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Réflexions sur le maoïsme - Chapitre 5

Deux camps ou trois mondes?

CHAPITRE 5 : DEUX CAMPS OU TROIS MONDES

Dans le domaine international également, Mao aime le chiffre trois. Avec sa théorie des « zones intermédiaires » puis celle « des trois mondes », il finira par faire de la Chine une alliée des U.S.A., qui soutiendra les pires dictateurs, appuiera les fascistes-intégristes afghans en les présentant comme des « résistants » et diffusera le concept antiscientifique de « social-impérialisme » pour caractériser l’U.R.S.S.

1) La théorie de la zone intermédiaire

La théorie de la zone intermédiaire consiste à considérer que le monde est divisé en trois catégories: les Etats-Unis, l’Union Soviétique et le reste du monde. Dans un entretien avec la journaliste Anna Louise Strong d’août 1946, Mao développe pour la première fois ce mode d’analyse de la situation mondiale qui restera ensuite une constante des analyses des maoïstes. Mao répond ici à la question de l’éventualité d’une guerre des Etats-Unis contre l’U.R.S.S.:

« Une zone très vaste englobant de nombreux pays capitalistes, coloniaux et semi-coloniaux en Europe, en Asie et en Afrique sépare les Etats-Unis de l’Union Soviétique. Avant que les réactionnaires américains n’aient assujetti ces pays, une attaque contre l’Union Soviétique est hors de question. (...). A mon avis, le peuple américain et les peuples de tous les pays menacés par l’agression américaine doivent s’unir et lutter contre les attaques des réactionnaires américains et de leurs laquais dans ces pays. Seule la victoire remportée dans cette lutte permettra d’éviter une troisième guerre mondiale; sinon celle-ci sera inévitable »[1].

Nous avons en germe dans cette analyse les éléments clefs qui seront développés dans la fameuse « théorie des 3 mondes ». La suprématie des Etats-Unis issue de la seconde guerre mondiale amène Mao à se focaliser sur le seul impérialisme américain. Les autres impérialismes sont situés dans la « zone intermédiaire » au même titre que les pays coloniaux et semi-coloniaux qu’ils oppriment. Logiquement, l’analyse de Mao conduit à l’appel à constituer un « front uni mondial anti-américain » regroupant l’Union Soviétique et les pays de la zone intermédiaire. Enfin, l’analyse de Mao regroupe dans la même zone intermédiaire les pays de démocratie populaire de l’Est et les pays impérialistes d’Europe.

Le P.C.C. précisera son analyse dans un article de Lu Ting-Yi en janvier 1947, dans l’organe officiel du P.C.C., le « Yenan Emancipation Daily ». Voici comment l’article présente le système des contradictions mondiales:

« Le deuxième point fondamental: la lutte entre les forces de la démocratie et les forces anti-démocratiques s’étendra sur la plus grande partie du monde. C’est à dire que, dans le monde, il y a l’Union Soviétique socialiste où, depuis longtemps il n’y a pas eu de forces anti-démocratiques et donc, pas de lutte interne entre démocratie et anti-démocratie. Les autres endroits du monde, à part l’Union Soviétique — c’est à dire, l’ensemble du monde capitaliste — sont pleins de luttes entre démocratie et anti-démocratie. Ainsi, à la suite de la Deuxième guerre mondiale, la contradiction dominante dans le monde politique actuel est celle entre les forces démocratiques et anti-démocratiques, et non pas celle entre le monde capitaliste et l’Union Soviétique, et de même, non pas celle entre l’Union Soviétique et les Etats-Unis. Pour être plus concret, les contradictions dominantes dans le monde, à présent, sont la contradiction entre le peuple américain et les réactionnaires américains, la contradiction anglo-américaine, et la contradiction sino-américaine. La propagande démagogique des réactionnaires en Chine et à l’étranger est ainsi balayée à fond, de sorte que toutes les personnes de bon cœur ne seront pas égarées par elle. Une propagande dogmatique dirait que la contradiction dominante d’aujourd’hui dans le monde actuel est celle entre pays capitalistes et socialistes, que la contradiction soviéto-américaine est dominante tandis que les contradictions anglo-américaine et sino-américaine sont secondaires, que les pays socialistes et capitalistes ne peuvent pas coopérer pacifiquement, que la guerre soviéto-américaine est inévitable, etc. »[2].

Pour le P.C.C., la propagande anti-soviétique des américains n’est qu’un « rideau de fumée » visant à endormir la vigilance des autres pays qui eux sont véritablement menacés par l’impérialisme américain. De même, le danger d’une troisième guerre mondiale est inexistant et l’évoquer, c’est participer à la propagande américaine:

« Pour cette raison, nous ne devons pas être égarés par le rideau de fumée des impérialistes américains, et en arriver à perdre notre capacité de jugement et à devenir la proie de la propagande démagogique disant que la dite « contradiction soviéto-américaine » est la « contradiction dominante dans le monde », que la « troisième guerre mondiale est inévitable », etc. La seule voie correcte et le devoir de toute personne dans notre camp de démocratie, est d’éliminer résolument le rideau de fumée et d’appeler chacun- parmi le peuple américain et les peuples des divers pays capitalistes, colonies et semi-colonies- à se soulever et à reconnaître clairement l’ennemi, à se sauver lui-même de la destruction, et à s’opposer à l’attaque et à l’agression des impérialistes américains »[3].

Avec ce type d’analyse, le P.C.C. ne peut que conclure à la nécessité d’un front uni mondial anti-américain qui se décline dans chacun des pays par des fronts nationaux anti-américains:

« Les peuples des Etats-Unis et des divers pays capitalistes, des colonies et des pays semi-coloniaux doivent aussi agir tous ensemble pour former un front uni mondial contre l’impérialisme américain et les réactionnaires dans tous les pays. Ce front uni mondial, cette armée colossale comprenant bien plus d’un milliard de personnes, est précisément la puissance démocratique mondiale. (...). Ce front uni mondial va sans doute avoir la sympathie de l’Union Soviétique. (...). A l’intérieur de chaque pays capitaliste, chaque colonie et chaque pays semi-colonial, il y aura aussi des fronts unis extrêmement larges, comme en Chine, contre les impérialistes américains et contre les réactionnaires en Chine »[4].

L’analyse du P.C.C. élimine tout simplement la lutte des classes dans les pays impérialistes de la « zone intermédiaire » et la lutte de libération des colonies et semi-colonies. Il appelle dans chaque pays à un front uni allant du prolétariat à la bourgeoisie, à l’exception des « réactionnaires », c’est à dire à l’exception de la fraction de la bourgeoisie vendue aux américains. Il élimine l’Union Soviétique de ce front uni mondial (Elle ne fera que donner sa « sympathie »). Le P.C.C., qui aime décidément bien les fronts, tente de généraliser à l’échelle mondiale ce qu’il fait en Chine par son alliance avec la « bourgeoisie nationale ». Nous sommes en présence d’une analyse anti-marxiste du début à la fin.

