CHAPITRE 5 : DEUX CAMPS OU TROIS MONDES
Dans
le domaine international également, Mao aime le chiffre trois.
Avec sa théorie des « zones intermédiaires »
puis celle « des trois mondes », il finira par
faire de la Chine une alliée des U.S.A., qui soutiendra les
pires dictateurs, appuiera les fascistes-intégristes afghans
en les présentant comme des « résistants »
et diffusera le concept antiscientifique de « social-impérialisme »
pour caractériser l’U.R.S.S.
1)
La théorie de la zone intermédiaire
La
théorie de la zone intermédiaire consiste à
considérer que le monde est divisé en trois catégories:
les Etats-Unis, l’Union Soviétique et le reste du monde.
Dans un entretien avec la journaliste Anna Louise Strong d’août
1946, Mao développe pour la première fois ce mode
d’analyse de la situation mondiale qui restera ensuite une
constante des analyses des maoïstes. Mao répond ici à
la question de l’éventualité d’une guerre
des Etats-Unis contre l’U.R.S.S.:
« Une
zone très vaste englobant de nombreux pays capitalistes,
coloniaux et semi-coloniaux en Europe, en Asie et en Afrique sépare
les Etats-Unis de l’Union Soviétique. Avant que les
réactionnaires américains n’aient assujetti ces
pays, une attaque contre l’Union Soviétique est hors de
question. (...). A mon avis, le peuple américain et les
peuples de tous les pays menacés par l’agression
américaine doivent s’unir et lutter contre les attaques
des réactionnaires américains et de leurs laquais dans
ces pays. Seule la victoire remportée dans cette lutte
permettra d’éviter une troisième guerre mondiale;
sinon celle-ci sera inévitable »[1].
Nous
avons en germe dans cette analyse les éléments clefs
qui seront développés dans la fameuse « théorie
des 3 mondes ». La suprématie des Etats-Unis issue
de la seconde guerre mondiale amène Mao à se focaliser
sur le seul impérialisme américain. Les autres
impérialismes sont situés dans la « zone
intermédiaire » au même titre que les pays
coloniaux et semi-coloniaux qu’ils oppriment. Logiquement,
l’analyse de Mao conduit à l’appel à
constituer un « front uni mondial anti-américain »
regroupant l’Union Soviétique et les pays de la zone
intermédiaire. Enfin, l’analyse de Mao regroupe dans la
même zone intermédiaire les pays de démocratie
populaire de l’Est et les pays impérialistes d’Europe.
Le
P.C.C. précisera son analyse dans un article de Lu Ting-Yi en
janvier 1947, dans l’organe officiel du P.C.C., le « Yenan
Emancipation Daily ». Voici comment l’article
présente le système des contradictions mondiales:
« Le
deuxième point fondamental: la lutte entre les forces de la
démocratie et les forces anti-démocratiques s’étendra
sur la plus grande partie du monde. C’est à dire que,
dans le monde, il y a l’Union Soviétique socialiste où,
depuis longtemps il n’y a pas eu de forces anti-démocratiques
et donc, pas de lutte interne entre démocratie et
anti-démocratie. Les autres endroits du monde, à part
l’Union Soviétique — c’est à dire,
l’ensemble du monde capitaliste — sont pleins de luttes
entre démocratie et anti-démocratie. Ainsi, à la
suite de la Deuxième guerre mondiale, la contradiction
dominante dans le monde politique actuel est celle entre les forces
démocratiques et anti-démocratiques, et non pas celle
entre le monde capitaliste et l’Union Soviétique, et de
même, non pas celle entre l’Union Soviétique et
les Etats-Unis. Pour être plus concret, les contradictions
dominantes dans le monde, à présent, sont la
contradiction entre le peuple américain et les réactionnaires
américains, la contradiction anglo-américaine, et la
contradiction sino-américaine. La propagande démagogique
des réactionnaires en Chine et à l’étranger
est ainsi balayée à fond, de sorte que toutes les
personnes de bon cœur ne seront pas égarées par
elle. Une propagande dogmatique dirait que la contradiction dominante
d’aujourd’hui dans le monde actuel est celle entre pays
capitalistes et socialistes, que la contradiction soviéto-américaine
est dominante tandis que les contradictions anglo-américaine
et sino-américaine sont secondaires, que les pays socialistes
et capitalistes ne peuvent pas coopérer pacifiquement, que la
guerre soviéto-américaine est inévitable,
etc. »[2].
Pour
le P.C.C., la propagande anti-soviétique des américains
n’est qu’un « rideau de fumée »
visant à endormir la vigilance des autres pays qui eux sont
véritablement menacés par l’impérialisme
américain. De même, le danger d’une troisième
guerre mondiale est inexistant et l’évoquer, c’est
participer à la propagande américaine:
« Pour
cette raison, nous ne devons pas être égarés par
le rideau de fumée des impérialistes américains,
et en arriver à perdre notre capacité de jugement et à
devenir la proie de la propagande démagogique disant que la
dite « contradiction soviéto-américaine »
est la « contradiction dominante dans le monde »,
que la « troisième guerre mondiale est
inévitable », etc. La seule voie correcte et le
devoir de toute personne dans notre camp de démocratie, est
d’éliminer résolument le rideau de fumée
et d’appeler chacun- parmi le peuple américain et les
peuples des divers pays capitalistes, colonies et semi-colonies- à
se soulever et à reconnaître clairement l’ennemi,
à se sauver lui-même de la destruction, et à
s’opposer à l’attaque et à l’agression
des impérialistes américains »[3].
Avec
ce type d’analyse, le P.C.C. ne peut que conclure à la
nécessité d’un front uni mondial anti-américain
qui se décline dans chacun des pays par des fronts nationaux
anti-américains:
«
Les peuples des Etats-Unis et des divers pays capitalistes, des
colonies et des pays semi-coloniaux doivent aussi agir tous ensemble
pour former un front uni mondial contre l’impérialisme
américain et les réactionnaires dans tous les pays. Ce
front uni mondial, cette armée colossale comprenant bien plus
d’un milliard de personnes, est précisément la
puissance démocratique mondiale. (...). Ce front uni mondial
va sans doute avoir la sympathie de l’Union Soviétique.
(...). A l’intérieur de chaque pays capitaliste, chaque
colonie et chaque pays semi-colonial, il y aura aussi des fronts unis
extrêmement larges, comme en Chine, contre les impérialistes
américains et contre les réactionnaires en Chine »[4].
L’analyse
du P.C.C. élimine tout simplement la lutte des classes dans
les pays impérialistes de la « zone intermédiaire »
et la lutte de libération des colonies et semi-colonies. Il
appelle dans chaque pays à un front uni allant du prolétariat
à la bourgeoisie, à l’exception des
« réactionnaires », c’est à
dire à l’exception de la fraction de la bourgeoisie
vendue aux américains. Il élimine l’Union
Soviétique de ce front uni mondial (Elle ne fera que donner sa
« sympathie »). Le P.C.C., qui aime décidément
bien les fronts, tente de généraliser à
l’échelle mondiale ce qu’il fait en Chine par son
alliance avec la « bourgeoisie nationale ».
