équateur !
En
plus de ces bandes, des forets de protection étaient prévues
sur 5,7 millions d’hectares. La largeur des bandes et leur
composition étaient prédéfinies en fonction de
la localité, du contexte climatique et des plantes à
cultiver.
44
222 étangs et réservoirs d’eau étaient
prévus dans les kolkhoz et sovkhoz de toute la région,
accompagnant un vaste programme d’irrigation : 4000
réservoirs ont été construits, entretenant des
écosystèmes plus riches tout en subvenant à
l’irrigation des champs et à la régulation des
cours d’eau locaux.
L’ensemble
de ces mesures a permis une augmentation du rendement de 25 à
30% pour les céréales, de 50 à 75% pour les
légumes, et de 100 à 200% pour les herbes de fourrage.
72000
personnes ont été formées pour l’occasion.
Un ministère spécial pour les forêts supervisait
l’avancement des opérations, suivi par nombre
d’Universités et de centres de formation (10 000
instructeurs qualifiés ont notamment été formés
pour la seule année 1948 en vue d’un contrôle de
terrain dans les kolkhoz et sovkhoz). L’ensemble des surcoûts
induits par les plantations ont été bien sur pris en
charge par l’Etat, s’ajoutant aux incitations pécuniaires
pour le travail d’assolement et d’afforestation.
Le
Congrès du PCUS de 1952 a pointé en quatre ans
l’amélioration de la qualité des sols et de leur
bilan hydrique, la réduction des funestes formations de
ravines d’érosion, habituelles en région
steppiques.
Dans
les années les plus sèches, le rendement des sites
protégés par les bandes forestières a plus que
doublé. Dans les années normales, ce rendement a
augmenté de 60%. L’objectif était donc atteint,
là où les aménagements ont été
réalisés.
On
observe d’ailleurs encore aujourd’hui une rentabilité
deux à trois fois supérieure dans les champs proches
des rares bandes forestières encore en état
aujourd’hui, par rapport aux autres champs plus éloignés,
quand la période est sèche8.
Les
techniques qui se rapportent à une permaculture à
grande échelle sont bien apparentes dans les commentaires de
l’époque. On peut lire dans Etudes Soviétiques
(n°8, décembre 1948) : « Il n’est
pas dans notre intention d’expliquer dans le détail ce
qu’on entend par assolement herbaires et fourragers en URSS.
Qu’on sache seulement que l’inventeur en est
l’académicien bolchevik V. Williams. Cette méthode
est basée sur l’observation suivante, jamais
controuvée : des récoltes abondantes et sans cesse
croissantes (ce qui entre parenthèses démolit la
théorie réactionnaire de l’appauvrissement des
sols) ne sont possibles que sur un sol de structure solide et
finement granuleuse. Or le moyen le plus efficace d’assurer une
structure finement granuleuse du sol est l’introduction
périodique dans les assolements d’un mélange
d’herbes vivaces, de légumineuses et de céréales.
En se putréfiant les racines des herbes vivaces accomplissent
un travail gigantesque d’amélioration et
d’enrichissement des qualités physiques du sol. Ce
dernier acquiert une structure (…) qui possède
une remarquable capacité d’accumuler et de conserver
l’humidité qui apparaît à l’époque
des pluies et de la fonte des neiges. L’eau des averses
orageuses ne parvient pas non plus à raviner les terres :
elle est retenue et utilisée ultérieurement par les
plantes. (…) C’est pourquoi la décision envisage
d’étendre cette méthode encore davantage. En
l’espace de 6 ans seulement, avant 1955, les 77509 kolkhoz de
la steppe adapteront sur une grande échelle à leurs
champs ce système de rotation ou d’alternance des
cultures. »
Les
spécialistes auront reconnu dans ce texte, sans le vocabulaire
moderne des agronomes bien sûr, la notion de complexes
argilo-humiques à l’origine de la texture
granuleuse, dont les agrégats permettent au sol de ressembler
à une sorte d’éponge à forte capacité
de rétention, et qui sont issus à la fois de la roche
mère érodée par les racines profondes des arbres
(argiles) et de la matière organique putréfiée
plus superficiellement (humus). La formation très lente de ces
précieux CAH à l’origine de la fertilité
croissante du sol, résulte sous tous ses aspects d’une
activité biologique du sol (champignons, microfaune,
bactéries) que nos pesticides et nos engrais chimiques
