CHAPITRE 4 : LE PARTI MAOÏSTE
La
conception du parti chez Mao Tsé-Toung est présentée
par les maoïstes comme un développement du
marxisme-léninisme. Mao aurait selon eux tiré le bilan
de la prise du pouvoir par les révisionnistes en Union
Soviétique et en aurait dégagé des enseignements
révolutionnaires. De nouveau, sous prétexte de
développement du marxisme, c’est une critique des
positions du camarade Staline qui s’exprime. Trois idées
clefs sont mises en avant par Mao:
—
Les classes sociales et
la lutte des classes continuent d’exister sous le socialisme,
—
La lutte de classe
s’exprime dans le parti communiste par la « lutte
des lignes »,
—
Il y a nécessité
de nombreuses « révolutions culturelles »
contre la « bourgeoisie » infiltrée dans
l’Etat et dans le parti.
Sur
chacune de ces affirmations, nous assistons à une déformation
des principes marxistes-léninistes.
1)
Classes sociales et lutte des classes sous le socialisme :
Le
P.C.C. s’illustre une nouvelle fois sur ces questions par ses
critiques du camarade Staline :
« Staline
s’était éloigné de la dialectique du
marxisme-léninisme par son interprétation des lois de
la lutte de classe dans la société socialiste, il
proclama prématurément après la réalisation
essentielle de la collectivisation de l’agriculture, qu’en
Union Soviétique, « il n’existe plus de
classes antagonistes » et qu’ « elle (la
société soviétique) est affranchie des
collisions de classes ». Mettant l’accent uniquement
sur l’unité de la société socialiste, il
négligeait les contradictions au sein de celle-ci, il ne
s’appuyait pas sur la classe ouvrière et les larges
masses dans la lutte contre les forces capitalistes et considérait
que la possibilité de restauration du capitalisme provenait
uniquement de l’attaque armée de l’impérialisme
international. Cela est faux, tant en théorie qu’en
pratique »[1].
Si
nous ajoutons cette critique à toutes celles que nous avons
mentionnées précédemment, cela fait décidément
beaucoup. Staline se serait trompé sur quasiment toutes les
questions du marxisme-léninisme. Dans cette citation, le
P.C.C. fait référence aux analyses de Staline à
propos du débat sur la nouvelle constitution de 1936. Staline
développe à cette époque son analyse du bilan de
l’édification du socialisme en U.R.S.S. Il précise
de manière matérialiste que les classes sociales
exploiteuses ont été éliminées, ce qui ne
veut bien entendu pas dire que la lutte des classes a disparu.
Ecoutons Staline:
« En
rapport avec ces changements dans le domaine de l’économie
de l’U.R.S.S., la structure de classe de notre société
a changé également. On sait que la classe des grands
propriétaires fonciers avait déjà été
liquidée comme conséquence de l’issue victorieuse
de la guerre civile. En ce qui concerne les autres classes
exploiteuses, elles ont partagé le sort de la classe des
grands propriétaires fonciers. Plus de classe des capitalistes
dans le domaine de l’industrie. Plus de classe des koulaks dans
le domaine de l’agriculture. Plus de marchands et spéculateurs
dans le domaine de la circulation des marchandises. Toutes les
classes exploiteuses se sont trouvées ainsi liquidées.
Est restée la classe ouvrière. Est restée la
classe des paysans. Sont restés les intellectuels (...). A la
différence des Constitutions bourgeoises, le projet de la
nouvelle constitution de l’U.R.S.S. part du fait que dans la
société il n’existe plus de classes antagonistes;
que la société est composée de deux classes
amies, d’ouvriers et de paysans; que ce sont justement ces
classes laborieuses qui sont au pouvoir; que la direction étatique
de la société (dictature) appartient à la classe
ouvrière en tant que classe avancée de la société
»[2].
Staline
ne fait ici qu’exprimer la réalité des combats et
des victoires du socialisme. Nier cette réalité dans
l’U.R.S.S. de 1936 revient à nier ces combats et ces
victoires. C’est en définitive nier comme Trotski la
possibilité de construire le socialisme dans un seul pays.
Cela signifie-t-il un virage à droite comme le sous-entend la
citation du P.C.C.? Staline répond dans le même rapport
à ce type de raisonnement:
« Le
quatrième groupe de critiques, en attaquant le projet de la
nouvelle constitution, le caractérise comme une « évolution
à droite », comme un « abandon de la
dictature du prolétariat », comme la « liquidation
du régime bolchévik ». « Les
bolchéviks ont obliqué à droite, c’est un
fait », déclarent-ils sur divers tons. Certains
journaux polonais et, en partie, des journaux américains sont
particulièrement zélés sous ce rapport. Que
peut-on dire de ces critiques, s’il est permis de les appeler
ainsi? (...). Si la consécration législative de la
victoire du socialisme, la consécration législative des
succès de l’industrialisation, de la collectivisation et
de la démocratisation, s’appelle pour eux « évolution
à droite », il est permis de demander: ces
messieurs savent-ils en général ce qui distingue la
gauche de la droite? »[3].
Ce
constat de disparition des classes exploiteuses ne signifie pas pour
Staline la fin de la « lutte des classes ». Un
an plus tard en mars 1937, il explique:
« Il
faut démolir et rejeter loin de nous la théorie pourrie
selon laquelle, à chaque pas que nous faisons en avant, la
lutte de classe, chez nous, devrait, prétend-on s’éteindre
de plus en plus; qu’au fur et à mesure de nos succès
l’ennemi de classe s’apprivoiserait de plus en plus.
C’est non seulement une théorie pourrie, mais une
théorie dangereuse, car elle assoupit nos hommes, elle les
fait tomber au piège et permet à l’ennemi de
classe de se reprendre, pour la lutte contre le pouvoir des Soviets.
Au contraire, plus nous avancerons, plus nous remporterons de succès
et plus la fureur des débris des classes exploiteuses en
déroute sera grande, plus ils recourront vite aux formes de
lutte plus aiguës, plus ils nuiront à l’Etat
soviétique, plus ils se raccrocheront aux procédés
de lutte les plus désespérés, comme au dernier
recours d’hommes voués à leur perte. Il ne faut
pas perdre de vue que les débris des classes défaites
en U.R.S.S. ne sont pas solitaires. Ils bénéficient de
l’appui direct de nos ennemis, au-delà des frontières
de l'U.R.S.S. Ce serait une erreur de croire que la sphère de
la lutte de classe est limitée aux frontières de
l’U.R.S.S. Si une aile de la lutte de classe agit dans le cadre
de l’U.R.S.S., son autre aile s’étend jusque dans
les limites des Etats bourgeois qui nous entourent. Les débris
des classes défaites ne peuvent l’ignorer. Et, justement
parce qu’ils le savent, ils continueront à l’avenir
encore leurs attaques désespérées »[4].