Nous sommes en présence d’une analyse anti-marxiste du
début à la fin.
A
la même période, l’Union Soviétique et
Staline prenaient l’initiative de constituer le Kominform.
André Jdanov y présente en septembre 1947 une analyse
de la situation mondiale entièrement différente de
celle du P.C.C. Il commence par montrer que le danger de guerre
contre l’Union Soviétique n’est pas un « rideau
de fumée ». Si les Américains visent bien à
la domination mondiale, ils ont en face d’eux non pas un vague
« camp démocratique » mais des forces
précises: l’U.R.S.S., les démocraties populaires,
le mouvement ouvrier de tous les pays, les forces anti-impérialistes
de libération de tous les pays. Ecoutons cette analyse:
« Mais
sur le chemin de leurs aspirations à la domination mondiale,
les Etats-Unis se heurtent à l’U.R.S.S. avec son
influence internationale croissante, comme au bastion de la politique
anti-impérialiste et antifasciste, aux pays de la nouvelle
démocratie qui ont échappé au contrôle de
l’impérialisme anglo-américain, aux ouvriers de
tous les pays, y compris les ouvriers de l’Amérique
même, qui ne veulent pas de nouvelle guerre de domination au
profit de leurs propres oppresseurs. C’est pourquoi le nouveau
cours expansionniste et réactionnaire de la politique des
Etats-Unis vise à la lutte contre l’U.R.S.S., contre les
pays de la nouvelle démocratie, contre le mouvement ouvrier de
tous les pays, contre le mouvement ouvrier aux Etats-Unis, contre les
forces anti-impérialistes de libération dans tous les
pays. Les réactionnaires américains, inquiets des
succès du socialisme en U.R.S.S., des succès des pays
de la nouvelle démocratie et de la croissance du mouvement
ouvrier et démocratique dans tous les pays du monde entier,
après la guerre, sont enclins à se fixer comme tâche
celle de « sauver » le système
capitaliste du communisme ».[5]
Jdanov
poursuit en dégageant l’existence de « deux
camps » mais qui sont sensiblement différents des
« deux forces » proposées par le P.C.C.
Si les termes démocratique et anti-démocratique sont
utilisés, c’est en les précisant par d’autres:
impérialiste-anti-impérialiste. Jdanov ne fait bien
entendu aucune mention de la fameuse « zone
intermédiaire ». Il inclut l’U.R.S.S. dans le
camp anti-impérialiste. Il précise enfin les forces
sociales et politiques du camp anti-impérialiste: le mouvement
ouvrier, le mouvement de libération nationale, les partis
communistes. Nous sommes à l’antipode du concept vague
de « peuple » qu’utilise le P.C.C. dans
son analyse:
« Plus
nous nous éloignons de la fin de la guerre, et plus nettement
apparaissent les deux principales directions de la politique
internationale de l’après-guerre, correspondant à
la disposition en deux camps principaux des forces politiques qui
opèrent sur l’arène mondiale: le camp
impérialiste et antidémocratique d’une part, et,
d’autre part, le camp anti-impérialiste et démocratique.
Les Etats-Unis sont la principale force dirigeante du camp
impérialiste. L’Angleterre et la France sont unies aux
Etats-Unis. (...). Le camp impérialiste est soutenu aussi par
des Etats possesseurs de colonies, tels que la Belgique et la
Hollande, et par des pays au régime réactionnaire
antidémocratique, tel que la Turquie et la Grèce, ainsi
que par des pays dépendants politiquement et économiquement
des Etats-Unis, tels que le Proche-Orient, l’Amérique du
Sud, la Chine. Le but principal du camp impérialiste consiste
à renforcer l’impérialisme, à préparer
une nouvelle guerre impérialiste, à lutter contre le
socialisme et la démocratie et à soutenir partout les
régimes et mouvements profascistes réactionnaires et
antidémocratiques. (...).
Les
forces anti-impérialistes et anti-fascistes forment l’autre
camp. L’U.R.S.S. et les pays de la nouvelle démocratie
en sont le fondement. Les pays qui ont rompu avec l’impérialisme
et qui se sont engagés dans la voie du développement
démocratique, tels que la Roumanie, la Hongrie, la Finlande en
font partie. Au camp anti-impérialiste adhèrent
l’Indonésie, le Vietnam, l’Inde; l’Egypte et
la Syrie y apportent leurs sympathies. Le camp anti-impérialiste
s’appuie dans tous les pays sur le mouvement ouvrier et
démocratique, sur les Partis Communistes frères, sur
les combattants du mouvement de libération dans les pays
coloniaux et dépendants, sur toutes les forces progressistes
et démocratiques qui existent dans chaque pays. Le but de ce
camp consiste à lutter contre les menaces de nouvelles guerres
et d’expansion impérialiste, pour l’affermissement
de la démocratie et pour l’extirpation des restes du
fascisme »[6]
Le
rapport de Jdanov débouche sur des conclusions
fondamentalement différentes de celles du P.C.C. La première
conclusion est de souligner l’importance d’une
coordination de l’action des partis communistes en Europe. Ce
sont en effet à eux qu’incombe la tâche historique
de diriger la résistance aux plans américains visant à
imposer son hégémonie en Europe et ainsi à
encercler l’Union Soviétique. Jdanov ne parle à
aucun moment de « front » mais indique à
de nombreuses reprises la responsabilité et le rôle
dirigeant que doivent avoir les partis communistes:
« Pourtant,
dans la situation actuelle des Partis communistes, il y a aussi des
faiblesses propres. Certains camarades avaient considéré
la dissolution du Komintern comme signifiant la liquidation de toutes
les liaisons, de tout contact entre les Partis communistes frères.
Or, comme l’expérience l’a démontré,
une pareille séparation des Partis communistes n’est pas
juste, mais nuisible et foncièrement contre nature. Le
mouvement communiste se développe dans les cadres nationaux,
mais en même temps, il est placé devant des tâches
et des intérêts communs aux Partis communistes des
différents pays »[7].
Les
Partis qui sont ici critiqués sont le P.C.F. et le P.C.I. Le
Kominform leur reprochera d’avoir eu une position trop suiviste
et opportuniste vis à vis de « leur »
bourgeoisie. Il critiquera également le P.C.F. sur ses
positions concernant les colonies françaises. La deuxième
conclusion est l’appel aux partis communistes à prendre
la tête de la lutte anti-impérialiste:
« C’est
pourquoi les Partis communistes doivent se mettre à la tête
de la résistance dans tous les domaines —
gouvernemental, économique et idéologique — aux
plans impérialistes d’expansion et d’agression.
Ils doivent serrer leurs rangs, unir leurs efforts sur la base d’une
plate-forme anti-impérialiste et démocratique commune,
et rallier autour d’eux toutes les forces démocratiques
et patriotiques du peuple »[8].
Soulignons
enfin la position sur le danger d’une nouvelle guerre mondiale.
