CHAPITRE 3 : LE SOCIALISME SELON MAO
Les
maoïstes prétendent que la théorie de « la
démocratie nouvelle » est un développement
du marxisme-léninisme, permettant aux communistes des pays
semi-coloniaux de pouvoir mener à terme la révolution.
Or, non seulement cette théorie est une négation des
thèses de Lénine, Staline et de l’I.C. sur la
révolution dans les pays semi-coloniaux, mais elle est à
la base de l’incapacité qu’a eu le P.C.C. à
assurer le passage à l’étape socialiste de la
révolution. Les classiques du marxisme-léninisme et
l’I.C. ont, depuis bien longtemps, défini les principes
et voies de transition au socialisme dans les pays semi-coloniaux
sous le nom de « dictature démocratique du
prolétariat et de la paysannerie ». La théorie
de la « démocratie nouvelle » est une
négation de la thèse marxiste-léniniste de la
dictature démocratique du prolétariat et de la
paysannerie. La « démocratie nouvelle »
de Mao a certes permis des progrès considérables dans
les tâches démocratiques et antiféodales, mais
elle a rendu flou la question des étapes de la révolution
et celle des alliances de classes permettant de passer à
l’étape socialiste de la révolution. Elle a
débouché sur une bien étrange conception du
socialisme.
1)
La confusion des étapes de la révolution
Un
point commun entre le trotskisme et le maoïsme est la confusion
dans les étapes de la révolution. L’I.C. avait
depuis bien longtemps souligné la tendance du P.C.C. à
la confusion dans les étapes de la révolution. Ainsi
l’analyse par l’I.C. des travaux et décisions du
IVème
congrès du P.C.C. aboutit à la critique suivante: « Le
quatrième congrès commit une erreur fondamentale en
n’exposant pas d’une façon détaillée
ces revendications partielles de la paysannerie (...). Cette erreur
provenait d’une fausse conception des étapes de la
révolution chinoise. Ainsi, dans les thèses du
quatrième congrès sur le « mouvement
national-révolutionnaire », il était dit que
l’étape du front unique de libération nationale
serait immédiatement suivie de l’étape de la
révolution socialiste prolétarienne. L’étape
de la révolution agraire, qui devait constituer la suite de la
révolution anti-impérialiste et la consolider, était
donc sautée »[1].
La
question des étapes n’est pas une question secondaire
pour les marxistes-léninistes. Elle détermine les
tâches à l’ordre du jour et l’attitude à
adopter envers les différentes classes sociales. La première
étape dite « du front unique de libération
nationale » s’oppose essentiellement à
l’impérialisme et suppose une alliance avec la
« bourgeoisie nationale ». La seconde a pour
tâches premières les tâches agraires et suppose le
renforcement de l’alliance entre le prolétariat et la
paysannerie sous la forme de la « dictature
révolutionnaire de la paysannerie et du prolétariat ».
La troisième étape concerne le socialisme et se traduit
par la victoire de la dictature du prolétariat. Bien entendu,
les étapes de la révolution ne sont pas séparées
l’une de l’autre par une « muraille de
Chine ». En fonction de la situation nationale concrète
et du rapport de forces entre classes sociales, les tâches de
deux étapes peuvent plus ou moins s’entremêler
sans néanmoins remettre en cause l’existence des
différentes étapes. Voici comment Staline stigmatise
l’opposition trotskiste à propos des étapes de la
révolution chinoise:
« Celui
qui n’a pas compris qu’il n’y a pas de révolution
qui dans son développement ne passe par plusieurs étapes,
celui qui n’a pas compris qu’il y a trois étapes
dans le développement de la révolution chinoise,
celui-là n’a rien compris ni au marxisme, ni à la
question chinoise »[2].
La
position de Staline est l’application à la situation
chinoise des thèses de Lénine sur la possibilité
de sauter l’étape du capitalisme pour les pays
semi-coloniaux à condition que le processus révolutionnaire
se déroule sous la direction du prolétariat et de son
parti:
« L’Internationale
Communiste doit mettre de l’avant avec les bases théoriques
appropriées la proposition qu’avec l’aide du
prolétariat des pays avancés, les pays arriérés
peuvent aller directement au système soviétique et, à
travers certaines étapes de développement, au
communisme, sans avoir à passer au travers de l’étape
capitaliste »[3].
L’I.C.
développa cette thèse de Lénine en soulignant
l’importance de la « dictature révolutionnaire
du prolétariat et de la paysannerie » dans cette
transition au socialisme. Bien avant que soit terminée l’étape
de la libération nationale, les communistes ont l’intelligence
des étapes ultérieures et se préparent à
les diriger. En particulier, ils ont conscience de l’affrontement
inévitable avec la « bourgeoisie nationale »
et s’y préparent. Voici ce que le projet de Programme
de l’I.C., adopté en 1928, avance à propos
des semi-colonies:
« Dans
les colonies et semi-colonies, où la classe ouvrière
joue un rôle plus ou moins important et où la
bourgeoisie, ou bien est déjà dans le camp de la
contre-révolution avérée, ou bien est en voie
d’y passer par suite du développement du mouvement de
masse prolétarien et paysan, les partis communistes doivent
s’orienter vers l’hégémonie du prolétariat,
vers la dictature du prolétariat et de la paysannerie, qui se
transforme en dictature de la classe ouvrière. Dans ces pays,
les partis communistes doivent concentrer principalement leur
attention sur la création d’organisations de masses du
prolétariat (syndicats) et d’unions paysannes
révolutionnaires, sur l’élaboration de
revendications et de mots d’ordre concernant directement la
classe ouvrière, sur la propagande de l’indépendance
du prolétariat en tant que classe, de son hostilité
foncière à la bourgeoisie, cette hostilité ne
devant aucunement être supprimée par la possibilité
d’accords momentanés avec elle; (...) »[4].
Nous
avons déjà souligné dans notre premier chapitre
l’ampleur des divergences entre l’I.C. et le P.C.C. à
propos de la place de la paysannerie dans la révolution. Pour
l’I.C. en effet, seul le prolétariat est à même
de diriger l’alliance entre la paysannerie et le prolétariat
dans le cours du processus révolutionnaire. Seul le
prolétariat, même minoritaire, dispose d’une
« hostilité foncière » à
l’égard de la bourgeoisie. L’erreur du P.C.C. sur
la classe dirigeante de la révolution devait inévitablement
conduire à une sous-estimation de la nécessité
d’une rupture avec la « bourgeoisie nationale ».
Mao considérera en conséquence la « bourgeoisie
nationale » comme une des classes dirigeantes de la
« démocratie nouvelle ». Pourtant
Staline avait déjà averti de l’existence de deux
voies pour la révolution chinoise: celle de la rupture avec la
bourgeoisie nationale et celle du capitalisme. Ecoutons-le:
« Ou
bien la bourgeoisie nationale écrase le prolétariat,
fait des compromis avec l’impérialisme et ensemble lance
une campagne contre la révolution pour être en mesure de
mettre fin à cette dernière en établissant la
domination du capitalisme;
Ou
bien le prolétariat écarte la bourgeoisie nationale,
consolide son hégémonie, et assume la direction des
larges masses du peuple travailleur dans les villes et dans les
campagnes, pour être en mesure de vaincre la résistance
de la bourgeoisie nationale, assurer la victoire complète de
la révolution démocratique bourgeoise, et graduellement
la convertir en révolution socialiste avec toutes les
conséquences qui en découlent »[5].