A la même période, l’Union Soviétique et Staline prenaient l’initiative de constituer le Kominform. André Jdanov y présente en septembre 1947 une analyse de la situation mondiale entièrement différente de celle du P.C.C. Il commence par montrer que le danger de guerre contre l’Union Soviétique n’est pas un « rideau de fumée ». Si les Américains visent bien à la domination mondiale, ils ont en face d’eux non pas un vague « camp démocratique » mais des forces précises: l’U.R.S.S., les démocraties populaires, le mouvement ouvrier de tous les pays, les forces anti-impérialistes de libération de tous les pays. Ecoutons cette analyse:

« Mais sur le chemin de leurs aspirations à la domination mondiale, les Etats-Unis se heurtent à l’U.R.S.S. avec son influence internationale croissante, comme au bastion de la politique anti-impérialiste et antifasciste, aux pays de la nouvelle démocratie qui ont échappé au contrôle de l’impérialisme anglo-américain, aux ouvriers de tous les pays, y compris les ouvriers de l’Amérique même, qui ne veulent pas de nouvelle guerre de domination au profit de leurs propres oppresseurs. C’est pourquoi le nouveau cours expansionniste et réactionnaire de la politique des Etats-Unis vise à la lutte contre l’U.R.S.S., contre les pays de la nouvelle démocratie, contre le mouvement ouvrier de tous les pays, contre le mouvement ouvrier aux Etats-Unis, contre les forces anti-impérialistes de libération dans tous les pays. Les réactionnaires américains, inquiets des succès du socialisme en U.R.S.S., des succès des pays de la nouvelle démocratie et de la croissance du mouvement ouvrier et démocratique dans tous les pays du monde entier, après la guerre, sont enclins à se fixer comme tâche celle de « sauver » le système capitaliste du communisme ».[5]

Jdanov poursuit en dégageant l’existence de « deux camps » mais qui sont sensiblement différents des « deux forces » proposées par le P.C.C. Si les termes démocratique et anti-démocratique sont utilisés, c’est en les précisant par d’autres: impérialiste-anti-impérialiste. Jdanov ne fait bien entendu aucune mention de la fameuse « zone intermédiaire ». Il inclut l’U.R.S.S. dans le camp anti-impérialiste. Il précise enfin les forces sociales et politiques du camp anti-impérialiste: le mouvement ouvrier, le mouvement de libération nationale, les partis communistes. Nous sommes à l’antipode du concept vague de « peuple » qu’utilise le P.C.C. dans son analyse:

« Plus nous nous éloignons de la fin de la guerre, et plus nettement apparaissent les deux principales directions de la politique internationale de l’après-guerre, correspondant à la disposition en deux camps principaux des forces politiques qui opèrent sur l’arène mondiale: le camp impérialiste et antidémocratique d’une part, et, d’autre part, le camp anti-impérialiste et démocratique. Les Etats-Unis sont la principale force dirigeante du camp impérialiste. L’Angleterre et la France sont unies aux Etats-Unis. (...). Le camp impérialiste est soutenu aussi par des Etats possesseurs de colonies, tels que la Belgique et la Hollande, et par des pays au régime réactionnaire antidémocratique, tel que la Turquie et la Grèce, ainsi que par des pays dépendants politiquement et économiquement des Etats-Unis, tels que le Proche-Orient, l’Amérique du Sud, la Chine. Le but principal du camp impérialiste consiste à renforcer l’impérialisme, à préparer une nouvelle guerre impérialiste, à lutter contre le socialisme et la démocratie et à soutenir partout les régimes et mouvements profascistes réactionnaires et antidémocratiques. (...).

Les forces anti-impérialistes et anti-fascistes forment l’autre camp. L’U.R.S.S. et les pays de la nouvelle démocratie en sont le fondement. Les pays qui ont rompu avec l’impérialisme et qui se sont engagés dans la voie du développement démocratique, tels que la Roumanie, la Hongrie, la Finlande en font partie. Au camp anti-impérialiste adhèrent l’Indonésie, le Vietnam, l’Inde; l’Egypte et la Syrie y apportent leurs sympathies. Le camp anti-impérialiste s’appuie dans tous les pays sur le mouvement ouvrier et démocratique, sur les Partis Communistes frères, sur les combattants du mouvement de libération dans les pays coloniaux et dépendants, sur toutes les forces progressistes et démocratiques qui existent dans chaque pays. Le but de ce camp consiste à lutter contre les menaces de nouvelles guerres et d’expansion impérialiste, pour l’affermissement de la démocratie et pour l’extirpation des restes du fascisme »[6]

Le rapport de Jdanov débouche sur des conclusions fondamentalement différentes de celles du P.C.C. La première conclusion est de souligner l’importance d’une coordination de l’action des partis communistes en Europe. Ce sont en effet à eux qu’incombe la tâche historique de diriger la résistance aux plans américains visant à imposer son hégémonie en Europe et ainsi à encercler l’Union Soviétique. Jdanov ne parle à aucun moment de « front » mais indique à de nombreuses reprises la responsabilité et le rôle dirigeant que doivent avoir les partis communistes:

« Pourtant, dans la situation actuelle des Partis communistes, il y a aussi des faiblesses propres. Certains camarades avaient considéré la dissolution du Komintern comme signifiant la liquidation de toutes les liaisons, de tout contact entre les Partis communistes frères. Or, comme l’expérience l’a démontré, une pareille séparation des Partis communistes n’est pas juste, mais nuisible et foncièrement contre nature. Le mouvement communiste se développe dans les cadres nationaux, mais en même temps, il est placé devant des tâches et des intérêts communs aux Partis communistes des différents pays »[7].

Les Partis qui sont ici critiqués sont le P.C.F. et le P.C.I. Le Kominform leur reprochera d’avoir eu une position trop suiviste et opportuniste vis à vis de « leur » bourgeoisie. Il critiquera également le P.C.F. sur ses positions concernant les colonies françaises. La deuxième conclusion est l’appel aux partis communistes à prendre la tête de la lutte anti-impérialiste:

« C’est pourquoi les Partis communistes doivent se mettre à la tête de la résistance dans tous les domaines — gouvernemental, économique et idéologique — aux plans impérialistes d’expansion et d’agression. Ils doivent serrer leurs rangs, unir leurs efforts sur la base d’une plate-forme anti-impérialiste et démocratique commune, et rallier autour d’eux toutes les forces démocratiques et patriotiques du peuple »[8].

Soulignons enfin la position sur le danger d’une nouvelle guerre mondiale. Celui-ci est bien réel contrairement à ce qu’affirment les Chinois. Tant qu’existera l’impérialisme, il enfantera la guerre comme l’ont montré Lénine et Staline. Simplement, le déclenchement ou non d’une guerre donnée dépend du rapport des forces du moment:

« Il importe de considérer qu’il y a très loin du désir des impérialistes de déclencher une nouvelle guerre à la possibilité d’organiser une telle guerre. Les peuples du monde entier ne veulent pas la guerre. Les forces attachées à la paix sont si grandes qu’il suffirait qu’elles fassent preuve de ténacité et de fermeté dans la lutte pour la défense de la paix pour que les plans des agresseurs subissent un fiasco total »[9].