Celui-ci est bien réel contrairement à ce qu’affirment
les Chinois. Tant qu’existera l’impérialisme, il
enfantera la guerre comme l’ont montré Lénine et
Staline. Simplement, le déclenchement ou non d’une
guerre donnée dépend du rapport des forces du moment:
« Il
importe de considérer qu’il y a très loin du
désir des impérialistes de déclencher une
nouvelle guerre à la possibilité d’organiser une
telle guerre. Les peuples du monde entier ne veulent pas la guerre.
Les forces attachées à la paix sont si grandes qu’il
suffirait qu’elles fassent preuve de ténacité et
de fermeté dans la lutte pour la défense de la paix
pour que les plans des agresseurs subissent un fiasco total »[9].
2)
De la lettre en 25 points à la théorie des 3 mondes
La
lettre en 25 points, présentée comme un exemple de la
rupture radicale avec le révisionnisme khrouchthévien,
maintient les mêmes erreurs et déviations du P.C.C. Elle
continue à défendre une conception non marxiste de
l’impérialisme et des guerres, à maintenir le
concept antiscientifique de « zone intermédiaire »,
à défendre les alliances opportunistes de classe au nom
du « front uni antiaméricain ».
a)
La lettre en 25 points :
Le
14 juin 1963, le P.C.C. envoie une lettre au comité central du
Parti Communiste de l’Union Soviétique intitulée
« Propositions concernant la ligne générale
du mouvement communiste international ». Il réaffirme
sa théorie de la « zone intermédiaire »
et tente de la justifier en faisant un parallèle avec la
seconde guerre mondiale. Sans aucune analyse sérieuse, le PCC
considère que les Etats-Unis étant les « nouveaux
fascistes », il convient d’appliquer contre eux la
même tactique que celle proposée par le VIIème
Congrès de l’I.C., c’est à dire la tactique
des Fronts populaires antifascistes:
« Mettant
à profit la situation née après la Seconde
guerre mondiale et ayant pris la relève des fascistes
allemands, italiens et japonais, les impérialistes américains
essaient d’établir un immense empire mondial sans
précédent dans l’histoire. Leur objectif
stratégique a toujours été d’envahir et de
dominer la zone intermédiaire située entre les
Etats-Unis et le camp socialiste, d’étouffer la
révolution des peuples et nations opprimés, de passer à
la destruction des pays socialistes, et, par là, de placer
tous les peuples, tous les pays du monde, y compris les alliés
des Etats-Unis, sous la servitude et la domination du capital
monopoleur américain »[10]
Tous
les « peuples et pays » auraient donc un ennemi
principal commun qui serait l’impérialisme américain.
Comme à l’époque du combat anti-nazi, ils
devaient donc s’unir contre l’ennemi commun:
« Ainsi,
les impérialistes américains se sont mis en opposition
avec les peuples du monde entier et se trouvent encerclés par
eux. Il est nécessaire et possible pour le prolétariat
mondial d’unir toutes les forces susceptibles d’être
unies, de mettre à profit les contradictions internes de
l’ennemi et de créer le front uni le plus large contre
l’impérialisme américain et ses laquais »[11].
S’adressant
au mouvement communiste international, le discours du P.C.C. se
radicalise comme on le voit. Le prolétariat apparaît
dans le discours, mais c’est pour lui demander de considérer
l’impérialisme américain comme l’ennemi
principal partout dans le monde. Encore une fois, il est demandé
une alliance avec « sa bourgeoisie nationale »
contre l’ennemi principal américain. Dans un pays comme
la France, il fallait donc s’unir avec De Gaulle du fait de son
opposition aux U.S.A.:
«Le
département d’Etat américain a lancé une
campagne anti-française avec l’intention évidente
de faire disparaître De Gaulle. Durant les élections,
les Etats-Unis ont également apporté un soutien
énergique au candidat présidentiel pro-américain
(Mitterrand,
NDLR).
Néanmoins, De Gaulle fut réélu au grand regret
de Washington »[12].
Il
se trouva effectivement de soi-disant « marxistes-léninistes »
qui firent campagne pour appelerà voter De Gaulle. Le
P.C.M.L.F. proclamait ainsi que l’impérialisme américain
était l’ennemi principal du peuple français, que
la lutte pour l’indépendance nationale était la
lutte principale en France, que le gouvernement capitaliste de De
Gaulle et le peuple français avaient un ennemi commun, etc. Il
appelait en conséquence à voter De Gaulle aux élections
du 10 décembre 1965.
b)
La zone des tempêtes :
La
lettre en 25 points propose également une analyse en apparence
correcte des contradictions mondiales, mais c’est pour ensuite
les réduire à une seule, celle entre les nations
opprimées et l’impérialisme:
« Quelles
sont les contradictions fondamentales du monde contemporain? Les
marxistes-léninistes ont toujours estimé qu’elles
sont les suivantes: Contradiction entre le camp socialiste et le camp
impérialiste; Contradiction entre le prolétariat et la
bourgeoisie au sein des pays capitalistes; Contradiction entre les
nations opprimées et l’impérialisme;
Contradiction entre pays impérialistes, entre groupes
monopolistes. (...). C’est dans les vastes régions
d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine que
convergent les différentes contradictions du monde
contemporain, que la domination impérialiste est la plus
faible, et elles constituent aujourd’hui la principale zone des
tempêtes de la révolution mondiale qui assène des
coups directs à l’impérialisme »[13].
La
contradiction principale n’est plus la lutte entre le
prolétariat et la bourgeoisie et, à l’échelle
internationale, la lutte entre le camp socialiste et le camp
impérialiste, mais devient la lutte entre les nations
opprimées et l’impérialisme. Nous sommes à
l’antipode de l’analyse léniniste qui considère
que la question des droits des nations est une partie de la question
générale de la révolution prolétarienne.
Voici ce que disait Staline à ce propos:
« La
question se pose ainsi: les possibilités révolutionnaires
du mouvement de libération des pays opprimés
sont-elles, oui ou non, déjà épuisées? Et
si elles ne le sont pas, y a t-il espoir, y a t-il une raison
d’utiliser ces possibilités pour la révolution
prolétarienne, de transformer les pays dépendants et
coloniaux, de réserve de la bourgeoisie impérialiste en
réserve du prolétariat révolutionnaire, d’en
faire l’allié de ce dernier? A cette question, le
léninisme répond par l’affirmative, c’est à
dire qu’il reconnaît l’existence, dans le mouvement
de libération nationale des pays opprimés, d’aptitudes
révolutionnaires, et il juge possible de les utiliser en vue
du renversement de l’ennemi commun, en vue du renversement de
l’impérialisme. (...). De là la nécessité
pour le prolétariat des nations « dominantes »
de prêter un soutien résolu et actif au mouvement de
libération nationale des peuples opprimés et
dépendants. Cela ne signifie évidemment pas que le
prolétariat doive soutenir tout mouvement national, toujours
et partout. Dans chaque cas particulier et concret, il s’agit
d’appuyer ceux des mouvements nationaux qui tendent à
affaiblir, à renverser l’impérialisme, et non à
le maintenir et à le consolider. Il est des cas où les
mouvements nationaux de certains pays opprimés entrent en
conflit avec les intérêts du développement du
mouvement prolétarien. Il va de soi que, dans ces cas là,
on ne saurait parler de soutien. La question des droits des nations
n’est pas une question isolée et se suffisant à
elle-même; c’est une partie de la question générale
de la révolution prolétarienne, subordonnée à
l’ensemble et demandant à être examinée du
point de vue de l’ensemble »[14].