surdosés tuent à petits feux. On insiste encore ici sur
la nécessité d’une polyculture, qui tranche avec
la monoculture intensive occidentale mise en place à la même
époque…
Les
raisons théoriques d’une telle transition agroécologique
On
trouvera dans un des derniers chapitres du livre intitulé
Agrobiologie de T. Lyssenko (1953), une conception dynamique
et interactionniste, qu’on peut associer au matérialisme
dialectique, doctrine officielle de l’URSS, à
l’origine des polycultures de steppes préconisées
en 1948 :
« Jusqu'à
présent la steppe [écosystème
de sol pauvre et de « mauvaises herbes »,
ndlr], dans la plupart des cas,
triomphait de la forêt. Ce n'était point parce que la
forêt, comme fait naturel, n'est jamais en mesure de lutter
contre la steppe, mais parce que l'intervention de l'homme dans la
nature, étant donné l'anarchie du mode d'exploitation
capitaliste, contribuait toujours à la victoire de la steppe
sur la forêt, et rarement au résultat contraire... Car,
tout récemment encore, dans la très grande majorité
des cas, l'homme se contentait d'abattre la forêt et ne se
préoccupait guère de la faire repousser. C'est
pourquoi, qu'il le voulût ou non, il aidait la steppe contre la
forêt. Il est vrai qu'après avoir défriché
la forêt afin de faire place nette pour les cultures, il
prenait toujours des mesures en vue d'empêcher l'envahissement
des champs cultivés par la végétation sauvage de
la steppe.
La
végétation sauvage de la steppe est donc l'ennemi
commun de la forêt et des plantes cultivées. Mais par
l'agrotechnie l'homme a toujours protégé ces dernières
contre les plantes adventices [mauvaise
herbes, ndlr], y compris les
pionniers de la végétation de la steppe tel que le
chiendent. Nous savons aussi, vous et moi, que dans la steppe les
forêts assurent des conditions favorables à la culture.
Elles atténuent et même font disparaître des
facteurs climatiques défavorables tels que les vents violents
ou desséchants, les tempêtes de poussière.
Ne
pouvons-nous donc, travailleurs de la science, associer la culture
des jeunes plantations et semis forestiers à celle de
différentes plantes utiles afin qu'ils fassent front contre
l'ennemi commun, la végétation sauvage de la steppe et
les facteurs climatiques défavorables, et ne pouvons-nous dans
la circonstance avoir pratiquement l'avantage ?
Quand
on fera la récolte, on se gardera de couper les tiges [des
maïs ou des tournesols, ndlr]. Il
faut les laisser pour qu’en hiver, elles retiennent la neige
sur toute la surface du semis forestier. » De
même « Il faut quand
on récolte le seigle couper la tige le plus haut possible afin
d’avoir un chaume élevé pour retenir la neige sur
l’écran forestier. (…) Cette protection sera
assurée tant par le tapis de ces dernières [semis
sous couvert végétal ou SCV, ndlr] que
par les façons données au terrain qu'elles occupent.
Là
réside l'avantage que les jeunes sujets d'essences forestières
retireront de leur association avec les semis de plantes annuelles
cultivées, tant que les branches des arbres et des arbrisseaux
ne se seront point suffisamment rapprochées. Après
quoi, le mélange d'essences recommandé par nous, —
chênes, érables et arbrisseaux — qui constitue
l'écran forestier, sera en mesure de résister par
lui-même à la végétation de la steppe, et
ne laissera s'installer ni le chiendent, ni aucun autre ennemi de la
forêt. »
Agrobiologie,
Trofim Lyssenko, 1953
PENDANT
CE TEMPS EN OCCIDENT…
La
deuxième guerre mondiale a développé
opportunément avec son industrie militaire de nombreux dérivés
utiles pour l’agriculture intensive, dont les célèbres
pesticides et engrais azotés. Les résultats de cette
méthode « révolutionnaire » se
sont immédiatement fait sentir, y compris en URSS où il
fallait prioritairement lutter contre les famines liées à
l’invasion nazi. Le célèbre DDT qui fait son
apparition aux USA au début des années quarante, ne
sera employé en URSS qu’à l’époque
de Khrouchtchev. Auparavant, les agrochimistes soviétiques et
leur chef de file Pryanichnikov, familier de ses homologues
occidentaux, n’influençait qu’à la marge la
« communauté scientifique » locale, de
tendance williamsienne concernant la protection des sols jusque dans
les années 50.