2) De la lettre en 25 points à la théorie des 3 mondes

La lettre en 25 points, présentée comme un exemple de la rupture radicale avec le révisionnisme khrouchthévien, maintient les mêmes erreurs et déviations du P.C.C. Elle continue à défendre une conception non marxiste de l’impérialisme et des guerres, à maintenir le concept antiscientifique de « zone intermédiaire », à défendre les alliances opportunistes de classe au nom du « front uni antiaméricain ».

a) La lettre en 25 points :

Le 14 juin 1963, le P.C.C. envoie une lettre au comité central du Parti Communiste de l’Union Soviétique intitulée « Propositions concernant la ligne générale du mouvement communiste international ». Il réaffirme sa théorie de la « zone intermédiaire » et tente de la justifier en faisant un parallèle avec la seconde guerre mondiale. Sans aucune analyse sérieuse, le PCC considère que les Etats-Unis étant les « nouveaux fascistes », il convient d’appliquer contre eux la même tactique que celle proposée par le VIIème Congrès de l’I.C., c’est à dire la tactique des Fronts populaires antifascistes:

« Mettant à profit la situation née après la Seconde guerre mondiale et ayant pris la relève des fascistes allemands, italiens et japonais, les impérialistes américains essaient d’établir un immense empire mondial sans précédent dans l’histoire. Leur objectif stratégique a toujours été d’envahir et de dominer la zone intermédiaire située entre les Etats-Unis et le camp socialiste, d’étouffer la révolution des peuples et nations opprimés, de passer à la destruction des pays socialistes, et, par là, de placer tous les peuples, tous les pays du monde, y compris les alliés des Etats-Unis, sous la servitude et la domination du capital monopoleur américain »[10]

Tous les « peuples et pays » auraient donc un ennemi principal commun qui serait l’impérialisme américain. Comme à l’époque du combat anti-nazi, ils devaient donc s’unir contre l’ennemi commun:

« Ainsi, les impérialistes américains se sont mis en opposition avec les peuples du monde entier et se trouvent encerclés par eux. Il est nécessaire et possible pour le prolétariat mondial d’unir toutes les forces susceptibles d’être unies, de mettre à profit les contradictions internes de l’ennemi et de créer le front uni le plus large contre l’impérialisme américain et ses laquais »[11].

S’adressant au mouvement communiste international, le discours du P.C.C. se radicalise comme on le voit. Le prolétariat apparaît dans le discours, mais c’est pour lui demander de considérer l’impérialisme américain comme l’ennemi principal partout dans le monde. Encore une fois, il est demandé une alliance avec « sa bourgeoisie nationale » contre l’ennemi principal américain. Dans un pays comme la France, il fallait donc s’unir avec De Gaulle du fait de son opposition aux U.S.A.:

«Le département d’Etat américain a lancé une campagne anti-française avec l’intention évidente de faire disparaître De Gaulle. Durant les élections, les Etats-Unis ont également apporté un soutien énergique au candidat présidentiel pro-américain (Mitterrand, NDLR). Néanmoins, De Gaulle fut réélu au grand regret de Washington »[12].

Il se trouva effectivement de soi-disant « marxistes-léninistes » qui firent campagne pour appelerà voter De Gaulle. Le P.C.M.L.F. proclamait ainsi que l’impérialisme américain était l’ennemi principal du peuple français, que la lutte pour l’indépendance nationale était la lutte principale en France, que le gouvernement capitaliste de De Gaulle et le peuple français avaient un ennemi commun, etc. Il appelait en conséquence à voter De Gaulle aux élections du 10 décembre 1965.

b) La zone des tempêtes :

La lettre en 25 points propose également une analyse en apparence correcte des contradictions mondiales, mais c’est pour ensuite les réduire à une seule, celle entre les nations opprimées et l’impérialisme:

« Quelles sont les contradictions fondamentales du monde contemporain? Les marxistes-léninistes ont toujours estimé qu’elles sont les suivantes: Contradiction entre le camp socialiste et le camp impérialiste; Contradiction entre le prolétariat et la bourgeoisie au sein des pays capitalistes; Contradiction entre les nations opprimées et l’impérialisme; Contradiction entre pays impérialistes, entre groupes monopolistes. (...). C’est dans les vastes régions d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine que convergent les différentes contradictions du monde contemporain, que la domination impérialiste est la plus faible, et elles constituent aujourd’hui la principale zone des tempêtes de la révolution mondiale qui assène des coups directs à l’impérialisme »[13].

La contradiction principale n’est plus la lutte entre le prolétariat et la bourgeoisie et, à l’échelle internationale, la lutte entre le camp socialiste et le camp impérialiste, mais devient la lutte entre les nations opprimées et l’impérialisme. Nous sommes à l’antipode de l’analyse léniniste qui considère que la question des droits des nations est une partie de la question générale de la révolution prolétarienne. Voici ce que disait Staline à ce propos:

« La question se pose ainsi: les possibilités révolutionnaires du mouvement de libération des pays opprimés sont-elles, oui ou non, déjà épuisées? Et si elles ne le sont pas, y a t-il espoir, y a t-il une raison d’utiliser ces possibilités pour la révolution prolétarienne, de transformer les pays dépendants et coloniaux, de réserve de la bourgeoisie impérialiste en réserve du prolétariat révolutionnaire, d’en faire l’allié de ce dernier? A cette question, le léninisme répond par l’affirmative, c’est à dire qu’il reconnaît l’existence, dans le mouvement de libération nationale des pays opprimés, d’aptitudes révolutionnaires, et il juge possible de les utiliser en vue du renversement de l’ennemi commun, en vue du renversement de l’impérialisme. (...). De là la nécessité pour le prolétariat des nations « dominantes » de prêter un soutien résolu et actif au mouvement de libération nationale des peuples opprimés et dépendants. Cela ne signifie évidemment pas que le prolétariat doive soutenir tout mouvement national, toujours et partout. Dans chaque cas particulier et concret, il s’agit d’appuyer ceux des mouvements nationaux qui tendent à affaiblir, à renverser l’impérialisme, et non à le maintenir et à le consolider. Il est des cas où les mouvements nationaux de certains pays opprimés entrent en conflit avec les intérêts du développement du mouvement prolétarien. Il va de soi que, dans ces cas là, on ne saurait parler de soutien. La question des droits des nations n’est pas une question isolée et se suffisant à elle-même; c’est une partie de la question générale de la révolution prolétarienne, subordonnée à l’ensemble et demandant à être examinée du point de vue de l’ensemble »[14].

La thèse de la « zone des tempêtes » est une illustration de la fameuse théorie de Mao du « déplacement » des contradictions et des aspects des contradictions. Comme pour la paysannerie qui d’alliée devient force dirigeante, le mouvement de libération nationale passe du caractère d’allié à celui de « zone des tempêtes ». Cela conduira le P.C.C à soutenir les Mobutu, Pinochet et consort. Il les conduira à soutenir les intégristes d’Afghanistan, dénommés « résistants afghans », contre l’Union Soviétique. Il conduit aujourd’hui, lors de l’agression de l’OTAN impérialiste contre la Yougoslavie, le journal maoïste français « Partisan » à soutenir la prétendue « juste lutte du peuple kossovar ».