La
thèse de la « zone des tempêtes »
est une illustration de la fameuse théorie de Mao du
« déplacement » des contradictions et
des aspects des contradictions. Comme pour la paysannerie qui
d’alliée devient force dirigeante, le mouvement de
libération nationale passe du caractère d’allié
à celui de « zone des tempêtes ».
Cela conduira le P.C.C à soutenir les Mobutu, Pinochet et
consort. Il les conduira à soutenir les intégristes
d’Afghanistan, dénommés « résistants
afghans », contre l’Union Soviétique. Il
conduit aujourd’hui, lors de l’agression de l’OTAN
impérialiste contre la Yougoslavie, le journal maoïste
français « Partisan » à soutenir
la prétendue « juste lutte du peuple kossovar ».
Dans
les théories de la « zone intermédiaire »
et dans celle de la « zone des tempêtes »,
deux contradictions disparaissent: la contradiction entre la
bourgeoisie et le prolétariat et la contradiction entre le
camp socialiste et le camp impérialiste. En Chine également,
considérer que la « bourgeoisie nationale »
peut construire le socialisme, comme nous l’avons montré
dans un chapitre précédent, conduit à éliminer
la contradiction entre bourgeoisie et prolétariat chinois.
c)
La théorie de la ville et de la campagne mondiale :
Pour
argumenter son « déplacement » des
contradictions, le P.C.C. va faire ressurgir la vieille théorie
de Boukharine sur la ville et la campagne mondiale. En Chine, la
thèse de « l’encerclement des villes par la
campagne » a servi à justifier l’abandon de
l’action prioritaire en direction du prolétariat après
1935. Ecoutons Lin Biao à ce sujet:
«
Seule la campagne est le monde sans fin où les
révolutionnaires peuvent agir en toute liberté. Seule
la campagne est la base révolutionnaire à partir de
laquelle les révolutionnaires peuvent diriger leurs pas vers
la victoire finale. Aussi la théorie du camarade Mao Tsé-Toung
sur l’établissement de bases révolutionnaires
dans les régions rurales et l’encerclement des villes
par la campagne attire-t-elle de plus en plus l’attention des
peuples de ces continents. Si l’on prend le monde dans son
ensemble, l’Amérique du Nord et l’Europe
occidentale peuvent être tenues pour ses « villes »
et l’Asie, l’Afrique, l’Amérique latine en
seraient la « campagne ». (...). Dans un
certain sens, la révolution mondiale connaît aujourd’hui
une situation qui voit les villes encerclées par la campagne.
Finalement, c’est de la lutte révolutionnaire des
peuples d’Asie, d’Afrique et d’Amérique
latine, où vit l’écrasante majorité de la
population mondiale, que dépend la cause révolutionnaire
mondiale »[15].
Cette
thèse n’est pas nouvelle. Boukharine, chargé par
la commission exécutive de proposer un « projet de
programme de l’I.C. » pour le VIème
congrès, la développe déjà.
L’objectif du projet était de susciter un large débat
pour préparer l’adoption d’un programme mondial au
VIème congrès. Sa publication ne vaut donc
pas approbation par l’I.C. de l’ensemble des thèses
contenues dans le document. Voici comment la commission du programme
du Comité Exécutif de l’I.C. présente le
projet:
« En
publiant ce projet de programme, la commission, se conformant aux
décisions du C.E. de l’I.C., invite tous les camarades à
répondre par des articles de critique, des remarques, des
propositions concrètes. (...). La question du programme sera
une des questions centrales du VIème
congrès. Il est nécessaire que l’I.C. reçoive
suffisamment de matériaux pour l’examen de cette
question au congrès. C’est pourquoi la commission invite
tous les camarades à entreprendre une discussion fructueuse
sur ce programme »[16].
Voici
ce que Boukharine écrit à propos de la ville et de la
campagne mondiale:
« Au
point de vue de la lutte contre l’impérialisme, et de la
conquête du pouvoir par la classe ouvrière, les
révolutions coloniales et les mouvements d’affranchissement
nationaux jouent un rôle considérable. L’importance
des colonies et des semi-colonies dans la période transitoire
résulte également du fait que, par rapport aux pays
industriels qui sont en quelques sortes l’agglomération
urbaine mondiale, elles représentent la campagne
mondiale »[17].
Ce
qui disparaît dans cette formulation de Boukharine, c’est
le rôle du prolétariat des colonies et semi-colonies,
même s’il est largement minoritaire au regard de la
grande masse de la paysannerie. La thèse fut critiquée
par plusieurs délégués venant justement de ce
type de pays. Voici ce que dit le délégué du
P.C. d’Afrique du Sud:
« J’ai
lu le projet de programme de l’Internationale Communiste; il
déclare qu’il y a deux forces révolutionnaires
essentielles: le « prolétariat » des
métropoles et les « masses » des
colonies. Je proteste contre cette distinction rudimentaire. Nos
ouvriers ne sont plus seulement des « masses »,
ils sont des prolétaires, au même titre que ceux des
autres continents. Le projet de programme n’assigne aux
colonies que le devoir de se révolter contre l’impérialisme.
(...). Ni le projet de programme ni le discours du camarade
Boukharine ne parlent du prolétariat des colonies comme tel,
ni de sa force de classe. En tant que classe, on les condamne à
l’inactivité »[18].
La
critique du délégué d’Afrique du Sud est
juste. La thèse de Boukharine, reprise par le P.C.C., est une
négation du rôle du prolétariat dans les
révolutions coloniales et semi-coloniales.
Le
VIème congrès a développé une
autre thèse disant que même si l’impérialisme
limite le développement des forces productives dans les
colonies et les semi-colonies, seul le prolétariat pouvait
conduire la révolution à une victoire complète.
Il restait en cela conforme avec la théorie staliniste de la
révolution coloniale. Voici comment un article intitulé
« La théorie staliniste de la révolution
coloniale et du mouvement de libération national en Afrique
australe et tropicale », publié à l’occasion
du 70e anniversaire de la naissance de Staline, s’exprime
sur cette question:
« Le
camarade Staline nous avait prévenu et les 25 dernières
années ont entièrement prouvé que la victoire
complète et finale de la révolution coloniale est
possible seulement lorsque le rôle dirigeant appartient au
prolétariat. Les organisations et les partis nationalistes
petits-bourgeois ont démontré eux-mêmes qu’ils
sont incapables de soutenir la cause de la libération
nationale. Ils sont enclins à se restreindre aux réformes
constitutionnelles, à gagner la démocratie bourgeoise
formelle qui n’assure pas une rupture et ne peut assurer une
rupture complète avec le système impérialiste,
une indépendance réelle et non formelle »[19]
d)
La théorie des superpuissances
Pour
justifier son alliance avec les pays impérialistes de la
« zone intermédiaire », le P.C.C. va
développer le concept antimarxiste de « superpuissance ».