Soulignons
d’ailleurs que le P.C.C. reproche à Staline une chose et
son contraire. Nous avons vu dans la citation précédente
le reproche fait à Staline de sous-estimer la lutte des
classes. Voici maintenant un autre texte qui lui reproche de l’avoir
surestimé:
« Après
l’anéantissement des classes exploiteuses et la
liquidation, pour l’essentiel, des forces de la
contre-révolution, la dictature du prolétariat était
encore nécessaire vis-à-vis des débris de la
contre-révolution à l’intérieur du pays
(débris qu’il était impossible de faire
entièrement disparaître du fait de l’existence
même de l’impérialisme), mais sa pointe devait
être surtout dirigée contre les forces agressives
impérialistes du dehors. Dans ces conditions, il fallait
développer et perfectionner progressivement, dans la vie
politique du pays, les diverses méthodes démocratiques,
perfectionner la légalité socialiste (...) au lieu
d’insister sur l’aggravation de la lutte de classes après
la liquidation des classes, et d’entraver ainsi le
développement sain de la démocratie socialiste, ainsi
que le fit Staline. Le parti communiste de l’Union Soviétique
a eu tout à fait raison de rectifier énergiquement les
erreurs commises par Staline sur ce point »[5].
Certains
maoïstes sortent de la contradiction entre les deux textes en
affirmant que le second est à attribuer au courant de Liu
Shaoqi. Peu importe, cela met en évidence les revirements de
positions dont est capable le P.C.C. Cette contradiction dans les
positions révèle néanmoins un point d’unité:
l’opposition à Staline. Mao Tsé-Toung quant à
lui considère que les classes sociales antagonistes subsistent
sur « une longue période historique »
dans la société socialiste. Comment s’en étonner
dans la mesure où, comme nous l’avons souligné,
il considère que même la « bourgeoisie
nationale » peut participer à la construction du
socialisme:
« La
société socialiste s’étend sur une assez
longue période historique, au cours de laquelle continuent
d’exister les classes, les contradictions de classes et la
lutte de classes, de même que la lutte entre la voie socialiste
et la voie capitaliste, que le danger d’une restauration du
capitalisme. Il faut comprendre que cette lutte sera longue et
complexe, redoubler de vigilance et poursuivre l’éducation
socialiste »[6].
Alors
que Staline s’appuie sur des faits objectifs et matériels
pour définir la structure de classes de la société
socialiste, Mao se contente d’affirmer l’existence de
classes antagonistes sur « une assez longue période
historique ». Voulant justement montrer la poursuite de la
lutte de classe (comme le fait Staline), il en conclut de manière
erronée au maintient des classes antagonistes même quand
les succès de la lutte du prolétariat ont permis
d’éradiquer les bases économiques qui permettent
à la bourgeoisie de se maintenir et de se reproduire. En fait,
Mao reste dans sa conception cyclique de l’histoire. Pour lui,
la bourgeoisie ne peut pas disparaître et il faudra en
conséquence sans cesse en appeler à des « révolutions
culturelles »:
« La
lutte contre l’idéologie bourgeoise, contre les mauvais
éléments et les choses mauvaises sera de longue
haleine. Elle durera des dizaines, voire des centaines d’années.
La classe ouvrière, le peuple travailleur et les intellectuels
révolutionnaires accumuleront de l’expérience et
se tremperont au cours de cette lutte, ce qui sera bien
profitable »[7]
2)
Le parti et la « lutte des lignes » :
a)
La confusion entre front et parti communiste :
Nous
avons décrit précédemment comment Mao conçoit
le maintien du Front entre les « quatre classes amies »
(prolétariat; paysannerie; petite-bourgeoisie; bourgeoisie
nationale) y compris à l’étape socialiste de la
révolution. Nous avons également souligné la
vieille dérive du P.C.C. déjà critiquée
par l’I.C., consistant à confondre les étapes de
la révolution. Cela conduit Mao à considérer,
comme Boukharine en U.R.S.S., que la bourgeoisie nationale peut
participer à la construction du socialisme. Nous avons enfin
mentionné les divergences entre l’I.C. et Mao à
propos de la classe sociale capable de diriger la révolution
(prolétariat ou paysannerie). La confusion maoïste se
poursuit dans une conception frontiste du parti, c’est à
dire dans l’attitude antimarxiste consistant à
considérer le parti comme un « front ».
C’est là un autre point commun entre maoïsme et
trotskisme. Arrêtons-nous sur cet aspect.
Les
maoïstes ont développé la théorie du parti
de masse qui s’oppose à la conception marxiste-léniniste
du parti de classe. Cela conduit le P.C.C. à ouvrir ses portes
à tous les candidats et ce, indépendamment de la
composition sociale du parti. A la priorité marxiste-léniniste
de s’orienter vers la classe ouvrière et ses éléments
les plus avancés, Mao substitut une ouverture généralisée
du parti sous prétexte de combattre le « sectarisme »:
« Pour
surmonter les difficultés, pour vaincre l’ennemi et
édifier une Chine nouvelle, le Parti communiste doit élargir
ses rangs, il doit devenir un grand parti de masse, en ouvrant
largement ses portes aux ouvriers, aux paysans et aux jeunes
activistes sincèrement dévoués à la
révolution, qui croient aux principes du Parti, soutiennent sa
politique et sont prêts à se soumettre à sa
discipline et à travailler avec ardeur. Toute tendance
sectaire de la « porte close » est ici
inadmissible. (...). Certes, nous ne fermerons pas les portes du
Parti par crainte des agents de l’ennemi, notre ligne de
conduite étant d’élargir hardiment ses rangs.
Mais, ce faisant, nous demeurerons sur nos gardes à l’égard
des agents et des arrivistes qui profiteraient de l’occasion
pour s’y faufiler »[8].
La
théorie du « parti de masse » sera
formellement abandonnée lors de la polémique avec les
révisionnistes khrouchtchéviens. Elle
ressemblait en effet trop à la thèse révisionniste
du « parti du peuple tout entier ». Elle sera
une nouvelle fois attribuée à Liu Shaoqi alors que la
citation précédente est belle et bien de Mao:
« Les
révisionnistes modernes — Khrouchtchev, Brejnev et
compagnie — revêtant la défroque des
révisionnistes du passé, bradent leur camelote sur le
« Parti du peuple tout entier » et prétendent
que « le parti de la classe ouvrière est déjà
transformé en avant-garde du peuple soviétique, qu’il
est devenu un parti du peuple tout entier » et « est
une organisation politique du peuple tout entier »; (...).
Dans notre parti, la lutte autour de la question du caractère
du Parti a été également très aiguë.
L’escroc et traître à la classe ouvrière,
Liu Shaoqi répandait à tous les vents que « le
Parti est le parti des masses, le parti du peuple »,
visant ainsi à pervertir le caractère du Parti »[9].
Cette
rupture apparente n’est que formelle. Mao et le P.C.C sont
profondément convaincus que l’ensemble du peuple chinois
et en particulier la grande masse de la paysannerie sont susceptibles
de diriger le processus révolutionnaire. Au cours de la
révolution culturelle, Mao n’hésitera pas à
s’appuyer sur « les masses » plutôt
que sur le « parti » et parfois même
contre le « parti ». La dérive profonde
est bien celle de l’analyse des intérêts des
différentes classes en présence. Pour les
marxistes-léninistes, seul le prolétariat a intérêt
à aller jusqu’au bout du processus révolutionnaire
parce qu’il n’a « que ses chaînes à
perdre ». La paysannerie a le statut d’alliée.