Dans
l’immédiat après guerre, quand l’URSS
renoua avec son agrobiologie traditionnelle (avec le plan de
transformation de la nature en particulier), les grandes propriétés
agricoles européennes, fortement impressionnées par les
résultats immédiats de l’agrochimie, démarrèrent
une tristement célèbre « révolution
verte » : réaménagement des
territoires, destruction des bocages, intensification de
l’agriculture par la chimie, hégémonie de la
monoculture sur des régions entières avec,
parallèlement, une perte de savoir-faire paysan qu’il
faudra des décennies à ressusciter (par la
permaculture).
UNE
ENERGIE PROPRE ET DURABLE, DÉJÀ...
« Le
socialisme c’est les soviets et l’électrification
dans tout le pays » disait Lénine. Sur la
question de l’énergie, clé de toutes les autres
questions économiques, l’URSS a d’abord investi
dans de puissantes centrales hydroélectriques, mondialement
célèbres, et qui se caractérisent par une
énergie disponible de façon massive, constante, propre
(sans déchets polluants) et totalement renouvelable. Là
comme dans les choix agricoles, l’anarchie de la production
privée capitaliste ne peut investir qu’à la marge
et ponctuellement dans des chantiers de plusieurs années sans
retour immédiat sur investissement. Quelques impuissantes
éoliennes tout au plus… Seul un Etat prolétarien
possesseur des moyens de production peut s’engager
financièrement dans une telle voie.
On
sait que la diversification des énergies est le soucis de tout
Etat souverain, et l’énergie thermique polluante fut
également utilisée, comme plus tard l’énergie
nucléaire à partir de 1954. Mais il faut souligner que
la priorité changea radicalement à l’arrivée
au pouvoir de Khrouchtchev comme l’indique un ouvrage
soviétique révisionniste « Principes du
marxisme-léninisme » (1961) de la période de
son mandat : « L’ampleur immense et sans
cesse croissante de l’usage de l’énergie
électrique met au premier plan la recherche de moyens peu
couteux de la produire. L’économie planifiée
socialiste permet d’exploiter de la façon la plus
rationnelle toutes les sources (…) : charbon, pétrole,
gaz, schiste, et les ressources hydrauliques qui sont les plus
économiques et les plus durables (sic). (…) Il
importe de construire à la fois de grandes usines hydrauliques
et des centrales thermiques. Ces dernières peuvent être
bâties vite et à relativement peu de frais. Il est vrai
qu’une centrale thermique fournit l’électricité
à un prix de revient supérieur à celui d’une
centrale hydraulique. Mais qui donne tôt donne deux fois dit le
proverbe.
La
construction prioritaire de centrales thermiques fonctionnant à
partir des charbons bon marchés, gaz et mazout, a été
choisie en URSS comme orientation principale du développement
énergétique en 1959 – 1965 ».
Dans
le rapport de Malenkov pour le 19ème congrès
du PCUS en 1952, concernant l’agriculture, on découvre
une surprenante orientation sur le plan des énergies utilisées
pour les machines agricoles : « La construction de
grandioses centrales hydroélectriques et
des systèmes d’irrigation sur la Volga, le Don, le
Dniepr et l’Amou-Daria (…) ouvrent de grandes
perspectives. (…) Ces travaux offrent de larges possibilités
pour l’électrification de la production
agricole, pour l’introduction de l’électrification
des labours, pour l’emploi des moissonneuses batteuses et
autres machines mues par l’électricité. »
LA
RUPTURE KROUCHTCHEVIENNE
Joseph
Staline meurt en 1953. La « déstalinisation »
khrouchtchévienne est bien connue, mais on connaît moins
sa déclinaison dans le domaine de l’agriculture, qui fut
une rupture radicale, non pas dans sa volonté de produire
plus, mais bien dans le bouleversement des techniques employées.
La position de Khrouchtchev était claire : L’URSS
commençait à atteindre la sérénité
et l’assurance du communisme parvenu à son stade final,
ce qui signifiait qu’elle devenait non plus rivale mais
« concurrentielle » des pays impérialistes
sur leur propre terrain, y compris celui de la « révolution
verte » et de l’agrochimie!