L’analyse
est claire. La tâche des communistes chinois en 1949 n’est
ni de prétendre passer directement au socialisme comme le
proclament les trotskistes, ni de s’allier avec la
« bourgeoisie nationale » comme le propose Mao
dans sa « démocratie nouvelle ». Elle
est d’instaurer la « dictature révolutionnaire
du prolétariat et de la paysannerie » pour
combattre la « bourgeoisie nationale » et mener
à leurs termes les tâches de la révolution
démocratique bourgeoise — et en particulier les tâches
agraires et anti-féodales — afin de permettre un
développement des forces productives et ainsi enclencher le
passage graduel à l’étape socialiste.
Voyons
maintenant ce que Mao propose dans la « démocratie
nouvelle ».
2)
La démocratie nouvelle ou l’alliance avec la bourgeoisie
nationale
Mao
écrit son texte « La démocratie nouvelle »
en 1940, c’est à dire bien avant que la Chine soit
libérée des occupants impérialistes. Il continue
à cette période à considérer que la
révolution chinoise ne comporte que deux étapes, malgré
les critiques déjà anciennes de l’I.C. que nous
avons mentionnées plus haut:
« Le
cours historique de la révolution chinoise doit se diviser en
deux phases: la première, c’est la révolution
démocratique, la seconde, la révolution socialiste; ce
sont deux processus révolutionnaires de nature différente.
Ce
que nous appelons démocratie n’est plus maintenant la
démocratie de vieille catégorie
(souligné par nous).
Ce n’est plus la vieille démocratie, mais la démocratie
de nouvelle catégorie, la démocratie nouvelle »[6].
La
démocratie nouvelle correspond donc en apparence pour Mao à
ce que Staline et l’I.C. appellent la « dictature
révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie ».
En toute logique marxiste-léniniste, le but de cette étape
aurait dû être de briser l’influence de la
bourgeoisie nationale, de mener à bien les tâches
agraires et anti-féodales et de préparer ainsi le
passage à l’étape socialiste. Au lieu de cela,
Mao propose de remplacer la « dictature révolutionnaire
du prolétariat et de la paysannerie » :
« Dans
sa première phase, une telle révolution dans un pays
colonial et semi-colonial, par son caractère social, reste
encore essentiellement une révolution démocratique
bourgeoise, et ses revendications tendent objectivement à
frayer la voie au développement du capitalisme; néanmoins,
cette révolution n’est déjà plus l’ancien
type de révolution, dirigée par la bourgeoisie, et
ayant pour but d’établir une société
capitaliste et un Etat de dictature bourgeoise. Elle est une
révolution de type nouveau, dirigée par le prolétariat,
et ayant pour but d’établir, dans cette première
phase, une société de démocratie nouvelle et un
Etat de dictature exercée en commun par toutes les classes
révolutionnaires (souligné
par nous)»[7].
Voici
comment en 1949 Mao définit ces « classes
révolutionnaires »:
« Qu’entend-on
par peuple? En Chine, dans la phase actuelle, le peuple, c’est
la classe ouvrière, la paysannerie, la petite-bourgeoisie et
la bourgeoisie nationale. Sous la direction de la classe ouvrière
et du Parti communiste, ces classes s’unissent, forment leur
propre Etat, élisent leur propre gouvernement et exercent la
dictature sur les valets de l’impérialisme, c’est
à dire sur la classe des propriétaires fonciers et sur
la bourgeoisie bureaucratique (...) »[8].
La
confusion entre les deux premières étapes de la
révolution conduit Mao à vouloir maintenir l’alliance
de classes de la première étape (la libération
nationale) au cours de la seconde étape (la révolution
démocratique bourgeoise, agraire et anti-féodale). La
bourgeoisie nationale devient ainsi une des classes
« révolutionnaires » au cours de la
« démocratie nouvelle ». Les quatre
étoiles du drapeau chinois symbolisent l’alliance de ces
quatre « classes révolutionnaires ».
3)
La bourgeoisie nationale et le socialisme
La
confusion des étapes ne se limite pas aux deux premières
étapes de la révolution. Mao considère que
l’alliance avec la bourgeoisie nationale peut perdurer y
compris dans l’étape socialiste de la révolution.
Dans son texte « De la juste solution des contradictions
au sein du peuple » daté de 1957, Mao considère
que le passage à l’étape socialiste de la
révolution est d’ores et déjà effectué,
mais que cela ne change rien aux alliances de classes antérieures:
« Dans
notre pays, les contradictions entre la classe ouvrière et la
bourgeoisie nationale font partie des contradictions qui se
manifestent au sein du peuple. La lutte de classes entre la classe
ouvrière et la bourgeoisie nationale relève en général
de la lutte des classes au sein du peuple, car, dans notre pays, la
bourgeoisie nationale présente un double caractère.
Dans la période de la révolution démocratique,
d’une part elle présentait un caractère
révolutionnaire et, d’autre part, une tendance au
compromis avec l’ennemi. Dans la période de la
révolution socialiste, d’une part elle exploite la
classe ouvrière et en tire profit, mais en même temps
elle soutient la Constitution et se montre disposée à
accepter la transformation socialiste (...). Les contradictions entre
la classe ouvrière et la bourgeoisie nationale sont des
contradictions entre exploités et exploiteurs qui sont par
elles-mêmes antagonistes. Cependant, dans les conditions de
notre pays, si l’on traite comme il faut les contradictions
antagonistes entre ces deux classes, elles peuvent se transformer en
contradiction non antagoniste, elles peuvent être résolues
de façon pacifique »[9].
Mao
est ici fidèle à sa théorie du « déplacement
dialectique » remplaçant dans « des
conditions données » une contradiction principale
en une contradiction secondaire, « l’aspect
principal » d’une contradiction en « aspect
secondaire » et une contradiction antagoniste en une
contradiction non antagoniste. Cela conduit Mao à considérer
que la bourgeoisie nationale « accepte les transformations
socialistes ».
Déjà
en 1928, Staline avait démasqué le mythe d’une
intégration de la bourgeoisie au socialisme, position
développée alors par Boukharine:
« Les
capitalistes de la ville et des campagnes, les koulaks et les
concessionnaires qui s’intègrent dans le socialisme,
voilà à quelle ineptie en vient Boukharine. Non,
camarades, nous n’avons pas besoin d’un tel
« socialisme ». Que Boukharine le garde pour
lui. Jusqu’à présent, nous, marxistes-léninistes,
nous pensions qu’entre les capitalistes de la ville et des
campagnes, d’une part, et la classe ouvrière, de
l’autre, il existait une inconciliable
(souligné par Staline) opposition d’intérêts.