Pour Mao, les intérêts du prolétariat sont
absolument identiques à ceux du « peuple »
et en particulier à ceux de la grande masse de la paysannerie.
L’incompréhension des rapports avec la paysannerie est
un autre point commun entre maoïsme et trotskisme. Les
trotskistes considèrent que la paysannerie n’a pas de
potentialités révolutionnaires et aboutissent ainsi à
une négation de la nécessaire alliance entre le
prolétariat et la paysannerie. Mao lui considère que
les intérêts des deux classes « alliées »
(et même des quatre classes amies) sont les mêmes. Voici
comment le P.C.C. argumente son rejet de la thèse
khrouchtchévienne du « parti du peuple tout
entier »:
« Le
parti du prolétariat est également le seul parti qui
puisse représenter les intérêts de plus de 90
pour cent de la population. Ceci
parce que les intérêts du prolétariat sont
identiques à ceux des larges masses travailleuses
(souligné par nous); parce qu’il est capable d’envisager
les problèmes en fonction de la place que le prolétariat
occupe dans l’histoire, en fonction des intérêts
présents et futurs du prolétariat et des masses
laborieuses; et parce qu’il est capable d’envisager les
problèmes en fonction des intérêts majeurs de
l’écrasante majorité du peuple, qu’il est
capable d’assurer une direction correcte conformément au
marxisme-léninisme »[10].
Au-delà
du verbiage révolutionnaire, ce qui nous semble essentiel,
c’est que le P.C.C considère que le prolétariat a
des intérêts identiques à ceux des « larges
masses travailleuses », c’est à dire pour la
Chine à ceux de la grande masse de la paysannerie.
L’effacement des distinctions entre le prolétariat et la
paysannerie conduit à une conception d’un parti de
plusieurs classes. Bien sûr, Mao ne dit pas cela explicitement
mais la conclusion logique de l’idée d’un intérêt
identique est celle-là. Or c’est justement le caractère
prolétarien du parti qui permet la victoire de l’alliance
de la classe ouvrière et de la paysannerie. Voici ce que dit
Staline à ce propos :
« Mais
nous ne défendons pas toute alliance, quelle qu’elle
soit, de la classe ouvrière et de la paysannerie. Nous sommes
pour une alliance où le rôle dirigeant appartient à
la classe ouvrière. Pourquoi? Parce que si la classe ouvrière
n’assume pas le rôle dirigeant dans le système de
l’alliance des ouvriers et des paysans, la victoire des masses
travailleuses et exploitées sur les grands propriétaires
fonciers et les capitalistes est impossible. Je sais que certains
camarades ne sont pas d’accord. Ils disent: l’alliance
est une bonne chose; mais pourquoi la classe ouvrière
doit-elle prendre la direction? Ces camarades se trompent
profondément. Ils se trompent parce qu’ils ne
comprennent pas que l’alliance des ouvriers et des paysans ne
peut vaincre que si elle est dirigée par la classe ouvrière,
qui a fait ses preuves et est la classe la plus révolutionnaire
qui soit »[11]
b)
Le parti est le reflet des classes et contradictions de classes de la
société :
Mao
théorisera l’existence inévitable de plusieurs
classes dans le parti. En premier lieu, il affirme que la
« bourgeoisie nationale » fait partie du peuple
à l’étape socialiste. Dans son texte « De
la juste solution des contradictions au sein du peuple »
daté de 1957, il développe l’idée que les
contradictions entre la classe ouvrière et la « bourgeoisie
nationale » à l’étape socialiste de la
révolution relèvent de la catégorie des
« contradictions au sein du peuple » comme nous
l’avons mentionné dans un chapitre précédent.
Ce caractère est issu de « l’identité fondamentale »
des intérêts des classes composant le peuple. Comme
toutes « les contradictions au sein du peuple »,
elles devront donc être résolues par des « méthodes
démocratiques ». La liberté de parole et
d’expression de cette « bourgeoisie nationale »
doit donc être facilitée. Les communistes ont simplement
à mener la lutte idéologique pour convaincre les
« bourgeois nationaux ». Seule une minorité
de contre-révolutionnaires avérés aura à
être réprimée. C’est ce qu’exprime le
mot d’ordre « Que cents fleurs s’épanouissent,
Que cents écoles rivalisent »:
« D’une
façon générale, les contradictions au sein du
peuple reposent sur l’identité fondamentale des intérêts
du peuple. Dans notre pays, les contradictions entre la classe
ouvrière et la bourgeoisie nationale sont de celles qui se
manifestent au sein du peuple. (...). Comme les contradictions entre
nous et nos ennemis et les contradictions au sein du peuple sont de
nature différente, elles doivent être résolues
par des méthodes différentes. En somme, il s’agit,
pour le premier type de contradiction, d’établir une
claire distinction entre nous et nos ennemis, et, pour le second
type, entre le vrai et le faux. (...). Toute question d’ordre
idéologique, toute controverse au sein du peuple, ne peut être
résolue que par des méthodes démocratiques, par
la discussion, la critique, la persuasion et l’éducation.
(...). L’idéologie de la bourgeoisie et celle de la
petite-bourgeoisie trouveront sûrement à se manifester.
A coup sûr, ces deux classes s’obstineront à
s’affirmer par tous les moyens, dans les questions politiques
et idéologiques. Il est impossible qu’il en soit
autrement. Nous ne devons pas recourir à des méthodes
de répression pour les empêcher de s’exprimer;
nous devons le leur permettre et en même temps engager un débat
avec elles et critiquer leurs idées de façon
appropriée ». [12].
Ayant
intégré la bourgeoisie au socialisme, Mao développe
une autre thèse antimarxiste: les contradictions au sein du
parti sont les mêmes que celles au sein de la société
et cela serait inévitable. Dans son texte « De la
contradiction », il développe la théorie
selon laquelle les contradictions dans le parti sont le simple reflet
des contradictions de classes dans la société. Ce n’est
pas en soi erroné, à condition d’en rechercher
les causes matérielles et non de présenter ce processus
comme étant le résultat inévitable de
« l’universalité de la contradiction »:
«
L’opposition et la lutte entre conceptions différentes
apparaissent constamment au sein du Parti; c’est le reflet,
dans le parti, des contradictions de classes et des contradictions
entre le nouveau et l’ancien existant dans la société.
S’il n’y avait pas dans le Parti de contradictions, et de
luttes idéologiques pour les résoudre, la vie du Parti
prendrait fin »[13].
A
partir de cette affirmation d’un reflet inévitable et
permanent, est construite la théorie de la présence
inévitable de « deux lignes » dans le
parti. La lutte entre les lignes existerait indépendamment de
la volonté. Elle ne serait que le reflet dans la conscience
d’un processus objectif existant dans la société.
Elle serait en conséquence permanente tant que subsisteront
les classes, c’est à dire tant que ne sera pas atteint
le communisme. Nous retrouvons ici la vieille tendance de Mao à
la dialectique prémarxiste et cyclique:
« La
lutte entre les deux lignes au sein du parti, qui est le reflet de
ces contradictions, subsistera longtemps encore et il est possible
qu’elle se manifeste encore dix, vingt ou trente fois; (...),
cela ne dépend pas de la volonté humaine »[14].