Dans les théories de la « zone intermédiaire » et dans celle de la « zone des tempêtes », deux contradictions disparaissent: la contradiction entre la bourgeoisie et le prolétariat et la contradiction entre le camp socialiste et le camp impérialiste. En Chine également, considérer que la « bourgeoisie nationale » peut construire le socialisme, comme nous l’avons montré dans un chapitre précédent, conduit à éliminer la contradiction entre bourgeoisie et prolétariat chinois.

c) La théorie de la ville et de la campagne mondiale :

Pour argumenter son « déplacement » des contradictions, le P.C.C. va faire ressurgir la vieille théorie de Boukharine sur la ville et la campagne mondiale. En Chine, la thèse de « l’encerclement des villes par la campagne » a servi à justifier l’abandon de l’action prioritaire en direction du prolétariat après 1935. Ecoutons Lin Biao à ce sujet:

« Seule la campagne est le monde sans fin où les révolutionnaires peuvent agir en toute liberté. Seule la campagne est la base révolutionnaire à partir de laquelle les révolutionnaires peuvent diriger leurs pas vers la victoire finale. Aussi la théorie du camarade Mao Tsé-Toung sur l’établissement de bases révolutionnaires dans les régions rurales et l’encerclement des villes par la campagne attire-t-elle de plus en plus l’attention des peuples de ces continents. Si l’on prend le monde dans son ensemble, l’Amérique du Nord et l’Europe occidentale peuvent être tenues pour ses « villes » et l’Asie, l’Afrique, l’Amérique latine en seraient la « campagne ». (...). Dans un certain sens, la révolution mondiale connaît aujourd’hui une situation qui voit les villes encerclées par la campagne. Finalement, c’est de la lutte révolutionnaire des peuples d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine, où vit l’écrasante majorité de la population mondiale, que dépend la cause révolutionnaire mondiale »[15].

Cette thèse n’est pas nouvelle. Boukharine, chargé par la commission exécutive de proposer un « projet de programme de l’I.C. » pour le VIème congrès, la développe déjà. L’objectif du projet était de susciter un large débat pour préparer l’adoption d’un programme mondial au VIème congrès. Sa publication ne vaut donc pas approbation par l’I.C. de l’ensemble des thèses contenues dans le document. Voici comment la commission du programme du Comité Exécutif de l’I.C. présente le projet:

« En publiant ce projet de programme, la commission, se conformant aux décisions du C.E. de l’I.C., invite tous les camarades à répondre par des articles de critique, des remarques, des propositions concrètes. (...). La question du programme sera une des questions centrales du VIème congrès. Il est nécessaire que l’I.C. reçoive suffisamment de matériaux pour l’examen de cette question au congrès. C’est pourquoi la commission invite tous les camarades à entreprendre une discussion fructueuse sur ce programme »[16].

Voici ce que Boukharine écrit à propos de la ville et de la campagne mondiale:

« Au point de vue de la lutte contre l’impérialisme, et de la conquête du pouvoir par la classe ouvrière, les révolutions coloniales et les mouvements d’affranchissement nationaux jouent un rôle considérable. L’importance des colonies et des semi-colonies dans la période transitoire résulte également du fait que, par rapport aux pays industriels qui sont en quelques sortes l’agglomération urbaine mondiale, elles représentent la campagne mondiale »[17].

Ce qui disparaît dans cette formulation de Boukharine, c’est le rôle du prolétariat des colonies et semi-colonies, même s’il est largement minoritaire au regard de la grande masse de la paysannerie. La thèse fut critiquée par plusieurs délégués venant justement de ce type de pays. Voici ce que dit le délégué du P.C. d’Afrique du Sud:

« J’ai lu le projet de programme de l’Internationale Communiste; il déclare qu’il y a deux forces révolutionnaires essentielles: le « prolétariat » des métropoles et les « masses » des colonies. Je proteste contre cette distinction rudimentaire. Nos ouvriers ne sont plus seulement des « masses », ils sont des prolétaires, au même titre que ceux des autres continents. Le projet de programme n’assigne aux colonies que le devoir de se révolter contre l’impérialisme. (...). Ni le projet de programme ni le discours du camarade Boukharine ne parlent du prolétariat des colonies comme tel, ni de sa force de classe. En tant que classe, on les condamne à l’inactivité »[18].

La critique du délégué d’Afrique du Sud est juste. La thèse de Boukharine, reprise par le P.C.C., est une négation du rôle du prolétariat dans les révolutions coloniales et semi-coloniales.

Le VIème congrès a développé une autre thèse disant que même si l’impérialisme limite le développement des forces productives dans les colonies et les semi-colonies, seul le prolétariat pouvait conduire la révolution à une victoire complète. Il restait en cela conforme avec la théorie staliniste de la révolution coloniale. Voici comment un article intitulé « La théorie staliniste de la révolution coloniale et du mouvement de libération national en Afrique australe et tropicale », publié à l’occasion du 70e anniversaire de la naissance de Staline, s’exprime sur cette question:

« Le camarade Staline nous avait prévenu et les 25 dernières années ont entièrement prouvé que la victoire complète et finale de la révolution coloniale est possible seulement lorsque le rôle dirigeant appartient au prolétariat. Les organisations et les partis nationalistes petits-bourgeois ont démontré eux-mêmes qu’ils sont incapables de soutenir la cause de la libération nationale. Ils sont enclins à se restreindre aux réformes constitutionnelles, à gagner la démocratie bourgeoise formelle qui n’assure pas une rupture et ne peut assurer une rupture complète avec le système impérialiste, une indépendance réelle et non formelle »[19]

d) La théorie des superpuissances

Pour justifier son alliance avec les pays impérialistes de la « zone intermédiaire », le P.C.C. va développer le concept antimarxiste de « superpuissance ». Appelant d’abord avec ce vocable les Etats-Unis, il l’étendra par la suite à l’U.R.S.S.. Appelant d’abord à un front uni contre la superpuissance américaine, il proposera ensuite un front contre les deux superpuissances, pour terminer par une alliance avec les Américains contre « la superpuissance la plus agressive: l’U.R.S.S ». Voici par exemple ce qui est dit en 1971 pour caractériser l’Union Soviétique et les U.S.A.:

« Les deux superpuissances, les Etats-Unis et l’Union Soviétique, collaborent tout en se disputant et intensifiant l’expansion de leurs forces d’agression dans la vaste zone intermédiaire dans la vaine tentative de se repartager le monde, ce qui a poussé les peuples du monde à s’unir pour les combattre. Les pays petits et moyens s’unissent pour s’opposer à la politique d’hégémonie des superpuissances, cette tendance devient chaque jour plus puissante. Les peuples veulent la révolution, les nations la libération et les pays l’indépendance, ce qui est devenu un courant historique irréversible »[20].