S’il
fallait utiliser le terme « productivisme »
(« produire
pour produire » plus que pour satisfaire les besoins
alimentaire du peuple), comme le font bien des écologistes, ce
serait évidemment pour cette période de
« déstalinisation ».
« Monsieur
Maïs » comme on l’appelait à l’époque,
avait décrété le passage brutal à
l’agriculture intensive sur le modèle américain
(qu’il fallait donc désormais vaincre sur son propre
terrain), et bien sûr le démantèlement de tout ce
qui avait été fait auparavant avec d’autres
méthodes.
Le
plan de transformation de la nature fut officiellement abrogé
entre 1956 et 1959. 570 stations forestières mises en place
pour les plantations de steppes ont parallèlement été
démantelées, et de nombreuses bandes forestières
déjà plantées ont été abattues
pour l’exploitation du bois, comme des centaines de milliers
d’hectares de forêts dans les années 60… Le
Minleskhoz, Ministère de la gestion des forêts, symbole
fort de l’attachement de l’Etat soviétique pour
ses ressources sylvicoles, fut lui même liquidé, intégré
au Ministère de l’Agriculture en plein bouleversement.
On
recommanda désormais d’utiliser massivement les engrais
chimiques et les pesticides, et on pratiqua sur des territoires
entiers la monoculture de maïs ou de coton. D’énormes
fonds ont été dépensés à cet effet
pour la construction d’usines chimiques. Mais sur la durée
on constata rapidement une baisse de qualité des terres noires
des steppes qui devenaient progressivement salines et impropres à
la culture.
En
1962, après la fameuse Campagne
des terres vierges et ses
labours irrationnels, des tonnes de terres partirent en poussières
sous les vents violents du Kazakhstan. Des pénuries de pain et
de farine se développèrent en URSS et on dût pour
la première fois depuis la fin de la guerre acheter du pain à
l’étranger (13 millions de tonnes de pain pour 600
tonnes d’or des réserves nationales). On constata en
1967, année particulièrement sèche, que les
productions agricoles les moins touchées étaient celles
qui jouxtaient les bandes forestières encore en place dans
certaines régions. L’impact sur l’environnement et
sur la santé (multiplication des cancers liés à
l’usage du DDT notamment) devint de plus évident :
une politique de reboisement redevint nécessaire, mais elle
n’égala jamais le gigantesque plan de 194810.
On
poursuivit encore la plantation de bandes forestières au début
des années 80 (30 000 hectares) mais elle fut stoppée
une nouvelle fois en 1985. En 1995, 19800 hectares de plantations
sont encore réalisés, pour 2000 hectares par an après
cette date. 300 hectares par an seulement après 2007, soit un
effondrement total de cette politique d’afforestation russe qui
avait caractérisé la première moitié du
siècle précédent… La charge de la gestion
des forêts est retirée du Ministère de
l’Agriculture en 2006, début des déforestations
massives mentionnées plus haut, renouant avec la funeste
période Khrouchtchev de fuite en avant agricole.
Khrouchtchev
et la mer d’Aral
Deux
grands fleuves alimentent la célèbre mer d’Aral,
qui est une mer intérieure jouxtant le Kazakhstan. L’idée
selon laquelle il fallait désormais fertiliser les déserts
kazakh et ouzbek voisins à partir d’une ponction dans
ces fleuves (Syr-Daria et Amou-Daria) date des premières
décennies de l’URSS. La construction de canaux commence
en 1940 sur le fleuve Amou-Daria. Le réservoir de Kairak Koum
est construit en 1943 sur le Syr-Daria. Un nouveau chantiers commence
en 1950 sur l’Amou-Darya, coté turkmène, mais
l’exploitation de gisements d’eau locaux au Turkménistan
permet
de stopper le chantier du canal en 1953 :
L’approvisionnement
en eau des champs turkmènes est dit-on désormais
suffisant pour l’agriculture locale.
Mais
en lien avec l’immense besoin d’irrigation du Kazakhstan
lors de l’aventureuse « campagne des terres
vierges » (agriculture extensive sans afforestation),
Khrouchtchev décidera pourtant en 1954 la réouverture
du chantier de ce canal: Le niveau de la mer d’Aral commencera
à baisser ensuite (il passe de 53.4 m en 1960 à 30,9 m
en 2012).