A
cette conception cyclique des contradictions dans le parti, s’oppose
l’analyse marxiste-léniniste qui recherche pour chaque
contradiction les bases matérielles des idées erronées
et des déviations. Staline a dès 1926 analysé le
lien entre les contradictions au sein du parti et la lutte de classe
dans la société. Bien entendu, il y a un reflet
inévitable mais celui-ci n’est ni systématique ni
permanent. Ce reflet a une base sociale dans certaines catégorie
du prolétariat. Il y a des contextes d’apparition dans
chaque étape de la lutte des classes. Il y a une méthode
de résolution dans la lutte sans merci contre les déviations
avant que celles-ci n’aient pu se transformer en « ligne »:
« Je
pense que les sources de contradictions à l’intérieur
des partis prolétariens résident dans deux
circonstances. Quelles sont ces circonstances? C’est, en
premier lieu, la pression exercée par la bourgeoisie et
l’idéologie bourgeoise sur le prolétariat et son
parti dans le cadre de la lutte des classes - pression à
laquelle se prêtent assez souvent les couches les moins stables
du prolétariat et, par suite, les couches les moins stables du
parti prolétarien. On ne saurait dire que le prolétariat
soit complètement isolé de la société,
qu’il soit placé en marge de la société.
Le prolétariat est partie intégrante de la société,
partie liée à ses diverses couches par de nombreux
liens. Mais le parti est une fraction du prolétariat. Aussi ne
peut-il pas, lui non plus, être libre des liens et de
l’influence des couches diverses de la société
bourgeoise. La pression exercée par la bourgeoisie et son
idéologie sur le prolétariat et son parti se traduit en
ce que les idées bourgeoises, les mœurs, les coutumes,
l’humeur pénètrent souvent dans le prolétariat
et son parti par certaines couches du prolétariat liées
d’une façon ou de l’autre à la société
bourgeoise.
C’est,
en second lieu, le caractère disparate de la classe ouvrière,
l’existence de diverses couches à l’intérieur
de la classe ouvrière. Je pense que le prolétariat
comme classe, on pourrait le diviser en trois catégories.
C’est d’abord la masse fondamentale du prolétariat,
son noyau, sa partie permanente, c’est la masse des prolétaires
« pur-sang », qui a depuis longtemps rompu avec
la classe des capitalistes. Cette catégorie du prolétariat
est l’appui le plus sûr du marxisme.
La
deuxième catégorie, ce sont ceux qui sont sortis
récemment des classes non prolétariennes, de la
paysannerie, des rangs de la petite-bourgeoisie, des intellectuels.
Issus des autres classes, ils se sont récemment intégrés
au prolétariat, apportant dans la classe ouvrière leurs
traditions, leurs habitudes, leurs hésitations, leurs
flottements. Cette catégorie offre le terrain le plus propice
à toute sorte de groupements anarchistes, semi-anarchistes et
« ultra-gauches ».
Enfin
la troisième catégorie, c’est l’aristocratie
ouvrière, le sommet de la classe ouvrière, la partie la
plus aisée du prolétariat, avec sa tendance au
compromis à l’égard de la bourgeoisie, avec son
humeur dominante à s’adapter aux puissants du monde, à
« faire son chemin ». Cette catégorie
offre le terrain le plus propice aux francs réformistes et
opportunistes »[15].
Les
divergences au sein du parti ne sont pas, on le voit, éternelles.
Elles ont une base sociale dans la composition sociale du prolétariat
auquel est lié le parti. Staline souligne à juste titre
les tendances anarchisantes et « ultra-gauches »
de certaines couches du prolétariat. Le trotskisme comme le
maoïsme reflètent en théorie ces couches du
prolétariat. C’est la raison pour laquelle
l’implantation du parti dans le « noyau »
de la classe ouvrière est une des priorités pour les
organisations marxistes-léninistes. C’est même
cette implantation qui permet de considérer qu’une
organisation est devenue le parti du prolétariat. On
comprendra dès lors pourquoi les organisations maoïstes,
qui n’ont généralement recruté que dans la
paysannerie pour le tiers-monde et que dans la petite-bourgeoisie
pour les pays développés, ont été
déchirées par des « luttes de lignes »
conduisant à des successions de scissions. En Chine
« l’ultra-gauche » maoïste est
l’expression de la base sociale paysanne du P.C.C. avec ses
« hésitations » et ses « flottements »
pour reprendre les termes de Staline.
Staline
poursuit son analyse en montrant le lien entre l’opportunisme
de droite et « l’ultra-gauche »:
« Malgré
la différence apparente, ces deux dernières catégories
de la classe ouvrière représentent un milieu plus ou
moins commun, qui alimente l’opportunisme en général,
l’opportunisme ouvertement déclaré, quand les
tendances de l’aristocratie ouvrière prennent le dessus,
et l’opportunisme qui se couvre de la phrase « gauche »,
quand prennent le dessus les tendances des couches
semi-petite-bourgeoises de la classe ouvrière, qui n’ont
pas entièrement rompu avec le milieu petit-bourgeois. Le fait
que les tendances « ultra-gauches » concordent
assez souvent avec les tendances de l’opportunisme ouvertement
déclaré - ce fait n’offre rien d’étonnant.
Lénine a dit plus d’une fois que l’opposition
« ultra-gauche » n’est que l’envers
de la franche opposition opportuniste de droite, menchévique.
Et cela est parfaitement juste. Si l’« ultra-gauche »
est pour la révolution uniquement parce qu’il attend dès
demain la victoire de la révolution, il est clair qu’il
doit tomber dans le désespoir et perdre ses illusions, s’il
se produit un retard dans la révolution, si la révolution
ne triomphe pas dès demain »[16].
Staline
parle ici des tendances de certaines couches du prolétariat.
Les processus décrits sont encore plus vrais quand la base du
parti est composée de couches non prolétariennes, que
ce soit la petite-bourgeoisie ou la paysannerie. Cela permet
d’éclairer le processus de dégénérescence
des partis révisionnistes qui ont progressivement quitté
le « noyau » de la classe ouvrière pour
s’ancrer dans l’aristocratie ouvrière. Cela
éclaire aussi les trajectoires de nombreux « maoïstes »
et « trotskistes » qui se sont ensuite mis au
service ouvert de la bourgeoisie. Enfin nous avons ici un des
éléments d’explication du processus qui a conduit
le P.C.C. de la phrase « ultra-gauche » à
des positions ouvertement droitières et réactionnaires.
Staline
poursuit son raisonnement en indiquant comment l’influence de
ces couches hésitantes du prolétariat se traduit en
divergence au sein du parti:
« Chose
naturelle, c’est qu’à chaque tournant dans le
développement de la lutte de classe, à chaque
aggravation de la lutte et à chaque accroissement des
difficultés, la différence de vues, d’habitudes,
d’humeurs chez les diverses couches du prolétariat doit
se manifester inévitablement sous forme de divergences dans le
Parti, tandis que la pression de la bourgeoisie et de son idéologie
doit inévitablement aggraver ces divergences, en leur donnant
une issue sous forme de lutte à l’intérieur du
Parti prolétarien. Telles sont les sources de contradictions
et de divergences à l’intérieur du Parti »[17].