Appelant d’abord avec ce vocable les Etats-Unis, il l’étendra
par la suite à l’U.R.S.S.. Appelant d’abord à
un front uni contre la superpuissance américaine, il proposera
ensuite un front contre les deux superpuissances, pour terminer par
une alliance avec les Américains contre « la
superpuissance la plus agressive: l’U.R.S.S ». Voici
par exemple ce qui est dit en 1971 pour caractériser l’Union
Soviétique et les U.S.A.:
« Les
deux superpuissances, les Etats-Unis et l’Union Soviétique,
collaborent tout en se disputant et intensifiant l’expansion de
leurs forces d’agression dans la vaste zone intermédiaire
dans la vaine tentative de se repartager le monde, ce qui a poussé
les peuples du monde à s’unir pour les combattre. Les
pays petits et moyens s’unissent pour s’opposer à
la politique d’hégémonie des superpuissances,
cette tendance devient chaque jour plus puissante. Les peuples
veulent la révolution, les nations la libération et les
pays l’indépendance, ce qui est devenu un courant
historique irréversible »[20].
Le
concept de superpuissance divise les différents impérialismes
en deux catégories uniquement à partir du rapport de
force à un moment donné. Il y aurait donc deux types
d’impérialismes: les uns « super »
et plus dangereux et les autres non « super »
et moins dangereux. A part la ou les superpuissances, les autres
impérialismes devraient s’entendre entre eux et s’unir
avec les autres pays de la « zone des tempêtes ».
Nous sommes ici à l’antipode de l’analyse
marxiste-léniniste. Nous sommes plus précisément
dans une nouvelle version de « l’ultra-impérialisme »
de Kautsky. Lénine a en effet montré il y a longtemps
que le cœur de cette thèse est la sous-estimation des
contradictions entre l’ensemble des puissances impérialistes.
L’hégémonie à un moment donné d’une
ou de plusieurs puissances impérialistes est forcément
remise en cause par les autres du fait de la loi du développement
inégal. La différence entre Kautsky et le P.C.C. est
que le premier étend son analyse à l’ensemble des
puissances impérialistes, alors que le P.C.C. la limite aux
impérialismes dit « secondaires » dans
un premier temps, à ceux-ci plus les U.S.A ensuite. Voici ce
que souligne Lénine contre Kautsky:
« L’atténuation
par Kautsky des contradictions les plus profondes de l’impérialisme,
atténuation qui conduit inévitablement à farder
l’impérialisme, n’est pas sans influer également
sur la critique que fait cet auteur des caractères politiques
de ce dernier. L’impérialisme est l’époque
du capital financier et des monopoles, qui provoquent partout des
tendances à la domination et non à la liberté.
Réaction sur toute la ligne, quel que soit le régime
politique, aggravation extrême des antagonismes dans ce domaine
également: tel est le résultat de ces tendances. De
même se renforcent particulièrement l’oppression
nationale et la tendance aux annexions, c’est à dire à
la violation de l’indépendance nationale (...). Pour
bien mesurer le sens de cette « déviation
intellectuelle » de Kautsky, prenons un exemple. Supposons
qu’un Japonais condamne l’annexion des Philippines par
les Américains. Se trouvera-t-il beaucoup de gens pour croire
qu’il est mû par l’hostilité aux annexions
en général, et non par le désir d’annexer
lui-même les Philippines? Et ne devra-t-on pas reconnaître
que l’on ne peut considérer comme sincère et
politiquement loyale la « lutte » du Japonais
contre les annexions que s’il se dresse contre l’annexion
de la Corée par le Japon et réclame pour elle la
liberté de séparation d’avec le Japon »[21].
Malgré
ces leçons datant de 1916, le P.C.C. s’évertua
longtemps à appeler à une union des « peuples,
nations et pays de la zone intermédiaire » contre
les superpuissances, c’est à dire à une union
entre opprimés et oppresseurs.
Le
concept de superpuissance est, on le saisit, un concept
antiléniniste.
e)
La théorie du social-impérialisme :
Le
changement des termes pour désigner les adversaires n’est
pas neutre dans le discours du P.C.C.. Il indique des changements de
stratégies. Cependant, il serait vain de rechercher des
analyses scientifiques justifiant ces changements d’orientations.
Nous sommes plus ici en présence des fameux « déplacements »
du maoïsme. Ainsi, jusqu’à l’invasion de la
Tchécoslovaquie, l’appel à un front uni
anti-américain est accompagné d’une dénonciation
du « révisionnisme soviétique »
(qui collaborerait avec les U.S.A.). A partir de cette invasion,
l’Union Soviétique devient une « superpuissance
impérialiste »:
« Il
y a longtemps déjà que la clique renégate des
révisionnistes soviétiques est tombée dans le
social-impérialisme. Entre elle et l’impérialisme
américain, tout comme entre pays impérialistes, c’est
la complicité et la lutte acharnée en même temps.
Cependant malgré tel ou tel conflit d’intérêts
entre eux, ils sont unanimes dans leur opposition au communisme, au
peuple et à la révolution »[22].
L’intervention
en Tchécoslovaquie a poussé le P.C.C. à changer
de terme, pour désigner les révisionnistes soviétiques.
C’est donc considérer que le propre de l’impérialisme,
c’est l’invasion d’autres pays. Nous sommes de
nouveau en présence d’une thèse antiléniniste.
Pour Lénine en effet, « l’invasion »
ne saurait suffire pour désigner un Etat du terme marxiste
d’impérialisme. Voici une précision que donne
Lénine à ce sujet:
« La
politique coloniale et l’impérialisme existaient déjà
avant la phase contemporaine du capitalisme, et même avant le
capitalisme. Rome, fondée sur l’esclavage, faisait une
politique coloniale et pratiquait l’impérialisme. Mais
les raisonnements « d’ordre général »
sur l’impérialisme, qui négligent ou relèguent
à l’arrière-plan la différence essentielle
des formations économiques et sociales, dégénèrent
infailliblement en banalités creuses ou en rodomontades, comme
la comparaison entre « la Grande Rome » et la
Grande-Bretagne. Même la politique coloniale du capitalisme
dans les phases antérieures de celui-ci se distingue
foncièrement de la politique coloniale du capital financier.
Ce qui caractérise notamment le capitalisme actuel, c’est
la domination des groupements monopolistes constitués par les
plus gros entrepreneurs »[23].
Ni
l’intervention en Tchécoslovaquie, ni celle de
l’Afghanistan ne permettent donc d’affirmer que
l’U.R.S.S. est devenue « impérialiste ».