C’est précisément là-dessus que repose la
théorie marxiste de la lutte de classes (...). De deux choses
l’une: ou bien il existe une opposition inconciliable entre la
classe des capitalistes et la classe des ouvriers arrivés au
pouvoir et ayant organisé leur dictature, ou bien cette
opposition d’intérêts n’existe pas, et alors
il ne reste qu’une chose: proclamer l’harmonie des
intérêts de classes »[10].
Mao
considère de manière idéaliste et anti-marxiste
que la bourgeoisie nationale peut par « l’éducation »
s’intégrer au socialisme. Nous retrouvons ici l’aspect
idéaliste de la pensée Mao Tsé-Toung concernant
« la transformation du monde subjectif de chacun ».
Ecoutons Mao:
« Durant
les quelques années qui viennent de s’écouler, la
plupart des industriels et des commerçants se sont mis
volontairement à l’étude et ont obtenu des
progrès notables. (...). Après avoir suivi des cours
pendant quelques dizaines de jours, beaucoup d’industriels et
de commerçants, de retour dans leurs entreprises, découvrent
qu’ils parlent plus souvent un langage commun avec les ouvriers
et les représentants de la participation de l’Etat, ce
qui est tout au bénéfice du travail commun. Ils
comprennent par leur propre expérience que la poursuite de
l’étude et de la rééducation leur est
profitable »[11].
La
collaboration avec la « bourgeoisie nationale »
n’est pas de courte durée. Elle prend la forme des
entreprises dites « mixtes » dans lesquelles
les anciens propriétaires continuent d’être
rémunérés par une part fixe des bénéfices
de leurs anciennes entreprises lorsqu’ils continuent d’en
assurer la direction. Voici comment Robert Guillain décrit la
rencontre avec un des membres de la « bourgeoisie
nationale » en... 1965:
« Chez
M. Liu, pour la première fois depuis que je suis arrivé
en Chine, je me retrouve dans un décor comme autrefois, ou
comme à Hongkong: grand salon luxueux, orné de
peintures de maître chinois de l’époque Ming,
fauteuils et divans aux coussins de soie, parquets cirés,
fleurs dans les vases de porcelaine ancienne. Une bonne sert le thé.
Le chauffeur attend dans le jardin avec la voiture. Et dans un tel
cadre, c’est une cocasse expérience que d’entendre
chanter les louanges du communisme par un capitaliste. A-t-on cherché
à le rabaisser dans son entreprise? « J’étais
directeur général nommé par moi-même; je
suis maintenant directeur général nommé par
l’Etat » dit-il d’un ton jovial. N’a-t-on
pas modifié son traitement? « Pas du tout, je suis
payé comme avant: 670 yuans par mois »
(l’équivalent de 1340 nouveaux francs) dit-il en
s’éventant de son éventail en ivoire. A-t-on
rogné son capital? « Bien au contraire, l’Etat
a fait tout si honnêtement, et même si généreusement,
que ce vase, par exemple, coté 5 à mon catalogue, on me
l’a coté 8 à l’inventaire, et mes usines
évaluées 3 600 000 à mon bilan, on me les a
comptées 7 400 000 » Et les intérêts?
« Mes 5 % me sont payés en espèces, et je
les dépense comme je l’entends. Pas de retenue. Pas non
plus d’impôts. » (...). Un officiel me dira
plus tard à Pékin que pour tout le pays il y a ainsi,
en chiffres ronds, deux millions de capitalistes qui touchent les
intérêts fixes versés par l’Etat.
Là-dessus, il y aurait environ cent mille « gros »,
le reste étant généralement du menu
fretin »[12].
Au
niveau politique, ces membres de la « bourgeoisie
nationale » sont représentés par les
« partis démocratiques »: « M.
Liu dirige cinq usines textiles, avec plus de 11 000 ouvriers. Il est
président de la Fédération des Associations
commerciales et industrielles de Shanghai, autrement dit, de la
fédération des capitalistes repentis de son espèce.
Il est enfin député à l’Assemblée
nationale, comme membre d’un parti créé
spécialement pour lui et ses semblables: l’Association
pour la Construction démocratique du pays »[13].
Ces
partis politiques dits « démocratiques »
ne disparaîtront jamais du paysage politique chinois et
pourront ainsi être redynamisés lorsque, après la
mort de Mao, l’ouverture de la Chine aux capitaux étrangers
se fit sur une grande échelle. Voici comment la presse
chinoise en parle en 1983:
« La
Chine compte maintenant huit partis démocratiques: le Comité
révolutionnaire du Kuomintang de Chine, la Ligue démocratique
de Chine, l’Association pour la Construction démocratique
de la Chine, l’Association chinoise pour la démocratie,
le Parti démocratique paysan et ouvrier de Chine, le Zhi Gong
Dang de Chine, la Société Jiu San et la Ligue pour
l’autonomie démocratique de Taiwan. (...). Les relations
entre le P.C.C. et les partis démocratiques ne sont pas celles
entre un parti au pouvoir et une opposition. Ce sont des relations de
coopération entre des partis frères ayant le P.C.C.
comme noyau de direction »[14].
Le
« socialisme » de Mao ne se limite bien entendu
pas à cette « intégration » de la
« bourgeoisie nationale ». L’essentiel
est ailleurs. L’Etat de « démocratie
nouvelle » hérite de l’essentiel du secteur
industriel qui avait été confisqué par les
Japonais et qu’avait récupéré le
Kuomintang. La propriété étatique en Chine n’est
donc pas essentiellement le résultat d’une expropriation
de la bourgeoisie mais un héritage de l’histoire:
« Deuxième
atout du prolétariat: l’appareil d’Etat dont il
vient de s’emparer, et avec lui le contrôle de
l’essentiel de l’appareil de production industriel
chinois qui, confisqué par les Japonais, avait échu au
régime du Kuomintang après la défaite de ces
derniers: 2858 entreprises employant 750 000 ouvriers et produisant
41 % de la valeur globale de la production des grandes entreprises,
soit 58 % de l’énergie électrique, 68 % du
charbon, 97 % de l’acier, 68 % du ciment et 53 % des filés
de coton »[15].
La
Chine commence sa vie indépendante avec
une économie dévastée, une production agricole à
l’abandon du fait de la guerre civile, une production
industrielle en chute libre et une inflation galopante. De 1949 à
1956, le nouveau régime prit pour l’essentiel des
mesures justes, c’est à dire répondant aux
besoins de l’étape bourgeoise démocratique de la
révolution : des mesures allant dans le sens de la
résolution de la question agraire et de l’édification
d’une base économique nationale indépendante.
L’aide internationaliste de l’Union Soviétique et
de Staline allait aider considérablement le nouvel Etat. A
partir de 1956, c’est à dire quand la Chine prétend
entrer dans l’étape socialiste, Mao s’écartera
de cette voie. Nous y reviendrons.