Staline
parle de « contradictions et de divergences »
parce que justement la tâche du parti est de lutter fermement
contre les déviations avant que celles-ci ne se transforment
en « ligne politique »:
« Peut-on
se dérober à ces contradictions et divergences?
Evidemment non. Croire que l’on peut se dérober à
ces contradictions, c’est s’abuser. Engels avait raison
de dire qu’il est impossible d’estomper pour longtemps
les contradictions à l’intérieur du Parti, que
ces contradictions se règlent par la lutte. Cela ne veut pas
dire que le Parti doive être transformé en un club de
discussions. Au contraire, le Parti prolétarien est et doit
rester une organisation de combat du prolétariat. Je tiens
seulement à dire qu’on ne peut fermer les yeux sur les
divergences à l’intérieur du Parti, leur tourner
le dos, si ces divergences portent un caractère de principe.
Je tiens seulement à dire que ce n’est qu’en
luttant pour une ligne de principe marxiste que l’on peut
préserver le parti prolétarien de la pression et de
l’influence bourgeoises. Je tiens seulement à dire que
ce n’est qu’en surmontant les contradictions à
l’intérieur du Parti que l’on peut aboutir à
son assainissement et à son renforcement »[18].
Sur
cet aspect également, on ne peut à la fois se réclamer
de Staline et de Mao. Il faut choisir.
c)
Que faire des opportunistes infiltrés dans le Parti?
L’écart
de Mao par rapport au marxisme-léninisme sur la question du
parti ne s’arrête pas là. Considérant le
parti comme le reflet de la société, il présente
de la manière suivante la composition du P.C.C.:
« Il
faut déclencher dans le Parti une lutte contre l’idéologie
bourgeoise. Du point de vue de l’idéologie, les membres
de notre parti se divisent en trois catégories: des camarades
qui ont des conceptions marxistes-léninistes fermes,
inébranlables; d’autres qui sont essentiellement
marxistes-léninistes, mais quelque peu influencés par
des idées non marxistes-léninistes; enfin un petit
nombre de gens qui, franchement mauvais, sont imbus d’idées
non marxistes-léninistes »[19].
Nous
retrouvons ici l’idée que le parti n’est que le
reflet exact de la société. En effet, dans d’autres
textes, Mao divise en trois catégories du même type,
soit les intellectuels, soit les classes sociales. Voici comment il
décrit la situation des intellectuels:
« En
ce qui concerne l’attitude des quelques cinq millions
d’intellectuels à l’égard du marxisme, on
peut dire que plus de dix pour cent d’entre eux, membres du
parti et sympathisants, connaissent bien le marxisme, et, bien
plantés sur leurs deux jambes, se tiennent avec fermeté
sur la position du prolétariat. (...). La plupart des
intellectuels désirent étudier le marxisme, ils l’ont
même étudié un peu, sans toutefois le bien
connaître. Certains d’entre eux conservent encore des
doutes, ne sont pas bien plantés sur leurs jambes et vacillent
dès que se lève la tempête. Cette partie des
intellectuels - la majorité des cinq millions- reste dans une
situation intermédiaire. Les intellectuels résolument
opposés au marxisme, ceux qui ont une attitude hostile à
son égard, sont en nombre infime. Sans le dire ouvertement,
certaines gens désapprouvent au fond le marxisme. Il y aura
encore longtemps de ces gens là, et nous devons leur permettre
de ne pas l’approuver. (...) »[20].
La
même division ternaire est avancée en ce qui concerne
l’attitude vis à vis du socialisme:
« Le
problème est que 90 % de la population ne veut pas que le
désordre règne dans l’Etat, mais veut construire
le socialisme; parmi les 10 % restants, il y a un grand nombre
d’hésitants; ne restent donc plus que 2 % d’éléments
endurcis; qu’ils essayent donc de fomenter des troubles »[21].
Même
répartition en trois catégories en ce qui concerne le
« patriotisme »:
« Il
y a trois sortes de patriotismes: le patriotisme authentique, le
patriotisme de façade et un troisième flottant,
mi-véritable, mi-affecté »[22]
Le
monde se divise donc sans cesse en trois catégories avec des
proportions variables entre elles. Nous retrouvons ici les influences
de la vieille philosophie chinoise selon laquelle le monde est guidé
par deux principes directeurs : le « Yin »
et le « Yang ». La réalité étant
toujours un certain équilibre de ce Yin et ce Yang et donc une
troisième catégorie. La recherche de l’équilibre
étant ce qui peut conduire à l’harmonie. Un excès
de Yin appelle du Yang et inversement. Ce mode de pensée
conduira Mao à sa théorie des « zones
intermédiaires » et ensuite à sa théorie
des « trois mondes ». Nous approfondirons cela
dans notre dernier chapitre.
Pour
l’instant ; étudions les conséquences de ce
raisonnement sur les résolutions des contradictions au sein du
parti. Mao considère en effet qu’à part l’extrême
minorité de contre-révolutionnaires ouverts (la
troisième catégorie), il faut privilégier
l’éducation et la persuasion (pour la seconde
catégorie). Lors de la « campagne pour la
consolidation du parti » en 1951, Mao propose une division
du parti en quatre catégories:[23]
« 1)
ceux qui réunissent les conditions de membres du parti; 2)
ceux qui ne remplissent pas tout à fait ces conditions ou ont
des défauts assez graves et qui doivent être rééduqués
pour élever leur niveau de conscience politique; 3) Les
éléments inactifs, arriérés qui ne sont
pas qualifiés pour être membres du parti; 4) Les
éléments qui se sont infiltrés au sein du parti
- éléments étrangers à nos rangs de
classe, renégats, arrivistes, éléments
dégénérés, etc. ».
Mao
propose d’exclure la quatrième catégorie et
uniquement elle:
«
Au cours de ce mouvement, on exclura d’abord les gens de la
« quatrième catégorie ». Ensuite,
une distinction sera faite entre les gens de la « deuxième catégorie»
et de la « troisième catégorie»
Ceux d’entres eux qui, malgré l’éducation
qu’ils auront reçue, ne répondront vraiment pas
aux conditions requises, on les persuadera de quitter le Parti. Mais
il faut s’assurer qu’ils s’en retirent de leur
plein gré, se garder de les froisser et de répéter
le procédé du « déplacement de
pierres » de 1948 »[24].
Nous
sommes ici à l’antipode de la théorie léniniste
du parti comme avant-garde de la classe ouvrière, comme
regroupement de la partie la plus consciente du prolétariat.
Rappelons ce que disait Staline à ce propos:
« Il
faut que le Parti soit avant tout, le détachement
d’avant-garde de la classe ouvrière. Il faut que le
Parti absorbe tous les meilleurs éléments de la classe
ouvrière, leur expérience, leur esprit révolutionnaire,
leur dévouement infini à la cause du prolétariat.