Le concept de superpuissance divise les différents impérialismes en deux catégories uniquement à partir du rapport de force à un moment donné. Il y aurait donc deux types d’impérialismes: les uns « super » et plus dangereux et les autres non « super » et moins dangereux. A part la ou les superpuissances, les autres impérialismes devraient s’entendre entre eux et s’unir avec les autres pays de la « zone des tempêtes ». Nous sommes ici à l’antipode de l’analyse marxiste-léniniste. Nous sommes plus précisément dans une nouvelle version de « l’ultra-impérialisme » de Kautsky. Lénine a en effet montré il y a longtemps que le cœur de cette thèse est la sous-estimation des contradictions entre l’ensemble des puissances impérialistes. L’hégémonie à un moment donné d’une ou de plusieurs puissances impérialistes est forcément remise en cause par les autres du fait de la loi du développement inégal. La différence entre Kautsky et le P.C.C. est que le premier étend son analyse à l’ensemble des puissances impérialistes, alors que le P.C.C. la limite aux impérialismes dit « secondaires » dans un premier temps, à ceux-ci plus les U.S.A ensuite. Voici ce que souligne Lénine contre Kautsky:

« L’atténuation par Kautsky des contradictions les plus profondes de l’impérialisme, atténuation qui conduit inévitablement à farder l’impérialisme, n’est pas sans influer également sur la critique que fait cet auteur des caractères politiques de ce dernier. L’impérialisme est l’époque du capital financier et des monopoles, qui provoquent partout des tendances à la domination et non à la liberté. Réaction sur toute la ligne, quel que soit le régime politique, aggravation extrême des antagonismes dans ce domaine également: tel est le résultat de ces tendances. De même se renforcent particulièrement l’oppression nationale et la tendance aux annexions, c’est à dire à la violation de l’indépendance nationale (...). Pour bien mesurer le sens de cette « déviation intellectuelle » de Kautsky, prenons un exemple. Supposons qu’un Japonais condamne l’annexion des Philippines par les Américains. Se trouvera-t-il beaucoup de gens pour croire qu’il est mû par l’hostilité aux annexions en général, et non par le désir d’annexer lui-même les Philippines? Et ne devra-t-on pas reconnaître que l’on ne peut considérer comme sincère et politiquement loyale la « lutte » du Japonais contre les annexions que s’il se dresse contre l’annexion de la Corée par le Japon et réclame pour elle la liberté de séparation d’avec le Japon »[21].

Malgré ces leçons datant de 1916, le P.C.C. s’évertua longtemps à appeler à une union des « peuples, nations et pays de la zone intermédiaire » contre les superpuissances, c’est à dire à une union entre opprimés et oppresseurs.

Le concept de superpuissance est, on le saisit, un concept antiléniniste.

e) La théorie du social-impérialisme :

Le changement des termes pour désigner les adversaires n’est pas neutre dans le discours du P.C.C.. Il indique des changements de stratégies. Cependant, il serait vain de rechercher des analyses scientifiques justifiant ces changements d’orientations. Nous sommes plus ici en présence des fameux « déplacements » du maoïsme. Ainsi, jusqu’à l’invasion de la Tchécoslovaquie, l’appel à un front uni anti-américain est accompagné d’une dénonciation du « révisionnisme soviétique » (qui collaborerait avec les U.S.A.). A partir de cette invasion, l’Union Soviétique devient une « superpuissance impérialiste »:

« Il y a longtemps déjà que la clique renégate des révisionnistes soviétiques est tombée dans le social-impérialisme. Entre elle et l’impérialisme américain, tout comme entre pays impérialistes, c’est la complicité et la lutte acharnée en même temps. Cependant malgré tel ou tel conflit d’intérêts entre eux, ils sont unanimes dans leur opposition au communisme, au peuple et à la révolution »[22].

L’intervention en Tchécoslovaquie a poussé le P.C.C. à changer de terme, pour désigner les révisionnistes soviétiques. C’est donc considérer que le propre de l’impérialisme, c’est l’invasion d’autres pays. Nous sommes de nouveau en présence d’une thèse antiléniniste. Pour Lénine en effet, « l’invasion » ne saurait suffire pour désigner un Etat du terme marxiste d’impérialisme. Voici une précision que donne Lénine à ce sujet:

« La politique coloniale et l’impérialisme existaient déjà avant la phase contemporaine du capitalisme, et même avant le capitalisme. Rome, fondée sur l’esclavage, faisait une politique coloniale et pratiquait l’impérialisme. Mais les raisonnements « d’ordre général » sur l’impérialisme, qui négligent ou relèguent à l’arrière-plan la différence essentielle des formations économiques et sociales, dégénèrent infailliblement en banalités creuses ou en rodomontades, comme la comparaison entre « la Grande Rome » et la Grande-Bretagne. Même la politique coloniale du capitalisme dans les phases antérieures de celui-ci se distingue foncièrement de la politique coloniale du capital financier. Ce qui caractérise notamment le capitalisme actuel, c’est la domination des groupements monopolistes constitués par les plus gros entrepreneurs »[23].

Ni l’intervention en Tchécoslovaquie, ni celle de l’Afghanistan ne permettent donc d’affirmer que l’U.R.S.S. est devenue « impérialiste ». Pour cela, il faudrait prouver « la domination de groupements monopolistes constitués par les plus gros entrepreneurs ». Cela le P.C.C. ne le fait nulle part, parce qu’il ne peut pas le faire. S’il y a eu effectivement prise du pouvoir par les révisionnistes en U.R.S.S., ce processus a conduit au démantèlement progressif des monopoles socialistes d’Etat. Cet aspect n’enlève aucune responsabilité aux dirigeants révisionnistes, mais souligne simplement que le processus de démantèlement du socialisme n’était pas un processus autonome mais dépendant de l’impérialisme et du marché capitaliste mondial. L’impérialisme, qui a soutenu de toutes ses forces Khrouchtchev, ne l’a pas fait pour faire émerger un nouveau concurrent mais d’une part pour détruire son ennemi mortel — le socialisme — et d’autre part pour s’ouvrir l’accès aux richesses du camp socialiste

Analysons les réformes économiques révisionnistes qui ont conduit à l’avènement de la Perestroïka, c’est à dire au déclenchement de l’offensive pour la restauration du mode de production capitaliste.

Le grand tournant dans les réformes libérales est l’année 1965 avec les mesures promulguées par Kossyguine. Auparavant, Khrouchtchev avait déjà tenté une « décentralisation », c’est à dire le premier pas de la déviation de droite en URSS. Voici ce qu’en disent deux économistes favorables aux « réformes »:

« Depuis 1965 l’économie soviétique est entrée dans l’ère de la réforme. La mort de Staline en 1953, dans le domaine économique comme dans d’autres, a permis la disparition de certains tabous. Malenkov le premier a été sensible à la nécessité d’une certaine libéralisation de l’économie et les tentatives qu’il a faites à cet égard ne sont pas étrangères à sa chute précoce. Khrouchtchev, avec son intuition qui faisait le fond de son caractère, sentira lui aussi à son tour la nécessité de briser les rigidités devenues intolérables. (...). C’est le 17 septembre 1965 qu’Alexeï Kossyguine fait son célèbre rapport au comité central du parti. (...). Après le diagnostic vient le remède. C’est le décret du 4 octobre 1965 (...). Il s’agit en fait d’un ensemble de mesures touchant à tous les aspects de la vie des entreprises: introduction d’un nouveau système d’indicateurs planifiés d’activité, reconnaissance du rôle directeur du profit dans la gestion de l’entreprise, recherche d’une plus grande efficacité de la main-d’œuvre par la stimulation matérielle des travailleurs, amorce d’une rationalisation et d’une décentralisation du financement des investissements, effort de rationalisation du système de relations interindustrielles. (...). La réforme représentait un compromis entre d’une part les tenants de la planification traditionnelle et d’un contrôle administratif strict, d’autre part les promoteurs d’un système de régulation souple par les pouvoirs publics laissant une large part à l’initiative des entreprises. Elle se situait nettement en retrait par rapport à certaines expériences réalisées par Khrouchtchev dans plusieurs entreprises de l’industrie légère où la production était réglée exclusivement de façon décentralisée, en fonction des commandes des organismes de commerce de gros »[24].