CONCLUSION
Au-delà
des caricatures et des approximations qui ont caractérisé
l’historiographie occidentale de l’agriculture soviétique
pré-khrouchtchévienne, fortement liée au dogme
de l’agrochimie naissante et triomphante à la même
époque, on voit bien aujourd’hui toute l’importance
d’un travail sérieux, qui reste à faire, sur les
archives russes du plan de transformation. L’enjeu
dépasse d’ailleurs la seule question de l’agroécologie
puisque sur le plan idéologique, l’écologie
politique occidentale, née tardivement dans les années
70, s’est constituée autour d’un
« antiproductivisme » renvoyant dos à
dos les « deux grands » de la guerre froide. La
« décroissance », qui consiste à
produire local et sans surplus est perçue aujourd’hui
par eux comme une évidence, érigeant une contradiction
indépassable entre la nécessité de respecter la
« nature » sur laquelle l’homme n’aurait
pas de « droit » (alors qu’il la
transforme depuis le néolithique et que cette transformation
est consubstantielle à son histoire civilisationnelle) et les
problèmes liés à l’alimentation de
populations à la démographie galopante.
Cette
contradiction n’est pas insurmontable, pour peu qu’on
considère la fertilisation des sols arables de façon
« durable » et sans intrants –ce qui fait
désormais plus ou moins consensus dans la communauté
scientifique- sur une grande échelle, c'est-à-dire
en s’en donnant les moyens à l’échelle
nationale. C’est ce qu’ont tenté de faire les
soviétiques notamment avec ce plan de transformation, même
si on a considéré dans un premier temps le passage à
une agriculture intensive alignée sur le modèle
occidental depuis Khrouchtchev non comme une décision
idéologique et aventurière (ce qu’elle fût),
mais comme la solution aux « échecs »
supposés de la période précédente. En
réalité, on voit de plus en plus clairement aujourd’hui
que cette rupture fut un désastre écologique, encore
mesurable aujourd’hui, et qu’on ne peut en aucun cas
l’imputer à Staline.
Les
positions malthusiennes sont aujourd’hui battues en brèche
par les études récentes, qui montrent notamment que
l’empreinte écologique la plus grande est bien celle des
pays capitalistes les plus développés, malgré
leur taux de natalité très bas, pendant que celle des
pays en voie de développement et caractérisés
par une natalité forte, reste basse. Les écologistes
« décroissants » pourtant, toujours
ancrés sur ces thèses réactionnaires, continuent
de considérer que si les ressources, comme tout ce que la
Terre peut fournir à l’homme, sont limitées par
définition, la croissance démographique quant à
elle serait la seule variable à ne jamais atteindre aucun
plafond. Selon l’économiste Jean Ziegler, l’agriculture
mondiale actuelle pourrait nourrir, si la distribution des denrées
était équitable, plus de 12 milliards de personnes…
alors que nous ne sommes que 7 milliards, sans doute 9 milliards à
l’horizon 2050. Pourquoi d’ici là les peuples
asservis n’atteindraient-ils pas à leur tour, en se
libérant de l’oppression impérialiste et de la
pauvreté, la « transition démographique »
qui fut la nôtre en occident ?
Les
décroissants tirent la sonnette d’alarme sur
l’épuisement prochain des ressources naturelles dont
nous dépendons. Or c’est bien par l’affranchissement
des peuples encore sous domination impérialiste que la
natalité pourra s’y stabiliser. La sonnette d’alarme
de cette oppression n’est-elle pas stratégiquement plus
urgente que celle des décroissants millénaristes, qui
prônent une monde de repli survivaliste, d’autosuffisance
individuelle dans un monde de pénurie ?
Quand
le désert avance sur les riches milieux habités par
l’homme, la protection de l’environnement consiste t-elle
à protéger « tous les milieux naturels »
dans l’absolu, ou à protéger les milieux riches
et fertiles que nous peuplons contre les déserts, les steppes
stériles, les toundras gelées ? Dans ce cas, on
voit à quel point une agroécologie fondée sur
l’alliance des terres arables et des forêts contre ces
milieux hostiles, plutôt que sur l’opposition abstraite
de l’homme et de la nature
sauvage, est libératrice. Ce fut tout au moins l’ambitieux
projet du plan de transformation de la nature de 1948, dont nous
célébrons cette année le 70ème
anniversaire11.