4)
1949-1956 : les progrès de la révolution
national-démocratique
a)
La réforme agraire :
Compte
tenu de l’importance quantitative de la petite paysannerie, la
question agraire était la plus urgente. La réforme
agraire allait permettre de démanteler les rapports féodaux
à la campagne. La loi sur la réforme agraire est
adoptée le 28 juin 1950. Voici comment la revue Etudes
soviétiques d’Octobre 1953 décrit les succès
de cette réforme agraire:
« La
réforme agraire chinoise a brisé les piliers séculaires
de la propriété féodale et seigneuriale et mis
fin à l’exploitation féodale des paysans. Des
millions de paysans sans-terre et mal lotis ont reçu 46
millions d’hectares de terre labourable confisquée aux
propriétaires fonciers. Avant la victoire de la révolution
populaire en Chine, propriétaires fonciers et koulaks, qui ne
constituaient qu’un dixième de la population rurale,
possédaient les trois quarts des terres labourables. Les
koulaks ont perdu leurs forces. Les paysans moyens, qui constituaient
seulement un cinquième de la population rurale, en
représentent actuellement les quatre cinquièmes. Le
nombre des paysans pauvres et des ouvriers agricoles est passé
de 70 % de la population rurale à 10-20 % »[16].
Les
progrès de la coopération sont également mis en
évidence par la revue soviétique. La coopération
prend dans cette phase trois formes distinctes: Les groupes
temporaires d’entraide au travail, les groupes permanents
d’entraide au travail et les coopératives agricoles de
production. Dans les groupes d’entraide, la terre et les moyens
de production ne sont pas collectivisés. Seuls les instruments
agricoles et le bétail acquis en commun sont propriété
commune. Les groupes temporaires ne fonctionnent que pendant les
grands travaux agricoles alors que les groupes permanents
fonctionnent toute l’année. Les coopératives
agricoles de production fusionnent la terre en un seul bloc, chaque
paysan conservant cependant le droit de propriété sur
son terrain. Les résultats de la réforme agraire et de
l’entraide sont impressionnants:
« Sur
les 90 millions d’exploitations paysannes du pays, 35 millions
sont maintenant rassemblées dans des groupes d’entraide
au travail. (...). Les groupes d’entraide au travail luttent
efficacement contre les calamités agricoles et obtiennent de
meilleurs rendements que les paysans individuels. Les groupes de la
Chine du Nord ont acheté l’an dernier 70 000 charrues,
130 000 norias et près de 80 000 autres instruments agricoles.
Les trois formes d’association agricole de production portent
un double caractère, à la fois coopératif et de
propriété individuelle. Grâce à la réforme
agraire, le bien-être des paysans s’accroît
constamment, ainsi que le montre par exemple l’élévation
de leur pouvoir d’achat. (...). La production agricole a
dépassé en 1952 le niveau atteint avant la guerre
contre les impérialistes japonais. La récolte de
céréale qui s’est élevée l’an
dernier à 163 700 000 tonnes, doit s’accroître du
tiers à la fin du plan quinquennal. On prévoit que dans
10 ans, ou un peu plus, elle atteindra 275 à 300 millions de
tonnes »[17].
La
réforme agraire entamée en juin 1950 est, on le saisit,
conforme à l’étape de la révolution
nationale-démocratique, même si Mao s’évertue
à l’appeler « démocratie nouvelle ».
Les formes de la coopération, c’est à dire les
rapports sociaux de production, correspondent aux besoins du
développement des forces productives qui restent
rudimentaires. Un développement vers des formes plus élevées
de coopération à une grande échelle nécessite
en effet un développement de l’industrie permettant une
mécanisation de l’agriculture.
b)
Les succès du premier plan quinquennal industriel :
Les
quatre premières années du nouveau régime furent
celles de la reconstruction avec l’aide de l’Union
Soviétique. Les succès furent dans ce domaine également
importants. La production d’Acier passait de 158.000 tonnes en
1949 à 1.350.000 en 1952; celle du charbon de 32 millions de
tonnes à 66 millions; celle de l’électricité
de 4 milliards de kwh à 7 milliards; celle du pétrole
de de 121.000 tonnes à 436.000. Pendant cette période
de reconstruction, des milliers d’experts soviétiques
aidaient au redémarrage des entreprises et des dizaines de
milliers d’ouvriers et de techniciens chinois allaient se
former en U.R.S.S. Voici comment Mao parle de cette aide en février
1954, à l’occasion du quatrième anniversaire de
la signature du traité soviéto-chinois d’amitié,
d’alliance et d’assistance mutuelle:
« L’aide
sincère et désintéressée prêtée
à la Chine par le gouvernement et le peuple de l’Union
Soviétique est d’une extrême importance pour
l’accélération de l’industrialisation
socialiste en Chine »[18].
Une
fois la reconstruction accomplie, pouvait se mettre en place le
premier plan quinquennal couvrant la période 1953-1957.
Conformément à l’analyse marxiste-léniniste,
la priorité est accordée à l’industrie
lourde. L’aide de l’Union Soviétique est également
essentielle. Voici comment Le Quotidien du peuple du 16
février 1954 décrit ce premier quinquennat industriel:
« Le
premier plan quinquennal de notre pays a comme foyer principal le
développement de l’industrie lourde. Les 141 projets à
grandes échelles pour lesquels l’U.R.S.S. nous accorde
son aide en forment le noyau. Nous devons préserver ce secteur
crucial qui a une importance décisive, concentrer un nombre de
cadres supérieurs, de grandes quantités de capital, et
toutes sortes de ressources pour soutenir la construction de ces 141
projets »[19].
Sur
le plan industriel également, l’industrialisation en
Chine durant le premier plan quinquennal se déroule selon les
principes marxistes-léninistes avec en particulier la priorité
à l’industrie lourde comme base du développement
de toute l’économie. Les résultats du premier
plan quinquennal sont parlant: la production d’acier passe à
5.400.000 tonnes en 1957, celle du charbon à 131 millions de
tonnes, celle de l’électricité à 16
milliards de kWh et celle du pétrole à 1.500.000
tonnes.
Ces
résultats n’empêcheront pas Mao de critiquer cette
période en 1960, en affirmant:
« Pendant
la première période qui suivit la libération de
tout le pays, nous n’avons pas acquis d’expérience
dans la gestion de l’économie nationale. Aussi
avons-nous dû, au cours de la période du premier plan
quinquennal imiter les méthodes soviétiques, bien que
celles-ci ne nous aient pas satisfaits »[20].
Entre
temps, Mao a en effet écrit son texte sur « Les dix
grands rapports » qui sont une critique de l’expérience
d’édification du socialisme sous Lénine et
Staline et un plaidoyer pour un socialisme petit-bourgeois.
5)
Le grand bond en avant, les communes populaires et les dix grands
rapports
Nous
avons vu dans un chapitre antérieur les critiques de Mao à
l’égard de Joseph Staline, autant sur les questions de
la révolution chinoise que sur celles concernant l’histoire
de l’Union Soviétique. Nous avons mis en évidence
que Mao reprenait à son compte les critiques bourgeoises les
plus éculées concernant l’histoire de la
révolution bolchévique. A partir de 1955, Mao ajoute un
chapitre à l’antistalinisme en critiquant les positions
prises par Staline dans la construction du socialisme.
a)
Coopération et mécanisation :
Dans
son texte « Sur le problème de la coopération »
daté du 31 juillet 1955, Mao avance une nouvelle thèse
antimarxiste concernant la résolution de la question agraire.