Pour cela, il faudrait prouver « la domination de
groupements monopolistes constitués par les plus gros
entrepreneurs ». Cela le P.C.C. ne le fait nulle part,
parce qu’il ne peut pas le faire. S’il y a eu
effectivement prise du pouvoir par les révisionnistes en
U.R.S.S., ce processus a conduit au démantèlement
progressif des monopoles socialistes d’Etat. Cet aspect
n’enlève aucune responsabilité aux dirigeants
révisionnistes, mais souligne simplement que le processus de
démantèlement du socialisme n’était pas un
processus autonome mais dépendant de l’impérialisme
et du marché capitaliste mondial. L’impérialisme,
qui a soutenu de toutes ses forces Khrouchtchev, ne l’a pas
fait pour faire émerger un nouveau concurrent mais d’une
part pour détruire son ennemi mortel — le socialisme —
et d’autre part pour s’ouvrir l’accès aux
richesses du camp socialiste
Analysons
les réformes économiques révisionnistes qui ont
conduit à l’avènement de la Perestroïka,
c’est à dire au déclenchement de l’offensive
pour la restauration du mode de production capitaliste.
Le
grand tournant dans les réformes libérales est l’année
1965 avec les mesures promulguées par Kossyguine. Auparavant,
Khrouchtchev avait déjà tenté une
« décentralisation », c’est à
dire le premier pas de la déviation de droite en URSS. Voici
ce qu’en disent deux économistes favorables aux
« réformes »:
« Depuis
1965 l’économie soviétique est entrée dans
l’ère de la réforme. La mort de Staline en 1953,
dans le domaine économique comme dans d’autres, a permis
la disparition de certains tabous. Malenkov le premier a été
sensible à la nécessité d’une certaine
libéralisation de l’économie et les tentatives
qu’il a faites à cet égard ne sont pas étrangères
à sa chute précoce. Khrouchtchev, avec son intuition
qui faisait le fond de son caractère, sentira lui aussi à
son tour la nécessité de briser les rigidités
devenues intolérables. (...). C’est le 17 septembre 1965
qu’Alexeï Kossyguine fait son célèbre
rapport au comité central du parti. (...). Après le
diagnostic vient le remède. C’est le décret du 4
octobre 1965 (...). Il s’agit en fait d’un ensemble de
mesures touchant à tous les aspects de la vie des entreprises:
introduction d’un nouveau système d’indicateurs
planifiés d’activité, reconnaissance du rôle
directeur du profit dans la gestion de l’entreprise, recherche
d’une plus grande efficacité de la main-d’œuvre
par la stimulation matérielle des travailleurs, amorce d’une
rationalisation et d’une décentralisation du financement
des investissements, effort de rationalisation du système de
relations interindustrielles. (...). La réforme représentait
un compromis entre d’une part les tenants de la planification
traditionnelle et d’un contrôle administratif strict,
d’autre part les promoteurs d’un système de
régulation souple par les pouvoirs publics laissant une large
part à l’initiative des entreprises. Elle se situait
nettement en retrait par rapport à certaines expériences
réalisées par Khrouchtchev dans plusieurs entreprises
de l’industrie légère où la production
était réglée exclusivement de façon
décentralisée, en fonction des commandes des organismes
de commerce de gros »[24].
La
réforme de l’année 1965 est à l’évidence
un pas supplémentaire dans le sabordage du fonctionnement
socialiste des entreprises: Le profit devient le critère
d’évaluation de l’efficacité de
l’entreprise; il détermine désormais l’ampleur
des investissements de l’entreprise. Le taux de prélèvement
de l’Etat sur les profits est réduit [A l’époque
de Staline, les excédents des entreprises étaient
reversés à l’Etat qui répartissait ensuite
en fonction des priorités du plan national : en 1965 les
prélèvements étaient de 70 %; en 1970 ils
étaient de 59 %[25]].
Les crédits bancaires pour l’investissement deviennent
fonction des profits de l’entreprise, car ce sont eux qui
permettent le remboursement des prêts. La rémunération
des travailleurs devient fonction des profits de l’entreprise,
etc.
Ces
mesures attaquent les mécanismes de gestion socialiste, minent
les rapports sociaux socialistes au sein de l’entreprise. Mais
on ne peut pas considérer la prise du pouvoir par Khrouchtchev
comme signifiant immédiatement le passage au capitalisme et
encore moins à l’impérialisme comme l’ont
fait les maoïstes. Les nouveaux dirigeants révisionnistes
avaient affaire à des résistances dans l’appareil
d’Etat, dans la société, dans les entreprises et
à un attachement puissant au socialisme dans la classe
ouvrière. La réforme Kossyguine n’était
pas en soi, contrairement à ce que Mao et les maoïstes
ont fait croire, la restauration du capitalisme. Les licenciements
restent par exemple encore interdits, il n’y a pas de propriété
privée des moyens de production, pas de capitalistes, mais
l’émergence progressive d’une bureaucratie et
beaucoup plus tard d’une économie parallèle.
Toutefois,
une autre étape du démantèlement des fondements
socialistes de l’économie se réalisera en octobre
1969 par l’incitation à la « compression
d’effectif » dans les entreprises:
« Au
cours des dernières années, diverses « expériences »
ont été lancées, intéressant chacune une
ou un petit groupe d’entreprises. Parmi toutes ces entreprises,
celle qui a connu le plus grand retentissement a été
l’expérience dite de « Chtchekino ».
Chtchekino est un important combinat chimique situé près
de Toula, à 200 km au sud de Moscou. L’entreprise
faisant l’objet de l’expérience devait réduire
systématiquement pendant quatre ans les effectifs employés.
De leur côté, le ministère de l’industrie
chimique et le Gosplan s’engageaient à maintenir le
niveau du fond de salaires. Ainsi le combinat se trouvait en mesure
d’augmenter sensiblement la rémunération du
personnel restant, en lui distribuant sous forme de primes les
disponibilités supplémentaires. La répartition
se faisait au prorata des tâches nouvelles imposées aux
travailleurs restant en fonction. (...). Au total en 1970, par
rapport à 1966, le volume de la production avait augmenté
de 87 % et la productivité du travail de 114 %. L’effectif
avait été réduit d’environ 1 000 personnes
(près de 15 % de l’effectif initial) et le salaire moyen
s’était accru d’un peu plus de 30 %. (moyenne pour
l’ensemble de l’industrie pendant la même période:
environ 20 %). La très grande majorité des personnes
licenciées dans le cadre de l’expérience avait
été aussitôt embauchée par une usine de
fibres chimiques récemment installée dans le voisinage
du combinat. C’est évidemment cette circonstance qui
avait permis de mener à bien l’opération. (...).
En octobre 1969, une vingtaine d’entreprises avait suivi
l’exemple Chtchekino. C’est à ce moment qu’a
paru un décret du Comité Central approuvant
l’expérience et la recommandant à l’attention
générale des organisations du Parti dans l’industrie.
L’application de cette instruction s’est toutefois
heurtée aux appréhensions persistantes d’une
grande partie des travailleurs et le nombre des entreprises se
décidant à suivre cette directive est resté
limité »[26].
S’il
y a réellement une volonté d’aller encore plus
loin en 1969 dans la réforme droitière, celle-ci est
loin d’avoir entamé les bases socialistes de l’URSS.