La réforme de l’année 1965 est à l’évidence un pas supplémentaire dans le sabordage du fonctionnement socialiste des entreprises: Le profit devient le critère d’évaluation de l’efficacité de l’entreprise; il détermine désormais l’ampleur des investissements de l’entreprise. Le taux de prélèvement de l’Etat sur les profits est réduit [A l’époque de Staline, les excédents des entreprises étaient reversés à l’Etat qui répartissait ensuite en fonction des priorités du plan national : en 1965 les prélèvements étaient de 70 %; en 1970 ils étaient de 59 %[25]]. Les crédits bancaires pour l’investissement deviennent fonction des profits de l’entreprise, car ce sont eux qui permettent le remboursement des prêts. La rémunération des travailleurs devient fonction des profits de l’entreprise, etc.

Ces mesures attaquent les mécanismes de gestion socialiste, minent les rapports sociaux socialistes au sein de l’entreprise. Mais on ne peut pas considérer la prise du pouvoir par Khrouchtchev comme signifiant immédiatement le passage au capitalisme et encore moins à l’impérialisme comme l’ont fait les maoïstes. Les nouveaux dirigeants révisionnistes avaient affaire à des résistances dans l’appareil d’Etat, dans la société, dans les entreprises et à un attachement puissant au socialisme dans la classe ouvrière. La réforme Kossyguine n’était pas en soi, contrairement à ce que Mao et les maoïstes ont fait croire, la restauration du capitalisme. Les licenciements restent par exemple encore interdits, il n’y a pas de propriété privée des moyens de production, pas de capitalistes, mais l’émergence progressive d’une bureaucratie et beaucoup plus tard d’une économie parallèle.

Toutefois, une autre étape du démantèlement des fondements socialistes de l’économie se réalisera en octobre 1969 par l’incitation à la « compression d’effectif » dans les entreprises:

« Au cours des dernières années, diverses « expériences » ont été lancées, intéressant chacune une ou un petit groupe d’entreprises. Parmi toutes ces entreprises, celle qui a connu le plus grand retentissement a été l’expérience dite de « Chtchekino ». Chtchekino est un important combinat chimique situé près de Toula, à 200 km au sud de Moscou. L’entreprise faisant l’objet de l’expérience devait réduire systématiquement pendant quatre ans les effectifs employés. De leur côté, le ministère de l’industrie chimique et le Gosplan s’engageaient à maintenir le niveau du fond de salaires. Ainsi le combinat se trouvait en mesure d’augmenter sensiblement la rémunération du personnel restant, en lui distribuant sous forme de primes les disponibilités supplémentaires. La répartition se faisait au prorata des tâches nouvelles imposées aux travailleurs restant en fonction. (...). Au total en 1970, par rapport à 1966, le volume de la production avait augmenté de 87 % et la productivité du travail de 114 %. L’effectif avait été réduit d’environ 1 000 personnes (près de 15 % de l’effectif initial) et le salaire moyen s’était accru d’un peu plus de 30 %. (moyenne pour l’ensemble de l’industrie pendant la même période: environ 20 %). La très grande majorité des personnes licenciées dans le cadre de l’expérience avait été aussitôt embauchée par une usine de fibres chimiques récemment installée dans le voisinage du combinat. C’est évidemment cette circonstance qui avait permis de mener à bien l’opération. (...). En octobre 1969, une vingtaine d’entreprises avait suivi l’exemple Chtchekino. C’est à ce moment qu’a paru un décret du Comité Central approuvant l’expérience et la recommandant à l’attention générale des organisations du Parti dans l’industrie. L’application de cette instruction s’est toutefois heurtée aux appréhensions persistantes d’une grande partie des travailleurs et le nombre des entreprises se décidant à suivre cette directive est resté limité »[26].

S’il y a réellement une volonté d’aller encore plus loin en 1969 dans la réforme droitière, celle-ci est loin d’avoir entamé les bases socialistes de l’URSS. Le marché du travail n’est toujours pas libre et les expérimentations supposent une obligation de fournir un autre travail aux travailleurs licenciés. Surtout, l’expérience indique la source essentielle du rythme progressif et prudent des mesures déviationnistes des droitiers au pouvoir depuis 1956: la résistance des travailleurs. Nous sommes en 1969, Khrouchtchev est renversé depuis 1964, Brejnev proclame d’abord le « gel » puis l’aventure droitière reprend et le P.C.C. parle déjà depuis un an de « social-impérialisme ».

L’étape suivante est la généralisation par décret des « Unions industrielles » le 3 avril 1973:

« De plus en plus, le pouvoir central, c’est-à-dire le Gosplan et les ministères, aura en face de lui des partenaires puissants, soucieux de mener une action qui leur soit propre, d’exercer toutes leurs prérogatives et de les défendre au besoin, des partenaires avec qui il faudra compter et dialoguer souvent sur un pied d’égalité »[27].

La mise en place des Unions Industrielles n’est pas en soi une mesure capitaliste, sinon il faudrait considérer que les grands combinats de l’époque de Staline signifiaient que l’U.R.S.S. était déjà « capitaliste ». Par contre, l’autonomie considérable de gestion et de choix dans les investissements accordée aux Unions est un signe évident d’une libéralisation plus grande. Peut-on cependant conclure que ces Unions sont « des monopoles » et que l’U.R.S.S. est en 1973 « impérialiste »?

La réponse est négative dans la mesure où il manque pour cela deux des caractéristiques essentielles de l’impérialisme souligné par Lénine: la propriété privée des moyens de production et l’existence d’un capital financier, puis l’exportation sur une grande échelle de ces capitaux. Jusqu’à la chute de l’U.R.S.S., ces deux caractéristiques n’ont jamais été réunies.

Au niveau financier, nous sommes encore loin de l’émergence d’un capital financier. Voici les conseils que nos deux auteurs donnent en 1974 pour accélérer l’existence d’un marché financier:

« Au lieu de chercher systématiquement à supprimer les disponibilités monétaires oisives, la Gosbank pourrait leur offrir des placements, créant ainsi l’amorce d’un marché financier »[28].