S’appuyant une nouvelle fois sur l’affirmation d’une
« spécificité chinoise », il
affirme en effet que la coopération doit précéder
l’utilisation des machines agricoles. La mécanisation ne
serait donc pas nécessaire à la collectivisation sur
une grande échelle de l’agriculture chinoise.
Voici
ce que dit Mao à ce propos:
« Dans
le domaine de l’agriculture, la coopération doit
précéder l’utilisation de gros outillages, étant
donné les conditions de notre pays »[21].
Plus
loin il ajoute: « En
raison des conditions économiques propres à notre pays,
la refonte technique sera plus longue à réaliser que la
réforme sociale »[22].
Le
texte de Mao est une réponse aux positions développées
au sein du P.C.C. demandant une position moins « aventuriste »
et « volontariste » en matière de
collectivisation de l’agriculture:
« Certains
camarades ont même cru trouver dans l’histoire du Parti
Communiste de l’Union Soviétique des arguments pour
critiquer ce qu’ils appellent la précipitation et la
progression aventureuse dans le développement actuel de notre
coopération agricole »[23].
Mao
a beau ici encore se revendiquer de l’exemple soviétique
(bientôt il s’en démarquera explicitement), il
développe une nouvelle fois un raisonnement idéaliste.
Sa position volontariste peut se résumer de la manière
suivante: les rapports de production doivent en matière de
coopération se développer avant même que nous ne
disposions des forces productives permettant la mécanisation
de l’agriculture.
Ce
débat n’est pas nouveau et Staline y a déjà
répondu dès 1928. Dans son célèbre
discours « De la déviation de droite dans le Parti
Communiste (bolchévik) de l’Union Soviétique »,
voici comment il aborde la question des conditions de la
collectivisation:
« Ensuite,
peut-on affirmer qu’il y a deux ou trois ans, nous étions
à même de financer sérieusement les kolkhoz et
les sovkhoz, d’assigner à cet effet des centaines de
millions de roubles? Non, on ne peut l’affirmer. Vous savez
bien que nous manquions de ressources même pour développer
ce minimum d’industrie à défaut duquel toute
industrialisation est impossible en général, à
plus forte raison la reconstruction de l’agriculture.
Pouvions-nous enlever ces ressources à l’industrie qui
forme la base de l’industrialisation du pays pour les
transmettre aux kolkhoz et aux sovkhoz? Il est évident que
nous ne le pouvions pas. Et aujourd’hui, nous avons les
ressources nécessaires pour développer les kolkhoz et
les sovkhoz.
Enfin,
peut-on affirmer qu’il y a deux ou trois ans, nous avions déjà
dans l’industrie une base suffisante pour un approvisionnement
intense de l’agriculture, en machines, en tracteurs, etc. Non,
on ne peut l’affirmer. A ce moment, la tâche était
de créer une base industrielle minimum pour approvisionner
dans l’avenir l’agriculture en machines et en tracteurs.
C’est pour créer cette base que nous avions dépensé
nos maigres ressources financières. Et aujourd’hui?
Aujourd’hui nous disposons de cette base industrielle pour
l’agriculture. En tout cas, cette base se crée chez nous
à un rythme accéléré. Ainsi, ce n’est
que ces derniers temps que se sont créées chez nous les
conditions nécessaires au développement en masse des
kolkhoz et des sovkhoz »[24].
Staline,
en matérialiste, envisage la collectivisation de masse non pas
à partir de la « volonté », mais
à partir de la constitution d’une base matérielle
permettant la mécanisation de l’agriculture. La priorité
à l’industrie lourde est ce qui permet d’envisager
ensuite la collectivisation sur une base matérielle moderne.
Au contraire, « refonte technique » et
« réforme sociale », pour reprendre les
termes de Mao, sont envisagés simultanément par les
maoïstes.
En
fait, même si Mao se couvre de l’argument des
« conditions spécifiques de la Chine »,
c’est le caractère universel de l’expérience
soviétique qu’il remet en cause. Il théorisera
cette remise en cause dans son texte « Les dix grands
rapports », qui est la base théorique du
révisionnisme maoïste.
b)
Les dix grands rapports :
Le
texte « Les dix grands rapports » est un
discours prononcé par Mao en avril 1956 à une réunion
élargie du bureau politique. Il s’agit du bilan que fait
Mao de l’expérience de développement économique
de la Chine depuis 1949. Mao aborde successivement les rapports: 1)
entre industrie et agriculture, entre industrie lourde et industrie
légère; 2) entre industrie côtière et
industrie de l’intérieur; 3) entre édification
économique et défense nationale; 4) entre l’Etat,
les unités de production et les producteurs individuels; 5)
entre administration centrale et administrations locales; 6) entre
nationalité Han et minorités nationales; 7) entre le
parti et les sans-parti; 8) entre révolution et
contre-révolution; 9) entre ce qui est juste et ce qui est
erroné; 10) entre la Chine et les autres pays.
Au
travers de ce texte, Mao critique systématiquement les
principes essentiels de la construction du socialisme en Union
Soviétique et propose de les remplacer par d’autres:
« Ce
qui mérite une attention particulière, ce sont les
insuffisances et les erreurs apparues au cours de l’édification
socialiste de l’Union Soviétique, et qui ont été
mis à jour récemment. Voudriez-vous faire le même
détour? Dans le passé, c’est en profitant de ses
expériences et leçons que nous avons pu nous épargner
quelques détours; aujourd’hui, celles-ci devraient à
plus forte raison, nous servir de mise en garde »[25].
Lorsque
Mao parle d’une « mise à jour récente »,
il parle des calomnies de Khrouchtchev sur Staline. Khrouchtchev
proposa une série de réformes économiques
révisionnistes telles que par exemple le développement
prioritaire de l’industrie légère, la nécessité
d’une planification moins rigide et d’une
décentralisation, etc. Mao ne fait que reprendre les théories
khrouchtchéviennes pour les appliquer à la Chine.
Étudions
quelques exemples:
1. La priorité
à l’industrie lourde :
Pour
les marxistes-léninistes, la construction du socialisme
s’opère à partir d’une priorité à
accorder à l’industrie lourde. Sans cette priorité,
il n’est pas possible d’édifier la base matérielle
du socialisme, ni d’envisager une collectivisation de
l’agriculture basée sur des forces productives modernes.
Sans cette priorité, il n’est pas non plus possible de
développer une économie nationale indépendante
du marché capitaliste mondial. Enfin, dans des pays comme
l’U.R.S.S. ou la Chine, cette priorité est encore
renforcée du fait du retard technique. Voici ce que Staline
répondait à ceux qui demandaient un « ralentissement »
du rythme de l’industrialisation:
« Le
point de départ de nos thèses, c’est que le
développement à un rythme rapide de l’industrie
en général, de la production des moyens de production
en particulier, est le premier fondement et la clé de
l’industrialisation du pays, le premier fondement et la clé
de la transformation de toute notre économie nationale sur la
base d’un développement socialiste. (...). Nous avons
rattrapé et dépassé les pays capitalistes les
plus avancés en établissant un régime politique
nouveau, le régime des soviets. C’est fort bien. Mais
cela ne suffit pas. Pour assurer la victoire définitive du
socialisme dans notre pays, il faut aussi rattraper et dépasser
ces pays sous le rapport technique et économique. Nous y
parviendrons, ou bien c’en sera fait de nous. Ce n’est
pas seulement vrai pour l’édification du socialisme.