Mais pour être vraiment le détachement d’avant-garde,
il faut que le parti soit armé de la théorie
révolutionnaire, de la connaissance des lois du mouvement, de
la connaissance des lois de la révolution. Sinon, il n’est
pas en mesure de diriger la lutte du prolétariat, de
l’entraîner à sa suite ». « Le
Parti ne peut être un parti véritable, s’il se
borne à enregistrer ce qu’éprouve et pense la
masse de la classe ouvrière; s’il se traîne à
la remorque du mouvement spontané; s’il ne sait pas
surmonter la routine et l’indifférence politique du
mouvement spontané. S’il ne sait pas s’élever
au-dessus des intérêts momentanés du prolétariat;
s’il ne sait pas élever les masses au niveau de la
compréhension des intérêts de classe du
prolétariat »[25].
Le
parti communiste ne peut donc comporter qu’une seule catégorie
de membres. Bien sûr, il veille à élever le
niveau politique de chacun et aide les camarades ayant des
difficultés dans cette tâche, mais il élimine de
ses rangs les éléments opportunistes ou hésitants.
Ecoutons à nouveau Staline sur ce point:
« Le
Parti se fortifie en s’épurant des éléments
opportunistes. Les éléments opportunistes du Parti,
voilà la source du fractionnisme. Le prolétariat n’est
pas une classe fermée. Sans cesse on voit affluer vers lui des
éléments d’origine paysanne, petite-bourgeoise,
des intellectuels prolétarisés par le développement
du capitalisme (...). Tous ces groupes petit-bourgeois pénètrent
d’une façon ou de l’autre dans le Parti; ils y
apportent l’esprit d’hésitation et d’opportunisme,
l’esprit de démoralisation et d’incertitude. Ce
sont eux principalement qui représentent la source du
fractionnisme et de la désagrégation, la source de la
désorganisation du Parti qu’ils sapent du dedans. Faire
la guerre à l’impérialisme en ayant de tels
« alliés » à l’arrière,
c’est s’exposer à essuyer le feu de deux côtés,
du côté du front et de l’arrière. Aussi la
lutte sans merci contre de tels éléments et leur
expulsion du Parti sont-elles la condition préalable du succès
de la lutte contre l’impérialisme »[26].
Staline
parle ici du Parti communiste avant la prise du pouvoir, mais la
question reste identique après la victoire de la révolution.
L’épuration du parti reste une nécessité
même dans les situations de succès et de victoire. Voici
ce que déclare Staline au XVIIIème congrès
du PC(b)US.
« Au
XVIIème
congrès étaient représentés 1.874.488.
membres du Parti. Si l’on compare ce chiffre à celui des
membres du Parti représentés au XVIème
congrès, il apparaît que, dans la période
comprise entre le XVIème
et le XVIIème
congrès, 600.000 nouveaux membres sont venus au parti. Le
Parti ne pouvait pas ne pas sentir qu’un si grand afflux
d’adhérents dans les conditions de 1930 à 1933,
était un accroissement malsain et indésirable de ses
effectifs. Le Parti savait que dans ses rangs entraient non seulement
des gens honnêtes et dévoués, mais aussi des
arrivistes, qui voulaient utiliser le drapeau du Parti dans un but
personnel. Le parti ne pouvait pas ne pas savoir qu’il est fort
non seulement par le nombre, mais avant tout par la qualité de
ses adhérents. (...). Ces mesures ont permis au Parti de
chasser
(souligné par nous) de ses rangs les éléments
venus à lui par hasard, les éléments passifs,
arrivistes et franchement hostiles, de garder les membres les plus
sûrs, les plus dévoués »[27].
On
le voit, pour Staline l’épuration ne se limite pas aux
contre-révolutionnaires déclarés. Pour jouer son
rôle d’avant-garde, le parti doit aussi éliminer
les « arrivistes, éléments passifs, etc. ».
Mao, lui, considère que non seulement les opportunistes n’ont
pas à être exclus du parti mais qu’il faut leur
permettre de s’exprimer. Conformément à la
logique du « Yin et du Yang », il considère
que la « ligne juste » suppose que les
« lignes » erronées s’expriment.
La ligne juste se trouve en définitive en rééquilibrant
les excès de Yin (droite) ou de Yang (gauche). Exagérant
comme nous l’avons montré dans notre premier chapitre le
rôle de la « superstructure et de la conscience »,
il croit en la toute puissance de la rééducation même
pour des réactionnaires avérés. Ainsi
considère-t-il que la « bourgeoisie nationale »
peut s’intégrer dans le socialisme par la
« rééducation ». Ainsi pense-t-il
également que des réactionnaires à la Deng
Xiaoping peuvent se « corriger » par la
rééducation. Donnons-lui la parole sur cet aspect:
« Faut-il
mener la lutte au sein du Parti? Bien sûr que oui. Les paysans,
eux aussi, chaque année arrachent les mauvaises herbes. Il
faut savoir convaincre les auteurs de leurs erreurs. Nous ne pouvons
pas recourir aux moyens d’oppression et de répression.
Il ne suffit pas non plus de publier quelques articles dans la
presse. Il faut convaincre grâce au raisonnement; et ne pas
nous fier à notre qualification »[28].
Permettre
aux ennemis de s’exprimer et de développer leur ligne
est une constante du discours de Mao. En leur laissant la liberté
d’expression, ils se démasqueraient et permettraient
ainsi à la ligne juste de se développer:
« Il
faut convoquer de grandes réunions de droitiers. Au cours de
ces réunions, nous commencerons par les remercier. Puis nous
marquerons notre intention de les aider. Nous les remercierons parce
qu’ils ont attaqué les ouvriers et le Parti, en nous
donnant des leçons comme des maîtres d’école.
Mais nous les aiderons. Car nous voudrions en repêcher les cinq
ou sept dixièmes, qui se transformeront peu à peu d’ici
cinq ou dix ans jusqu’à ce qu’ils puissent se
mettre au service du peuple. Il y aura aussi des incorrigibles. Ces
gens là seront utiles aussi par leur obstination, en ce sens
que leur existence démontre notre esprit de tolérance.
Nous devons porter des critiques sévères et
approfondies contre les droitiers. Mais les mesures contre eux
doivent être prises avec une certaine générosité
— toutefois il n’est pas bon de pratiquer une générosité
sans limite. S’il faut leur imposer une certaine contrainte, il
faut aussi leur laisser une issue. De telles dispositions
encourageront non seulement les éléments neutres, mais
aussi les droitiers à prendre un jour leur place dans les
rangs du peuple »[29].
Ces
propos tenus à l’égard des intellectuels sont
similaires à la conception qu’a Mao du Parti et de son
unité:
« En
réalité, il y a des marxistes à 100 pour cent, à
90 pour cent, à 80 pour cent, à 70 pour cent, à
60 pour cent, à 50 pour cent, et même à 10 ou 20
pour cent seulement. Ne pourrions-nous engager des entretiens dans
une petite salle entre deux ou quelques personnes? Ne pourrions-nous
le faire en partant du désir d’unité et dans un
esprit d’entraide? Il ne s’agit pas ici, bien entendu, de
négociation avec les impérialistes (celles-ci sont
d’ailleurs nécessaires), mais de pourparler dans les
rangs communistes. (...). On pourra ainsi utiliser les deux mains à
l’égard d’un camarade fautif; avec l’une, on
luttera contre lui, avec l’autre, on fera l’unité
avec lui. Le but de cette lutte, c’est de maintenir les
principes du marxisme; c’est là un aspect du problème.