Quant à l’exportation des capitaux, elle est interdite aux Unions industrielles. Seul l’Etat peut décider d’un investissement à l’étranger et il ne se réalise que sous la forme de « sociétés mixtes », c’est à dire sous la forme d’un co-investissement entre l’Etat soviétique et un autre Etat. Ces sociétés mixtes existaient déjà à l’époque de Staline. Dans ce domaine également, à moins de considérer que l’Union Soviétique de Staline pratiquait « l’exportation des capitaux », force est de considérer que l’Union Soviétique n’exportait pas de capitaux.

A moins que le P.C.C. n’ait inventé un moyen d’avoir de l’impérialisme sans marché, sans propriété privée des moyens de production, sans capital financier et sans exportation de capitaux, force est de conclure que l’U.R.S.S. n’était pas « social-impérialiste ».

Le concept de « social-impérialisme » relève de la caractérisation politique de courants sociaux-chauvins dans les pays impérialistes qui sont « internationalistes » en parole et impérialistes dans les faits.

f) La théorie des trois mondes :

Avant d’afficher ouvertement la théorie des 3 mondes, les dirigeants du P.C.C. ont d’abord précisés la notion de « zone intermédiaire ». Celle-ci se divise en fait en « deux zones intermédiaires »:

« Le révisionnisme soviétique s’est acharné à intensifier son infiltration et son expansion à l’étranger à la faveur du déclin de l’impérialisme américain. Son appétit ne cessant de grandir, il est devenu une superpuissance rivalisant avec ce dernier pour l’hégémonie mondiale. La politique de la « loi de la jungle » qu’ils poursuivent tous deux a provoqué une redivision et un regroupement dans le monde capitaliste. Ainsi sur la mappemonde, on trouve deux zones intermédiaires s’étendant entre les pays socialistes et ces deux superpuissances. Les pays d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine forment la première zone intermédiaire et la seconde englobe les principaux pays capitalistes d’Orient et d’Occident, à l’exception de l’Union Soviétique et des Etas-Unis (...). Cette situation évoque l’image d’un sandwich où les deux superpuissances rivalisent furieusement pour s’emparer des pays des zones intermédiaires et les engloutir comme s’ils étaient la garniture du sandwich. (...). La Chine est un pays en voie de développement et appartient au tiers monde ».[29]

Nous avons là l’ensemble des ingrédients de la théorie scélérate des 3 mondes que Deng Xiaoping développera quelques années plus tard. Cette dernière ne diffère pas fondamentalement des théories que nous avons critiquées au long de ce chapitre. Elle a cependant le mérite de mettre en évidence clairement les conséquences des principes qui guident la politique internationale de la Chine depuis des décennies. Il est dès lors complètement vain de vouloir dénoncer la « théorie des 3 mondes » sans pousser la critique jusqu’à sa matrice idéologique: le maoïsme. La « théorie des 3 mondes » est le résultat logique du maoïsme. Voici comment Deng Xiaoping, un des nombreux droitiers ayant été sauvé par la « rééducation » maoïste, présente cette théorie:

« Notre globe comporte maintenant, en fait, trois parties, trois mondes qui sont à la fois liés mutuellement et contradictoires entre eux. Les Etats-Unis et l’Union Soviétique forment le premier monde; les pays en voie de développement d’Asie, d’Afrique, d’Amérique Latine et des autres régions, le tiers monde; et les pays développés se trouvant entre ces deux parties le second monde ».

Nous n’exposerons pas ici une critique détaillée de la « théorie des trois mondes ». D’une part parce que les critiques que nous avons exposées sur les versions antérieures de l’approche du P.C.C. de la situation internationale sont également valables pour celle-ci. D’autre part parce que de nombreuses critiques pertinentes du schéma des 3 mondes ont déjà été produites par des organisations ou partis se réclamant du marxisme-léninisme, même si plusieurs d’entre eux s’évertuent à « préserver Mao ». Arrêtons-nous par contre sur quelques conséquences pratiques de cette théorie tant au niveau du gouvernement chinois qu’au niveau des organisations « marxistes-léninistes ».

Soulignons en premier lieu que la « théorie des 3 mondes » a été saluée par de nombreux bourgeois du « second monde » et des « U.S.A. ». Donnons simplement un exemple particulièrement important pour l’Europe. La publicité faite à cette théorie par la « Bundeswehr ». Voici ce que dit le journal du K.P.D./M.L. Roter Morgen du 8 septembre 1978:

« Les "informations pour les troupes" sont publiées et distribuées dans chaque compagnie en un exemplaire par le Ministère Fédéral de la défense (Etat-major des forces armées). Avec 100 pages mensuelles les impérialistes ouest-allemand tentent d’éduquer à l’aide de ce petit cahier les soldats de l’armée fédérale dans l’esprit du militarisme, de les préparer idéologiquement à une guerre impérialiste. Que les révisionnistes chinois puissent leur rendre dans cet objectif un précieux service, le numéro d’août d' "Informations pour les troupes" le montre particulièrement: sur 25 longues pages est publié « La théorie des Trois Mondes - Un document de la République populaire de Chine ». L’article de Pékin Information de novembre 1977 sur la nouvelle théorie révisionniste est ici presque intégralement reproduit. Ce qui a tant plu dans cette théorie aux impérialistes ouest-allemands, ils l’ont fait ressortir dans des titres intercalaires en caractères gras et en rouge. « Le second monde est une force avec laquelle on peut s’unir dans le combat anti-hégémonique » ou « Les guerres pour la défense de l’indépendance nationale sont nécessaires et révolutionnaires », etc. »[30].

Comment s’étonner du bon accueil de la théorie des 3 mondes par l’impérialisme allemand lorsque l’on sait qu’elle a conduit le gouvernement chinois à soutenir la construction de l’Europe impérialiste sous domination allemande; à appuyer la volonté de bâtir une « défense européenne commune »; à soutenir économiquement et techniquement la dictature birmane alors que celle-ci assassinait les communistes; à recevoir Nixon en pleine guerre du Vietnam; à maintenir des relations officielles avec Pinochet; à soutenir et accueillir le dictateur Mobutu, etc. Sous prétexte de « renforcer » le soi-disant « tiers-monde » et de s’opposer au « social-impérialisme », le P.C.C. a sombré dans toutes les compromissions possibles.

La théorie des 3 mondes a fait aussi de nombreux dégâts pour les organisations se réclamant du marxisme-léninisme. Prenons l’exemple du P.C.M.L.F. en France:

Celui-ci a soutenu l’armée du capital français: « Nous soutenons la volonté de défense nationale des « gaullistes » »[31]

Il a considéré la C.G.T. comme « pro-social-impérialiste » et même comme un syndicat « fasciste »: « C.G.T, C.F.T., il faut bien reconnaître, il n’y a pas de différence »[32]

Il a soutenu la stratégie internationale de l’impérialisme français: « Le caractère dominant de la rencontre entre Giscard et le Shah est positif. Cela ne veut nullement dire que nous approuvions les méthodes de gouvernement du monarque iranien, ni bien entendu celles du gouvernement de Giscard »[33] ou encore « la « politique arabe », la politique « méditerranéenne », la « politique « européenne » du gouvernement français est largement positive car elle gêne considérablement l’impérialisme américain et le social-impérialisme soviétique »[34] 

Il a soutenu la construction de l’Europe impérialiste: « nous apprécions positivement les tendances à l’unité européenne »[35].