C’est aussi vrai si nous voulons sauvegarder l’indépendance
de notre pays au milieu de l’encerclement capitaliste. (...).
Mais n’oublions pas non plus que si l’industrie est le
fondement essentiel, l’agriculture à son tour constitue
la base du développement de l’industrie, à la
fois parce qu’elle est un marché qui absorbe ses
produits, qu’elle fournit matières brutes et denrées
alimentaires, et qu’elle est la source de réserves dont
l’exportation permet d’importer les équipements
nécessaires à l’économie nationale »[26].
Dans
« Les dix grands rapports », Mao maintient
formellement la priorité à l’industrie lourde
mais tout son raisonnement conduit à une nouvelle théorie:
la théorie du développement simultané de
l’industrie lourde, de l’industrie légère
et de l’agriculture. On comprend mieux dès lors pourquoi
il estimait, dans son texte sur la coopération, que celle ci
ne nécessitait pas au préalable un développement
de l’industrie permettant de fournir tracteurs et machines
agricoles. Dans son texte « De la juste solution des
contradictions au sein du peuple » en 1957, il développe
plus avant cette thèse de la manière suivante:
« La
voie de l’industrialisation dont il est question ici concerne
surtout le rapport entre l’industrie lourde, l’industrie
légère et l’agriculture du point de vue de leur
développement. Il est certain que l’industrie lourde est
le noyau de notre édification économique. Cependant
nous devons en même temps accorder notre pleine attention au
développement de l’agriculture et de l’industrie
légère. La Chine est un grand pays agricole, dont la
population est rurale à plus de 80%, le développement
de l’industrie doit aller de pair avec celui de l’agriculture.
C’est seulement ainsi que l’industrie aura des matières
premières et des débouchés, qu’il sera
possible d’accumuler des fonds relativement importants pour
créer une puissante industrie lourde »[27].
Bien
sûr, Mao a raison de souligner la complémentarité
du développement de l’agriculture et de l’industrie.
Par contre, ce qu’il oublie de préciser, c’est que
cet enchaînement dans le développement des deux secteurs
ne peut se réaliser que sur la base d’une accumulation
industrielle préalable. Celle-ci est en effet la base
matérielle sur laquelle se bâtit la construction d’une
agriculture mécanisée qui, à son tour, permet le
développement plus poussé de l’industrie. C’est
pour cette raison que la priorité à l’industrie
lourde que soulignait Staline est absolument nécessaire. A la
loi de la priorité à l’industrie lourde, le
P.C.C. a substitué une théorie du développement
simultané des secteurs et des formules vagues telles que:
« Prendre l’agriculture pour base et l’industrie
pour facteur dirigeant » ou encore « Confirmer
l’agriculture en tant que base du développement
économique et l’industrie en tant que facteur essentiel,
avec, comme levier principal, dans l’industrie l’acier
et, dans l’agriculture, les céréales »
ou enfin « marcher sur les deux jambes ».
A
ces mots d’ordres confus s’opposent les formulations
claires de l’U.R.S.S. de l’époque de Lénine
et Staline. Voici comment le Manuel d’économie
politique résume l’importance de la priorité
à l’industrie lourde:
« Le
développement de l’industrie lourde est la clé de
la transformation socialiste de l’agriculture sur la base d’un
outillage mécanique perfectionné. En fournissant à
l’agriculture des tracteurs, des moissonneuses-batteuses et
d’autres machines agricoles, l’industrie socialiste
permet la naissance et le développement à la campagne
des nouvelles forces productives indispensables à la victoire
du régime kolkhozien. L’industrialisation socialiste
entraîne une augmentation des effectifs de la classe ouvrière;
elle accroît son importance et son rôle dirigeant dans la
société; elle renforce les bases de la dictature de la
classe ouvrière et son alliance avec la paysannerie.
L’industrialisation socialiste garantit l’indépendance
technique et économique, ainsi que la capacité de
défense du pays qui construit le socialisme face à
l’hostilité du monde capitaliste »[28].
La
théorie maoïste du développement simultané
aboutira dans les faits à un ralentissement des
investissements destinés à l’industrie lourde :
les ressources sont consacrées prioritairement à
l’industrie légère et à l’agriculture.
Si ce choix a permis la réalisation de l’autosuffisance
alimentaire, il a eu pour conséquence d’empêcher
le développement industriel sur une grande échelle.
Cela conduira à terme la Chine à l’ouverture au
capital extérieur comme « moyen de modernisation »
de l’économie. Voici comment le journal Drapeau rouge
décrit la répartition des investissements pour la
province du Hunan:
« La
main-d’œuvre, le matériel et les fonds ont été
accordés selon l’ordre suivant: l’agriculture,
l’industrie légère et l’industrie lourde.
Environ un tiers de l’acier laminé dans la province a
été destiné à l’agriculture depuis
ces dernières années et 38 % du fond de la construction
de base a été affecté, directement ou
indirectement, à l’agriculture. Dans la répartition
de la main-d’œuvre, la priorité a été
donnée à l’agriculture »[29]
2. Le financement de
l’accumulation industrielle:
La
seconde remise en cause de l’expérience soviétique
en matière économique se trouve dans la question du
financement de l’industrialisation. Dans des pays
essentiellement agricoles comme la Chine et l’U.R.S.S.,
l’accumulation industrielle doit trouver des fonds pour pouvoir
se développer. Ce débat n’est pas nouveau et les
marxistes-léninistes y ont déjà répondu.
L’accumulation industrielle sera financée par le
« tribut agricole ». Cette question est connue
en U.R.S.S. sous le nom des « ciseaux ». La
surimposition momentanée de la paysannerie est une nécessité
de l’industrialisation. Voici comment Staline répond à
Boukharine sur cette question:
« Est-il
exact que cette surimposition de la paysannerie existe en réalité?
Oui, c’est exact. Comment l’appelons-nous autrement? Nous
l’appelons autrement les « ciseaux », le
« drainage » des ressources de l’agriculture
vers l’industrie, en vue de hâter le développement
de notre industrie. Ce « drainage » est-il
nécessaire? Il n’existe pas de divergence parmi nous
quant à savoir si ce « drainage »,
mesure provisoire, est nécessaire, si nous voulons
véritablement que l’industrie continue de se développer
à un rythme rapide. Or nous devons à tout prix stimuler
l’essor rapide de l’industrie, car il est nécessaire
non seulement à l’industrie elle-même, mais avant
tout à l’agriculture, à la paysannerie qui,
aujourd’hui, a besoin surtout de tracteurs, de machines
agricoles, d’engrais. (...). Cet impôt additionnel est-il
à la mesure des forces de la paysannerie? Oui, il l’est?