L’autre aspect, c’est de faire l’unité avec
lui. L’unité a pour but de lui offrir une issue, de
réaliser un compromis
(souligné par nous); c’est ce qu’on appelle
souplesse. L’union entre principes et souplesse est un principe
marxiste-léniniste, elle constitue une unité des
contraires »[30].
L’unité
conçue comme compromis, telle est en réalité la
conception maoïste du parti. Cela découle de la recherche
permanente d’équilibre entre les « contraires »,
conformément à la vieille mystique idéaliste du
Yin et du Yang. Ne nous étonnons dès lors pas que Mao
rejoigne Trotski à propos des « fractions »
dans le parti. La différence est que Trotstki réclame
leur légalisation alors que Mao les considèrent comme
inévitables et même nécessaires pour qu’émerge
la « ligne juste »:
« Le
président Mao a dit: « En dehors d’un parti,
il existe d’autres partis, et au sein d’un même
parti, il y a des fractions, il en a toujours été
ainsi ». Mener correctement la lutte à l’intérieur
du Parti est une condition pour le renforcer »[31].
Staline
a depuis longtemps mis en évidence le danger du « compromis »
et de l’illusion de convaincre les opportunistes par la
discussion. Sur cet aspect-là également, il n’est
pas possible d’être maoïste et staliniste à
la fois:
« La
théorie selon laquelle on « peut venir à
bout » des éléments opportunistes par une
lutte idéologique au sein du parti, selon laquelle on doit
« surmonter » ces éléments dans
le cadre d’un parti unique, est une théorie pourrie et
dangereuse, qui menace de vouer le parti à la paralysie et à
un malaise chronique; elle menace de donner le parti en pâture
à l’opportunisme; elle menace de priver le prolétariat
de son arme principale dans la lutte contre l’impérialisme »[32].
3)
Qui doit diriger : le parti ou les masses?
Nous
avons souligné précédemment les analyses de
Staline sur le rapport entre le parti et les masses du prolétariat.
Mao inverse le rapport et considère que les masses sont
généralement en avance sur le parti. Cela le conduit à
faire appel à des « mouvements de masses »
pour régler les affaires et divergences du parti. Cette
tendance anarchiste est ancienne chez Mao, même si c’est
dans la révolution culturelle qu’elle connaîtra
son expression la plus développée.
La
révolution culturelle est la systématisation de deux
anciennes idées de Mao: « Ne pas avoir peur des
troubles » et « la dénonciation par les
masses ». Ecoutons Mao, bien avant la révolution
culturelle:
En
1958, il déclare:
«
Nous devrions diriger les masses, mais actuellement les masses sont
plus en avance que nous. Elles osent coller des affiches à
grands caractères pour nous critiquer »[33]
En
avril 1957, Mao répond ceci à ceux qui ont peur que la
campagne des « cents fleurs » ne débouche
sur des troubles:
« Je
n’encourage absolument pas le peuple à créer des
troubles ni à organiser des associations semant le désordre.
On punira toute irruption illégale dans les bureaux. Néanmoins
il y aura inévitablement des perturbations et des tendances au
sectarisme se manifesteront. Actuellement c’est en dehors du
Parti que les esprits sont échauffés. Mais dans peu de
temps le Parti sera gagné par le même enthousiasme qui
aboutira progressivement à l’effervescence. Craindre et
ne pas craindre, être content et ne pas être content,
résoudre les problèmes et ne pas les résoudre;
ce sont là des phénomènes dialectiques »[34]
La
révolution culturelle systématise ces deux principes
qui marginalisent le parti communiste. Les « masses »
sont appelées à « ne pas craindre les
troubles » et à diriger la « révolution
culturelle ». Le point 4 de la « décision
du comité central du P.C.C. sur la grande révolution
culturelle prolétarienne » du 8 août 1966
déclare:
« Dans
la grande révolution culturelle prolétarienne, les
masses ne peuvent que se libérer par elles-mêmes, et
l’on ne peut en aucune façon agir à leur place.
Il faut avoir confiance dans les masses, s’appuyer sur elles et
respecter leur esprit d’initiative. Il faut rejeter la crainte
et ne pas avoir peur des troubles. Le président Mao nous a
toujours enseigné qu’une révolution ne peut
s’accomplir avec tant d’élégance et de
délicatesse, ou avec tant de douceur, d’amabilité,
de courtoisie, de retenue et de générosité
d’âme. Que les masses s’éduquent dans ce
grand mouvement révolutionnaire et opèrent la
distinction entre ce qui est juste et ce qui ne l’est pas,
entre les façons d’agir correcte et incorrecte! Il faut
utiliser pleinement la méthode des journaux muraux en gros
caractère et des grands débats pour permettre de larges
et francs exposés d’opinions, afin que les masses
puissent exprimer leurs vues justes, critiquer les vues erronées
et dénoncer tous les génies malfaisants »
Cette
mobilisation des masses a un objectif précis qui est de
résoudre les contradictions internes du parti et de réaliser
une épuration de ceux « qui s’engagent dans
la voie capitaliste ». Les « masses »
en général sont ainsi convoquées pour résoudre
les contradictions de « l’avant-garde du
prolétariat ». Ainsi le point 3 de la déclaration
décline quatre attitudes « des organisations du
Parti aux différents échelons » et précise
celles qui doivent être la cible de la « révolution »
et en particulier la quatrième catégorie:
« Pour
certains autres organismes, la direction est contrôlée
par des éléments qui se sont infiltrés dans le
Parti, détiennent des postes de direction mais s’engagent
dans la voie capitaliste. Ces éléments au pouvoir ont
extrêmement peur d’être dénoncés par
les masses; ils cherchent par conséquent, tous les prétextes
pour réprimer le mouvement de masse. Ils recourent aux
manœuvres telles que celles qui consistent à détourner
les objectifs ou à faire passer pour blanc ce qui est noir,
dans l’espoir de conduire le mouvement dans une mauvaise voie
(...) »
Le
point 5 précise également qu’une des cibles est
bien interne au parti:
« Le
mouvement en cours vise principalement ceux qui, dans le parti,
détiennent des postes de direction et s’engagent dans la
voie du capitalisme »
Nous
avons souligné précédemment la nécessité
pour un parti communiste de se fortifier en s’épurant
des éléments opportunistes et instables. Simplement
pour les marxistes-léninistes, cette épuration est
d’abord l’affaire des communistes. Voici comment les
bolchéviks soviétiques et Staline ont procédés
dans la lutte contre le contre-révolutionnaire Trotstki:
« Mettant
à profit d’abord la maladie et puis la mort de Lénine,
les ennemis du socialisme essayèrent de faire dévier le
Parti de la voie de Lénine, pour préparer ainsi les
conditions favorables au rétablissement du capitalisme dans
notre pays. Les attaques furent particulièrement furieuses de
la part des ennemis mortels du léninisme, Trotski et ses
suppôts. Les trotskistes imposèrent au parti une
nouvelle discussion. La bataille revêtit un caractère
acharné. Staline dénonça le fond politique de
l’action trotskiste; il montra que c’était là
pour le parti, une question de vie ou de mort. Il cimenta les cadres
du Parti et organisa la défaite du trotskisme. En janvier 1924
se réunit la XIIIème
conférence du Parti. Elle entendit le rapport de Staline, qui
tirait les enseignements de la discussion. La conférence
condamna résolument les trotskistes. Ses décisions
furent confirmées par le XIIIème
Congrès du Parti (mai 1924) et le Vème
Congrès de l’Internationale Communiste (été
1924)... Dans les batailles livrées au trotskisme, Staline
rallia le parti autour de son comité central et le mobilisa en
vue d’une lutte nouvelle pour la victoire du socialisme dans
notre pays
(souligné par nous) ».[35]
Il
n’y a nulle trace dans l’attitude de Staline du moindre
« appel aux masses » pour régler un
combat concernant d’abord l’avant-garde du prolétariat
de l’U.R.S.S. et du monde. Ce n’est qu’après
ces condamnations que Trotski fut exclu du parti. L’aspect
public de la polémique se fit à partir d’une
explication des positions des opposants et des dangers qu’elles
faisaient courir au parti et au socialisme. La même démarche
léniniste eut également lieu à propos de la
« déviation de droite ». Les textes de
Staline au cours de ces polémiques permirent d’abord aux
membres du parti et ensuite aux peuples de l’Union Soviétique
de comprendre les enjeux des combats qui avaient eu lieu au sein du
parti. Ces textes sont les suivants: « Des principes du
léninisme »; « La révolution
d’Octobre et la tactique des communistes russes »;
« Les questions du léninisme »; « Du
danger de droite dans le P.C. (b) de l’U.R.S.S. »;
« De la déviation de droite dans le P.C.(b) de
l’U.R.S.S ». Nous cherchons encore aujourd’hui
les textes de Mao montrant les enjeux de la lutte enclenchée
lors de la « révolution culturelle ».