Bien sûr, toutes les organisations maoïstes n’ont pas sombré dans un tel soutien ouvert à « leur » bourgeoisie. Cependant, en continuant de se revendiquer du maoïsme, c’est à dire avec la matrice idéologique de la théorie des 3 mondes, elles ne parviendront pas à s’implanter dans le « noyau » du prolétariat industriel et ainsi à construire le parti dont nous avons besoin. Le prolétariat ne peut en effet qu’être allergique à ce type de « dialectique ».

CONCLUSION :

La théorie des 3 mondes a été démasquée par de nombreuses organisations se réclamant du marxisme-léninisme dans le monde entier. Cependant, une partie de ces organisations s’attache désespérément à l’idée que Mao n’est pas le créateur de cette théorie. La critique des 3 mondes s’accompagne donc de professions de foi maoïstes. C’est là oublier que sous d’autres noms la même démarche s’est développée depuis de nombreuses décennies.

De la théorie de « la zone intermédiaire » à la théorie des « 3 mondes » en passant par celle de la « zone des tempêtes », c’est toujours la même démarche. Au cœur de cette démarche, il y a une fascination pour la paysannerie et une absence de confiance dans les capacités révolutionnaires du prolétariat. Mao projette au niveau mondial ses convictions sur les classes sociales en Chine. Il en arrive donc à généraliser à l’échelle mondiale sa théorie erronée des « villes encerclées par les campagnes ». De la même façon qu’il considère que la paysannerie chinoise a des potentialités révolutionnaires plus fortes que le prolétariat chinois, il considère que le « tiers-monde » (dont il élimine le prolétariat) est plus révolutionnaire que le « second monde » (considéré aussi sans distinction de classes).

Avec une analyse basée plus sur la géographie ou sur le niveau de développement que sur des critères de classes ou de régimes sociaux, Mao en arrive très vite à proposer des alliances contre nature. Cela conduit l’Etat chinois à soutenir des dictatures réactionnaires dans les pays du soi-disant « tiers-monde » sous prétexte qu’ils ont une politique « d’indépendance envers les superpuissances ». Dans les pays du « second monde », l’Etat chinois en est arrivé à soutenir la construction de l’Europe impérialiste sous le même prétexte. Le concept de « superpuissance » est entièrement révisionniste. Il conduit inévitablement à considérer que les contradictions de classes internes aux pays du « second monde » et du « tiers-monde » sont secondaires par rapport à l’opposition nécessaire aux « superpuissances ». Il conduit également à considérer que les contradictions entre les « second et tiers-monde » sont secondaires pour les mêmes raisons. Aux clivages de classes et camps (impérialiste et socialiste), Mao substitue comme pour la Chine une théorie de « front de toutes les classes ».

L’opportunisme maoïste connaît son summum avec la « théorie du social-impérialisme ». Celle-ci a conduit l’Etat chinois a participé aux opérations de déstabilisations des pays socialistes dirigés par les révisionnistes, c’est à dire à soutenir le camp impérialiste. Le soutien aux intégristes religieux en Afghanistan est particulièrement significatif de cette contribution (consciente ou non peu importe) à la stratégie impérialiste.

En définitive, la politique internationale du P.C.C. ressemble fortement à sa politique nationale. Des deux côtés, les clivages de classes et de camps sont remplacés par des « fronts », des deux côtés la place dirigeante du prolétariat est occultée, des deux côtés la place de la paysannerie est surestimée. De la même façon que le maoïsme a tenté de rechercher une troisième voie entre le capitalisme et le « modèle soviétique », il a au niveau international cherché une prétendue troisième voie entre le camp anti-impérialiste et le camp impérialiste. Cela l’a conduit à la théorie réactionnaire du « non-alignement » et de la lutte prioritaire contre les « superpuissances ».




[1] Mao Tsé-Toung, « Entretien avec Anna Louise Strong », Oeuvres Choisies, tome IV, op. cit., pp. 99-100.

[2] Lu Ting-Yi, « La situation internationale d’après guerre », in Bulletin international, n° 37 de janvier 1981, p. 14.

[3] Idem, p. 17.

[4] Idem, p. 21.

[5] A. Jdanov, Rapport sur la situation internationale, septembre 1947, Editions Norman Bethune, Paris 1973, p.7.

[6] Idem p. 9-10.

[7] Idem, p. 29.

[8] Idem, p. 31.

[9] Idem, p. 30.

[10] « Propositions concernant la ligne générale du mouvement communiste international », in Débat sur la ligne générale du M.C.I., op. cit., p. 11-12.

[11] Idem, p. 12.

[12] Agence Chine Nouvelle du 2 janvier 1966, in Bulletin international n° 2, janvier 1977. La précision sur François Mitterrand est du Bulletin international.

[13] Contribution concernant la ligne générale du M.C.I., op. cit. pp. 7 à 13.

[14] Staline, « Des principes du Léninisme », in Oeuvres Choisies, op. cit., pp. 69-70.

[15] Lin Biao, Vive la victorieuse guerre du peuple, Editions en langues étrangères, Pékin, 1966, p. 51.

[16] Projet de Programme de l’Internationale Communiste, Bureau d’éditions, Paris, Supplément de l’Internationale Communiste n° 13 (15 juin 1928), reproduit par les Editions Norman Bethune.

[17] Idem, p. 29.

[18] La Correspondance Internationale, 1928, n° 75, p. 48, cité in Bulletin international, n° 16, avril 1979.

[19] «The Stalinist Theory of Colonial Revolution in Tropical and Southern Africa», Sovietskaya etnografia, n°1, 1950.

[20] Article « Célébrons le 1er août, Fête de l’Armée populaire de Libération de Chine », Editions en langues étrangères, Pékin, 1971, cité in Bulletin international n° 4, avril 1978, p. 22.

[21] Lénine, « L’Impérialisme stade suprême du capitalisme », Editions du Progrès/éditions sociales, Paris/ Moscou, 1976, Oeuvres complètes, Tome 22, pp. 320-321.

[22] « A propos de l’intervention russe en Tchécoslovaquie », Renmin Ribao du 23 août 1968, in Bulletin international n° 2, février 1978, p. 24.

[23] Lénine, « l’Impérialisme stade suprême du capitalisme », op. cit., pp. 280-281.

[24] Erik Egnelle et Michel Peissik, U.R.S.S: l’entreprise face à l’Etat, Edition du Seuil, Paris, 1974, pp. 10 à 12.

[25] Idem, p. 80.

[26] Idem, pp. 153-154.

[27] Idem, pp. 118-119.

[28] Idem, p. 228.

[29] Houa Tche-hai, « L’étude de la géographie et la situation mondiale », Pékin information, n° 48, 4 décembre 1972, cité in Bulletin international n° 5, mai 1978.

[30] Journal Roter Morgen du 8 septembre 1978, cité in Bulletin international n° 10 d’octobre 1978.

[31] Journal l’Humanité Rouge n° 227.

[32] Humanité Rouge n° 234.

[33] Humanité Rouge n° 236.

[34] Humanité Rouge n° 218.

[35] Revue Prolétariat n° 3.


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