Pourquoi? Parce que, tout d’abord, le prélèvement
de cet impôt additionnel s’effectue alors que la
situation matérielle de la paysannerie est en voie
d’amélioration constante. En second lieu, parce que le
paysan possède en propre une exploitation rurale dont les
revenus lui permettent de payer l’impôt additionnel, ce
qui n’est pas le cas pour l’ouvrier, qui n’a pas
d’exploitation personnelle et qui, néanmoins, consacre
toutes ses forces à l’industrialisation. En troisième
lieu, parce que le taux de l’impôt additionnel diminue
d’année en année. Avons-nous raison de dire, en
parlant de cet impôt additionnel, qu’il est « quelque
chose comme un tribut »? Parfaitement. Par ces mots nous
donnons à entendre à nos camarades que l’impôt
additionnel est odieux, indésirable et que son maintien pour
une longue durée est inadmissible (...). Car, de deux choses
l’une: Ou bien les boukhariniens reconnaissent l’inévitabilité
- à l’heure actuelle - des « ciseaux »
et du « drainage » des ressources de
l’agriculture vers l’industrie, mais alors ils doivent
reconnaître le caractère calomnieux de leurs accusations
et le total bien-fondé du parti; ou bien ils contestent
l’inévitabilité, à l’heure actuelle,
des « ciseaux » et du « drainage »,
mais alors qu’ils le disent tout net, pour que le parti puisse
les ranger parmi les adversaires de l’industrialisation de
notre pays »[30].
La
réponse de Mao est bien entendu toute autre.
L’industrialisation est également souhaitée. La
nécessité d’un surplus agricole est également
reconnue. Mais Mao s’oppose au « drainage »
et considère que c’est par l’échange entre
l’agriculture et l’industrie que le surplus sera orienté
vers l’industrie. Les conséquences sont importantes: le
rythme du développement industriel devient dépendant de
celui de l’agriculture et les branches industrielles concernées
seront fonction des seuls besoins de l’agriculture. Se sont les
intérêts immédiats de la paysannerie qui
déterminent les équilibres entre industrie légère
et industrie lourde par exemple et non plus comme en Union Soviétique
les intérêts à long terme d’une économie
nationale indépendante. Ce modèle d’accumulation
est l’expression dans le domaine économique du prima
accordé par Mao à la paysannerie sur la classe
ouvrière. Le socialisme de Mao exprime plus un vague
socialisme paysan que le socialisme scientifique marxiste. Voici
comment Tchong Li-tcheng théorise le processus dans un article
du journal Hongqi:
« Les
ressources minières: équipements, matériaux et
force techniques, etc. sont bien sûr des facteurs importants,
indispensables pour le développement de l’industrie.
Mais à juger le problème dans l’ensemble de
l’économie nationale, c’est l’agriculture
qui décide en définitive de l’envergure et du
rythme du développement industriel »[31].
Edouard
Poulain, à qui nous empruntons cette citation, défend
le modèle économique maoïste et critique le
« modèle stalinien ». Il fait partie de
cette kyrielle d’intellectuels occidentaux qui ont soutenu le
maoïsme pour son anti-stalinisme (avec entre autres Charles
Bettelheim, Patrick Tissier, Jacques Charrière, etc.). Alors
que ces « maoïstes » faisaient la
différence entre Mao et Staline, les « marxistes-léninistes »
eux, tentaient vainement de maintenir le mythe d’une continuité
entre Staline et Mao.
La
différence entre Mao et Staline se trouve dans la classe
sociale que l’on prend comme épine dorsale de la
construction du socialisme. Pour Staline, le socialisme est dirigé
par la classe ouvrière et la paysannerie est une alliée.
Pour Mao, c’est l’inverse. Les critiques faites par les
Chinois et par les autres maoïstes au « modèle
soviétique » ne sont pas neuves. Boukharine déjà
dénonçait « l’exploitation féodale
et militaire » de la paysannerie par le P.C.(b) U.S.
Citons une nouvelle fois le camarade Staline:
«
Une voix : - Pourtant, on ne s’est jamais servi de la
notion de « tribut » par rapport au paysan
moyen.
Staline:
- Vous pensez peut-être que le paysan moyen est plus près
du Parti que la classe ouvrière? Pour un marxiste, vous êtes
un marxiste à la manque. Si l’on peut parler de
« tribut » à l’égard de la
classe ouvrière dont nous sommes le parti, pourquoi ne
pourrait-on pas dire la même chose quand il s’agit du
paysan moyen qui n’est en tout et pour tout que notre allié?
(...). Je ne connais pas d’autre exemple dans l’histoire
de notre Parti où ce dernier ait été accusé
de pratiquer une politique d’exploitation féodale et
militaire. Cette arme contre le Pari n’a pas été
empruntée à l’arsenal des marxistes. Mais alors
d’où vient-elle? De l’arsenal du leader des
cadets[32],
Milioukov. Lorsque les cadets veulent brouiller la classe ouvrière
avec la paysannerie, ils disent d’habitude: Messieurs les
bolchéviks, vous bâtissez le socialisme sur les
ossements de la paysannerie. En soulevant du bruit autour du
« tribut », Boukharine se fait le thuriféraire
des sieurs Milioukov, il se traîne à la remorque des
ennemis du peuple »[33].
c)
Grand bond en avant et communes populaires :
Le
modèle maoïste de développement possède
donc des caractéristiques opposées à
l’expérience de l’Union Soviétique:
priorité de l’agriculture et de l’industrie légère
sur l’industrie lourde, refus de l’accumulation
socialiste par prélèvement d’un « tribut »
sur la paysannerie, dépendance des rythmes de développement
de l’industrie aux besoins immédiats de la paysannerie,
développement des formes collectives à grandes échelles
indépendamment de l’existence d’une base
industrielle, priorité de la petite industrie locale sur la
grande entreprise industrielle centralisée, etc.
Ce
sont ces caractéristiques qui ont conduit au « grand
bond en avant » et aux « communes populaires ».
Le point de départ reste toujours le même: la soi-disant
« spécificité chinoise ». Une
nouvelle fois la mise en avant des particularités va servir à
remettre en cause le caractère universel de la révolution
d’Octobre et de l’expérience soviétique de
construction du socialisme. Voici ce que déclare Liu Shaoqi
dans son rapport au comité central du 5 mai 1958:
« Une
partie de l’expérience des succès remportés
par l’U.R.S.S. a un caractère essentiel et une valeur
générale à l’étape actuelle de
l’histoire de l’humanité. C’est le principal
dans l’expérience soviétique. L’autre
partie de cette expérience n’a pas une portée
universelle. En outre, l’expérience de l’Union
Soviétique comporte aussi des erreurs et des échecs »[34].
A
l’occasion du deuxième plan quinquennal en 1958, le mot
d’ordre du « grand bond en avant » est
lancé. Ce mot d’ordre prétend rompre avec les
« erreurs soviétiques ». Il prétend
« décentraliser » le développement
en multipliant les petites industries locales. C’est ce que Mao
a appelé les « cinq développements
simultanés »: industrie et agriculture; industrie
lourde et industrie légère; industrie nationale et
industrie locale; petites, moyennes et grandes entreprises;
utilisation simultanée des méthodes modernes et des
méthodes artisanales. L’Union Soviétique est
ainsi accusée d’avoir sous-estimée l’agriculture,
l’industrie légère, les petites et moyennes
entreprises et les méthodes artisanales.