1
« Une route à la place de ceintures
forestières » (23 novembre 2017, Pavel
Krivotchev, Site Krymr.com). https://ru.krymr.com/a/28870213.html
2
Le site du CNES (Centre National d’Etudes Spatiales)
précise : « Construites à l'époque
soviétique entre 1949 et 1965, impulsées par Staline,
ces ceintures forestières nationales sont situées dans
la vallée de la Volga. Elles se répartissent sur 8
zones continues constituées de 2 à 6 rideaux d'arbres
espacés de 300 m pour une longueur totale de 5000 km. La
portion de ceinture photographiée par Thomas le 16 février
2017 est composée de 3 rideaux et s'étend sur 595 km. A
la vue du décor enneigé du cliché, on pourrait
croire que ces haies sont destinées à contrer des vents
glacials venant du nord. Tout l'inverse ! Ces haies combattent les
vents secs venant du sud-est et de l'est (la photo de Thomas n'est
pas orientée au nord). L'objectif poursuivi par Staline était
d'augmenter les rendements (et d'éviter des famines) en
limitant l'érosion des sols et l'évaporation des
cultures. Ces barrières pharaoniques sont complétées
par des haies plus étroites autour de parcelles agricoles. »
(https://cnes.fr/fr/media/lignesetrangestpjpg).
3
Cf. Traité d’agroécologie. Joseph Pousset. 2012.
Editions France agricole.
4
Les famines, fréquentes dans les premières années
de la révolution comme sous le tsarisme, se sont raréfiées
au cours des années de collectivisation à la fin des
années trente. Lire à ce sujet « Famine et
transformation agricole en URSS » (Mark Tauger, Ed.
Delga).
5
Les allemands ont exterminé des millions de soviétiques,
rasé 2000 villes, 70 000 villages, détruit des
entreprises employant au total 4 millions de travailleurs. Malgré
ce coût exorbitant pour l’économie soviétique,
celle-ci se redressera assez rapidement puisqu’en 1948, la
production dépassera déjà celle de 1940 (elle
sera en 1950, 73% plus élevée qu’en 1940, au
terme du quatrième plan quinquennal). [Un autre regard sur
Staline, L. Martens, EPO]
6
Les « zapovedniki » sont les premières
et les plus radicales des réserves naturelles du monde, créées
par Lénine en 1921 en même temps que la nationalisation
de l’intégralité du territoire (ce qui est
impossible sous le capitalisme où les réserves
naturelles sont marginales). Elles n’ont cessé de se
développer jusque dans les années cinquante et
connaitront un coup d’arret entre 1951 et 1966. En 1946, un
décret sur la protection de la nature annonçait le
développement des zapovedniki. De nouvelles réserves
naturelles furent alors notamment créées (Denezkhin
Kamen et Visim en 1946, Chita et Sakhaline centre/sud en 1948).
(Source : Lesmatérialistes.com)
7
La Nouvelle Politique Economique (NEP) décrétée
par Lénine dans les années 20 correspondait sur le plan
économique à un recul tactique préalable
permettant d’accumuler suffisamment de forces, quitte à
réintroduire temporairement une forme d’économie
capitaliste contrôlé par l’Etat prolétarien,
pour passer à la collectivisation des terres et aux plans
d’industrialisation. On peut parallèlement considérer
qu’un plan agroécologique nécessitait de même
un recul préalable, y compris sur le plan des techniques
agricoles pour des résultats de court terme, avant d’envisager
des investissements de plus long terme.
8
Государственная
лесополоса
/ Les ceintures forestières d’Etat.
http://www.ng.ru/science/2008-11-26/14_forests.html
9
http://www.fao.org/docrep/x5349f/x5349f01.htm#TopOfPage
10
voir
les liens russes :
http://erazvitie.org/article/preobrazuem_prirodu
et http://www.domarchive.ru/chronica/8787
11
Pour plus de précisions au sujet de l’agroécologie
cubaine et soviétique, voir « L’écologie
réelle, une histoire soviétique et cubaine »
(G. Suing, 2018. Ed. Delga).
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