Le marché du travail n’est toujours pas libre et les
expérimentations supposent une obligation de fournir un autre
travail aux travailleurs licenciés. Surtout, l’expérience
indique la source essentielle du rythme progressif et prudent des
mesures déviationnistes des droitiers au pouvoir depuis 1956:
la résistance des travailleurs. Nous sommes en 1969,
Khrouchtchev est renversé depuis 1964, Brejnev proclame
d’abord le « gel » puis l’aventure
droitière reprend et le P.C.C. parle déjà depuis
un an de « social-impérialisme ».
L’étape
suivante est la généralisation par décret des
« Unions industrielles » le 3 avril 1973:
« De
plus en plus, le pouvoir central, c’est-à-dire le
Gosplan et les ministères, aura en face de lui des partenaires
puissants, soucieux de mener une action qui leur soit propre,
d’exercer toutes leurs prérogatives et de les défendre
au besoin, des partenaires avec qui il faudra compter et dialoguer
souvent sur un pied d’égalité »[27].
La
mise en place des Unions Industrielles n’est pas en soi une
mesure capitaliste, sinon il faudrait considérer que les
grands combinats de l’époque de Staline signifiaient que
l’U.R.S.S. était déjà « capitaliste ».
Par contre, l’autonomie considérable de gestion et de
choix dans les investissements accordée aux Unions est un
signe évident d’une libéralisation plus grande.
Peut-on cependant conclure que ces Unions sont « des
monopoles » et que l’U.R.S.S. est en 1973
« impérialiste »?
La
réponse est négative dans la mesure où il manque
pour cela deux des caractéristiques essentielles de
l’impérialisme souligné par Lénine: la
propriété privée des moyens de production et
l’existence d’un capital financier, puis l’exportation
sur une grande échelle de ces capitaux. Jusqu’à
la chute de l’U.R.S.S., ces deux caractéristiques n’ont
jamais été réunies.
Au
niveau financier, nous sommes encore loin de l’émergence
d’un capital financier. Voici les conseils que nos deux auteurs
donnent en 1974 pour accélérer l’existence d’un
marché financier:
« Au
lieu de chercher systématiquement à supprimer les
disponibilités monétaires oisives, la Gosbank pourrait
leur offrir des placements, créant ainsi l’amorce d’un
marché financier »[28].
Quant
à l’exportation des capitaux, elle est interdite aux
Unions industrielles. Seul l’Etat peut décider d’un
investissement à l’étranger et il ne se réalise
que sous la forme de « sociétés mixtes »,
c’est à dire sous la forme d’un co-investissement
entre l’Etat soviétique et un autre Etat. Ces sociétés
mixtes existaient déjà à l’époque
de Staline. Dans ce domaine également, à moins de
considérer que l’Union Soviétique de Staline
pratiquait « l’exportation des capitaux »,
force est de considérer que l’Union Soviétique
n’exportait pas de capitaux.
A
moins que le P.C.C. n’ait inventé un moyen d’avoir
de l’impérialisme sans marché, sans propriété
privée des moyens de production, sans capital financier et
sans exportation de capitaux, force est de conclure que l’U.R.S.S.
n’était pas « social-impérialiste ».
Le
concept de « social-impérialisme »
relève de la caractérisation politique de courants
sociaux-chauvins dans les pays impérialistes qui sont
« internationalistes » en parole et
impérialistes dans les faits.
f)
La théorie des trois mondes :
Avant
d’afficher ouvertement la théorie des 3 mondes, les
dirigeants du P.C.C. ont d’abord précisés la
notion de « zone intermédiaire ».
Celle-ci se divise en fait en « deux zones
intermédiaires »:
« Le
révisionnisme soviétique s’est acharné à
intensifier son infiltration et son expansion à l’étranger
à la faveur du déclin de l’impérialisme
américain. Son appétit ne cessant de grandir, il est
devenu une superpuissance rivalisant avec ce dernier pour l’hégémonie
mondiale. La politique de la « loi de la jungle »
qu’ils poursuivent tous deux a provoqué une redivision
et un regroupement dans le monde capitaliste. Ainsi sur la
mappemonde, on trouve deux zones intermédiaires s’étendant
entre les pays socialistes et ces deux superpuissances. Les pays
d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine
forment la première zone intermédiaire et la seconde
englobe les principaux pays capitalistes d’Orient et
d’Occident, à l’exception de l’Union
Soviétique et des Etas-Unis (...). Cette situation évoque
l’image d’un sandwich où les deux superpuissances
rivalisent furieusement pour s’emparer des pays des zones
intermédiaires et les engloutir comme s’ils étaient
la garniture du sandwich. (...). La Chine est un pays en voie de
développement et appartient au tiers monde ».[29]
Nous
avons là l’ensemble des ingrédients de la théorie
scélérate des 3 mondes que Deng Xiaoping développera
quelques années plus tard. Cette dernière ne diffère
pas fondamentalement des théories que nous avons critiquées
au long de ce chapitre. Elle a cependant le mérite de mettre
en évidence clairement les conséquences des principes
qui guident la politique internationale de la Chine depuis des
décennies. Il est dès lors complètement vain de
vouloir dénoncer la « théorie des 3 mondes »
sans pousser la critique jusqu’à sa matrice idéologique:
le maoïsme. La « théorie des 3 mondes »
est le résultat logique du maoïsme. Voici comment Deng
Xiaoping, un des nombreux droitiers ayant été sauvé
par la « rééducation » maoïste,
présente cette théorie:
« Notre
globe comporte maintenant, en fait, trois parties, trois mondes qui
sont à la fois liés mutuellement et contradictoires
entre eux. Les Etats-Unis et l’Union Soviétique forment
le premier monde; les pays en voie de développement d’Asie,
d’Afrique, d’Amérique Latine et des autres
régions, le tiers monde; et les pays développés
se trouvant entre ces deux parties le second monde ».
Nous
n’exposerons pas ici une critique détaillée de la
« théorie des trois mondes ». D’une
part parce que les critiques que nous avons exposées sur les
versions antérieures de l’approche du P.C.C. de la
situation internationale sont également valables pour
celle-ci. D’autre part parce que de nombreuses critiques
pertinentes du schéma des 3 mondes ont déjà été
produites par des organisations ou partis se réclamant du
marxisme-léninisme, même si plusieurs d’entre eux
s’évertuent à « préserver
Mao ». Arrêtons-nous par contre sur quelques
conséquences pratiques de cette théorie tant au niveau
du gouvernement chinois qu’au niveau des organisations
« marxistes-léninistes ».
Soulignons
en premier lieu que la « théorie des 3 mondes »
a été saluée par de nombreux bourgeois du
« second monde » et des « U.S.A. ».