Concrètement,
des milliers de petits hauts fourneaux, de petites cimenteries, de
petits ateliers furent construits dans les campagnes chinoises.
Plutôt que de s’attacher à la construction des
grandes bases industrielles modernes dont le socialisme a besoin, le
P.C.C. s’orienta vers la construction d’une « industrie
de proximité » visant à répondre aux
besoins immédiats de la paysannerie locale.
Dans
la même année furent lancées les « communes
populaires ». Celles-ci s’inscrivaient dans la
droite ligne du « grand bond en avant »:
« Un
des traits originaux de l’accumulation en République
Populaire de Chine est le processus systématique
d’industrialisation rurale qui date de la période du
grand bond en avant. Cette orientation repose sur une politique
fiscale non discriminatoire envers le secteur agricole; en effet, une
grande partie du surplus est laissée au niveau local pour être
directement investie par les paysans regroupés dans des unités
collectives. L’objectif à long terme est de réaliser
une industrialisation sans concentration urbaine, et d’éviter
de la sorte un des principaux maux des pays en voie de développement.
Dès 1958, la presse chinoise a souligné qu’un tel
processus était une application directe de la ligne générale
pour l’édification du socialisme »[35].
Ces
propos d’un autre défenseur du « modèle
chinois » met une nouvelle fois en évidence la
rupture avec l’expérience soviétique à
l’époque de Staline. Les communes populaires avaient
trois objectifs essentiels: unir l’agriculture, l’industrie
et le commerce en une seule unité économique et
politique (enseignement, sécurité, justice, propriété
de la terre et des moyens de productions étaient du ressort de
la commune); collectiviser la vie quotidienne (réfectoire,
jardins d’enfants, ateliers, etc.); réaliser une
rémunération allant vers le principe « à
chacun selon ses besoins ».
Le
grand bond en avant et les communes populaires soulignent deux
dimensions antimarxistes du modèle chinois. En premier lieu,
nous avons affaire ici à une tentative de construire « le
communisme » (« à chacun selon ses
besoins ») avec des forces productives non
correspondantes. Nous sommes plus en présence d’un
communautarisme paysan que d’un processus d’édification
d’un socialisme scientifique. En second lieu, l’autonomie
des communes populaires fait plus penser à « l’autogestion
yougoslave » qu’à un plan central national de
développement.
Mao
pense construire le socialisme à partir d’une révolution
dans les « mentalités » et dans les
« rapports de productions » alors qu’un
tel changement est fortement dépendant de l’existence
d’une base matérielle moderne sur une grande échelle.
Voici ce que dit Staline à ce propos:
« Ce
serait une erreur de croire que s’il y a kolkhoz, il y a tout
ce qui est nécessaire pour la construction du socialisme. Ce
serait une erreur encore plus grande de croire que les membres des
kolkhoz sont déjà devenus des socialistes. Non, il
faudra encore travailler beaucoup pour refaire le paysan-kolkhozien,
pour corriger sa mentalité individualiste et en faire un vrai
travailleur de la société socialiste. Et l’on y
arrivera d’autant plus vite que les kolkhoz seront plus vite
pourvus de machines et de tracteurs »[36].
Mao
pense également construire le socialisme à partir de
« l’autonomie des communes populaires »,
en développant l’industrialisation locale, alors qu’une
des lois fondamentales du socialisme est celle du « développement
harmonieux de l’économie ». Voici ce que
disait déjà Lénine à ce propos:
« Transformer
l’ensemble du mécanisme économique de l’Etat
en une seule grande machine, en
un
organisme économique fonctionnant de telle sorte que des
centaines de millions d’hommes sont dirigés d’après
un plan unique »[37].
CONCLUSION
Sur
la question du socialisme également, Mao met en avant les
« spécificités chinoises » pour
abandonner les principes marxistes-léninistes de la
construction du socialisme. Sa théorie de la « démocratie
nouvelle » est à première vue semblable à
celle de la « démocratie populaire »
développée dans les pays dits de « l’Est ».
D’ailleurs le terme « démocratie nouvelle »
est également employé par les Soviétiques
pendant cette période, comme en témoigne le rapport de
Jdanov au Kominform en 1947. Le P.C.C. et Mao insistent pourtant sur
l’aspect « novateur » de cette théorie
et sur son adéquation aux pays du « tiers-monde ».
Il
y a en effet de grandes différences. Les « démocraties
populaires » sont analysées comme des étapes
transitoires vers le passage au socialisme sous la direction de la
« dictature révolutionnaire du prolétariat
et de la paysannerie ». Dès 1947, le Kominform
insiste sur la nécessité d’engager le passage à
la nouvelle étape de la révolution et stigmatise ceux
qui veulent maintenir la situation en l’Etat. La démocratie
nouvelle de Mao, elle, prétend que la « bourgeoisie
nationale » peut construire le socialisme. On ne saisit
plus alors ce qui peut distinguer l’étape
nationale-démocratique de la révolution et l’étape
socialiste. En fait, Mao ne fait que reprendre ici les théories
de Boukharine qui à la même période sont
revendiquées par Tito dans son opposition au camp socialiste.
Avec
une telle approche, le P.C.C. pouvait mener à bien les tâches
nationales-démocratiques mais s’avérait incapable
de diriger le passage à l’étape socialiste. Le
premier plan quinquennal marque pour l’essentiel la réalisation
des tâches nationales-démocratiques et la Chine a connu
pendant cette période des succès importants. Cependant
la Chine populaire n’a jamais été au-delà
de cette première étape, même si certaines tâches
socialistes ont été entamées dans le contexte de
l’existence du camp socialiste et de l’aide de l’URSS.
Ces aspects ont pu ne pas être visibles compte tenu du langage
de « gauche » utilisé par Mao et le
P.C.C. dans leur opposition au révisionnisme de Khrouchtchev.
Mao
Tsé-Toung est une nouvelle fois celui qui a théorisé
le révisionnisme en matière de construction économique
par son texte « Sur les dix grands rapports ».
Arguant une nouvelle fois de la « spécificité
nationale » et du « refus du dogmatisme »,
il s’oppose à l’ensemble des principes de
l’économie politique du socialisme. Il redécouvre
ainsi les thèses bourgeoises de la priorité à
l’industrie légère et à l’agriculture,
de l’autonomie et de la « décentralisation »
en matière de planification, du refus du « tribut »
paysan en matière d’industrialisation, etc. C’est
là un de ses autres points communs avec Tito qui défend
déjà depuis 1948 ces « nouvelles priorités »
compte tenu de la « spécificité »
yougoslave. La bourgeoisie en tant que classe n’a pas été
éliminée et l’indépendance économique
n’a pas été assurée. Cela permettra
ultérieurement à la Chine de pratiquer sa « politique
d’ouverture » et des « quatre
modernisations » qui signifient ouvertement l’entrée
du grand capital international dans l’économie chinoise.
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