Nous ne trouvons que des formules générales sur la
« bourgeoisie infiltrée dans le parti ».
La
méthode de Staline est celle du marxisme-léninisme
s’appuyant sur l’avant-garde que constitue le parti.
Celles de Mao est celle de l’anarchisme s’appuyant sur la
« révolte » étudiante et
aboutissant à la mise en place de nouvelles organisations (les
gardes rouges) contournant le parti. Dans la lutte contre les ennemis
de la révolution, le choix entre Staline et Mao est également
incontournable. On ne peut pas se réclamer des deux sur cette
question.
CONCLUSION
:
Dans
le domaine de la conception du parti du prolétariat, Mao a
aussi prétendu développer le marxisme-léninisme.
Sur cet aspect également, il a contribué à
renforcer les critiques adressées à Staline. Ainsi il
prétend mensongèrement que Staline a sous-estimé
l’intensification de la lutte des classes sous le socialisme et
les maoïstes diffuseront le mythe d’un Mao ayant développé
la théorie et la pratique de la lutte des classes sous le
socialisme. Mao confond ici la théorie de Staline sur la
disparition des classes antagonistes après l’élimination
de la dernière classe exploiteuse que sont les koulaks, avec
l’affirmation de la disparition de la lutte des classes. En
fait, Mao ne croit pas en la possibilité de faire disparaître
les classes antagonistes. Fidèle à la vieille
conception idéaliste de la philosophie chinoise ancienne, il
considère que le bon et le mauvais, le juste et l’injuste,
la bourgeoisie et le prolétariat, etc., seront toujours en
opposition dans le cadre d’une histoire cyclique.
De
la même façon, il considère que les
contradictions de classes se reflètent telles quelles dans le
parti du prolétariat. Il en découle l’affirmation
de l’inévitabilité de la présence de la
bourgeoisie dans le parti. Staline a toujours appelé à
la vigilance et à rechercher les raisons de l’apparition
et du développement de telle ou telle idée bourgeoise à
tel ou tel moment de la lutte des classes, afin de l’éradiquer
et d’immuniser le parti contre son retour. Mao prétend
lui de manière systématique que la bourgeoisie est
toujours présente. Il s’agirait d’une loi
incontournable. Ici aussi, nous percevons les influences de
« l’éternel retour des choses » de
la doctrine de Confucius.
Tant
qu’existe l’encerclement capitaliste (même après
la disparition sur la scène nationale des classes
antagonistes) existe toujours la possibilité de développement
du révisionnisme. Mais le parti du prolétariat n’est
pas impuissant face à ces tendances. Plus ses membres sont
éduqués dans le marxisme-léninisme, plus ils
sont ancrés dans la classe ouvrière, plus ils ont tiré
les leçons des déviations du passé, moins ils
sont infiltrables par l’idéologie bourgeoise.
Pour
que ce combat contre le révisionnisme soit possible, encore
faut-il que le parti ne regroupe que l’avant-garde de la classe
ouvrière. C’est ce qu’ont toujours développés
Lénine et Staline dans la formule toujours d’actualité:
« Le parti se renforce en s’épurant de ses
éléments opportunistes ». Mao développe
lui un tout autre point de vue. Il considère que la
« rééducation » des opportunistes
est toujours possible de la même façon que la conversion
de la « bourgeoisie nationale » au socialisme
est selon lui possible. La théorie du parti de masse
développée par Mao s’oppose à celle de
Lénine et Staline du parti d’avant-garde. En fait, le
parti de Mao ressemble étrangement à un front dans
lequel s’opposent et s’unissent les différentes
classes sociales et leurs idéologies. Le parti ne serait ainsi
que la société en miniature.
La
théorie de la « lutte entre les lignes »
est la systématisation théorique de cette approche
maoïste du parti comme photocopie réduite de la société.
Il convient donc pour Mao de laisser les contradictions se développer
au sein du parti, de laisser les idées erronées se
systématiser en ligne politique pour pouvoir les combattre.
Sur cet aspect aussi, nous sommes à l’opposé du
marxisme-léninisme qui appelle à un combat sans merci
contre les déviations dès leurs apparitions.
Avec
une telle conception du parti, il est logique que Mao préfère
les « masses » au parti, débouchant
ainsi sur des pratiques de type anarchiste comme pendant la
révolution culturelle par exemple. Au cours de celle-ci, Mao a
contourné les organisations du parti pour en appeler
directement aux « masses », c’est à
dire en l’occurrence à la jeunesse. Le prolétariat
comme force dirigeante était alors remplacé par les
« gardes rouges » comme force dirigeante. Ce
n’est pas un hasard si la révolte petite-bourgeoise de
mai 68 a pu se trouver des ressemblances avec la révolution
culturelle chinoise.
Tant
que nous resterons attirés vers ce révolutionnarisme
petit-bourgeois, nous n’arriverons pas à saisir les
méthodes longues et difficiles de la conquête de
l’avant-garde ouvrière des grands centres industriels
sans laquelle aucun parti communiste ni aucune révolution
n’est possible. Les dégâts du maoïsme sont
énormes sur cet aspect.
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