Donnons simplement un exemple particulièrement important pour
l’Europe. La publicité faite à cette théorie
par la « Bundeswehr ». Voici ce que dit le
journal du K.P.D./M.L. Roter Morgen du 8 septembre 1978:
« Les
"informations pour les troupes" sont publiées et
distribuées dans chaque compagnie en un exemplaire par le
Ministère Fédéral de la défense
(Etat-major des forces armées). Avec 100 pages mensuelles les
impérialistes ouest-allemand tentent d’éduquer à
l’aide de ce petit cahier les soldats de l’armée
fédérale dans l’esprit du militarisme, de les
préparer idéologiquement à une guerre
impérialiste. Que les révisionnistes chinois puissent
leur rendre dans cet objectif un précieux service, le numéro
d’août d' "Informations pour les troupes" le
montre particulièrement: sur 25 longues pages est publié
« La théorie des Trois Mondes - Un document de la
République populaire de Chine ». L’article de
Pékin Information de novembre 1977 sur la nouvelle théorie
révisionniste est ici presque intégralement reproduit.
Ce qui a tant plu dans cette théorie aux impérialistes
ouest-allemands, ils l’ont fait ressortir dans des titres
intercalaires en caractères gras et en rouge. « Le
second monde est une force avec laquelle on peut s’unir dans le
combat anti-hégémonique » ou « Les
guerres pour la défense de l’indépendance
nationale sont nécessaires et révolutionnaires »,
etc. »[30].
Comment
s’étonner du bon accueil de la théorie des 3
mondes par l’impérialisme allemand lorsque l’on
sait qu’elle a conduit le gouvernement chinois à
soutenir la construction de l’Europe impérialiste sous
domination allemande; à appuyer la volonté de bâtir
une « défense européenne commune »;
à soutenir économiquement et techniquement la dictature
birmane alors que celle-ci assassinait les communistes; à
recevoir Nixon en pleine guerre du Vietnam; à maintenir des
relations officielles avec Pinochet; à soutenir et accueillir
le dictateur Mobutu, etc. Sous prétexte de « renforcer »
le soi-disant « tiers-monde » et de s’opposer
au « social-impérialisme », le P.C.C. a
sombré dans toutes les compromissions possibles.
La
théorie des 3 mondes a fait aussi de nombreux dégâts
pour les organisations se réclamant du marxisme-léninisme.
Prenons l’exemple du P.C.M.L.F. en France:
—
Celui-ci a soutenu
l’armée du capital français: « Nous
soutenons la volonté de défense nationale des
« gaullistes » »[31]
—
Il a considéré
la C.G.T. comme « pro-social-impérialiste »
et même comme un syndicat « fasciste »:
« C.G.T,
C.F.T., il faut bien reconnaître, il n’y a pas de
différence »[32]
—
Il a soutenu la stratégie
internationale de l’impérialisme français: « Le
caractère dominant de la rencontre entre Giscard et le Shah
est positif. Cela ne veut nullement dire que nous approuvions les
méthodes de gouvernement du monarque iranien, ni bien entendu
celles du gouvernement de Giscard »[33]
ou
encore «
la « politique arabe », la politique
« méditerranéenne », la
« politique « européenne » du
gouvernement français est largement positive car elle gêne
considérablement l’impérialisme américain
et le social-impérialisme soviétique »[34]
—
Il a soutenu la
construction de l’Europe impérialiste: « nous
apprécions positivement les tendances à l’unité
européenne »[35].
Bien
sûr, toutes les organisations maoïstes n’ont pas
sombré dans un tel soutien ouvert à « leur »
bourgeoisie. Cependant, en continuant de se revendiquer du maoïsme,
c’est à dire avec la matrice idéologique de la
théorie des 3 mondes, elles ne parviendront pas à
s’implanter dans le « noyau » du
prolétariat industriel et ainsi à construire le parti
dont nous avons besoin. Le prolétariat ne peut en effet
qu’être allergique à ce type de « dialectique ».
CONCLUSION
:
La
théorie des 3 mondes a été démasquée
par de nombreuses organisations se réclamant du
marxisme-léninisme dans le monde entier. Cependant, une partie
de ces organisations s’attache désespérément
à l’idée que Mao n’est pas le créateur
de cette théorie. La critique des 3 mondes s’accompagne
donc de professions de foi maoïstes. C’est là
oublier que sous d’autres noms la même démarche
s’est développée depuis de nombreuses décennies.
De
la théorie de « la zone intermédiaire »
à la théorie des « 3 mondes » en
passant par celle de la « zone des tempêtes »,
c’est toujours la même démarche. Au cœur de
cette démarche, il y a une fascination pour la paysannerie et
une absence de confiance dans les capacités révolutionnaires
du prolétariat. Mao projette au niveau mondial ses convictions
sur les classes sociales en Chine. Il en arrive donc à
généraliser à l’échelle mondiale sa
théorie erronée des « villes encerclées
par les campagnes ». De la même façon qu’il
considère que la paysannerie chinoise a des potentialités
révolutionnaires plus fortes que le prolétariat
chinois, il considère que le « tiers-monde »
(dont il élimine le prolétariat) est plus
révolutionnaire que le « second monde »
(considéré aussi sans distinction de classes).
Avec
une analyse basée plus sur la géographie ou sur le
niveau de développement que sur des critères de classes
ou de régimes sociaux, Mao en arrive très vite à
proposer des alliances contre nature. Cela conduit l’Etat
chinois à soutenir des dictatures réactionnaires dans
les pays du soi-disant « tiers-monde » sous
prétexte qu’ils ont une politique
« d’indépendance envers les
superpuissances ». Dans les pays du « second
monde », l’Etat chinois en est arrivé à
soutenir la construction de l’Europe impérialiste sous
le même prétexte. Le concept de « superpuissance »
est entièrement révisionniste. Il conduit
inévitablement à considérer que les
contradictions de classes internes aux pays du « second
monde » et du « tiers-monde » sont
secondaires par rapport à l’opposition nécessaire
aux « superpuissances ». Il conduit également
à considérer que les contradictions entre les « second
et tiers-monde » sont secondaires pour les mêmes
raisons. Aux clivages de classes et camps (impérialiste et
socialiste), Mao substitue comme pour la Chine une théorie de
« front de toutes les classes ».
L’opportunisme
maoïste connaît son summum avec la « théorie
du social-impérialisme ». Celle-ci a conduit l’Etat
chinois a participé aux opérations de déstabilisations
des pays socialistes dirigés par les révisionnistes,
c’est à dire à soutenir le camp impérialiste.
Le soutien aux intégristes religieux en Afghanistan est
particulièrement significatif de cette contribution
(consciente ou non peu importe) à la stratégie
impérialiste.
En
définitive, la politique internationale du P.C.C. ressemble
fortement à sa politique nationale. Des deux côtés,
les clivages de classes et de camps sont remplacés par des
« fronts », des deux côtés la
place dirigeante du prolétariat est occultée, des deux
côtés la place de la paysannerie est surestimée.
De la même façon que le maoïsme a tenté de
rechercher une troisième voie entre le capitalisme et le
« modèle soviétique », il a au
niveau international cherché une prétendue troisième
voie entre le camp anti-impérialiste et le camp impérialiste.
Cela l’a conduit à la théorie réactionnaire
du « non-alignement » et de la lutte
prioritaire contre les « superpuissances ».
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