CHAPITRE 2 : MATERIALISME DIALECTIQUE OU IDEALISME
Les
désaccords de Mao avec Staline et l’Internationale
Communiste ne sont pas secondaires. Ils ne sont pas non plus sans
liens entre eux. Trois divergences essentielles peuvent être
repérer: la question du front dans les différentes
étapes de la révolution, la question des étapes
elles-mêmes et celle de la classe capable de diriger le
processus révolutionnaire. Le point commun à ces
dérives maoïstes se trouve dans le remplacement du
matérialisme dialectique par une conception cyclique et
métaphysique de la dialectique. Cette déviation du
matérialisme dialectique a une base sociale: la petite
paysannerie et sa conception du monde. En ce sens le maoïsme est
une des variantes parmi d’autres du socialisme petit-bourgeois.
1) La base sociale
du maoïsme
L’histoire
du féodalisme chinois est marquée pendant des siècles
par une succession de grands règnes impériaux, de
révoltes paysannes contre les empereurs menées par des
lettrés, de renversements de ces empereurs et de
transformations de ces lettrés en nouvelle dynastie et en
nouvelle oppression. La question paysanne est au cœur des
affrontements sociaux depuis des siècles. Des masses de petits
paysans se révoltent régulièrement pour exiger
le partage des biens pris aux riches. Pour des raisons liées à
l’état de développement des forces productives et
des rapports de production, la traduction politique de ces révoltes
fut l’espoir millénariste.
Les
leaders encadrant ces insurrections sont marqués par une
double caractéristique. D’une part, ils vivaient auprès
de ces petits paysans et de ces paysans sans-terres et partageaient
avec eux la soif de justice sociale et la haine de la classe
dominante. D’autre part, ils étaient issus de la petite
bourgeoisie (artisans, commerçants, lettrés
bouddhistes, paysannerie moyenne, etc.) et interprétaient la
réalité sociale à partir de leur classe
d’appartenance. Ils ne pouvaient évoluer qu’à
partir du système idéologique traditionnel.
Cet
aspect est d’autant plus marqué que les théories
dominantes de Confucius et de Mencius ont toujours donné lieu
à une double interprétation. D’une part, la
classe dominante s’en revendique pour légitimer sa
domination. D’autre part, les révoltes paysannes s’en
revendiquent également. La pénétration
impérialiste occidentale à partir du milieu du XIXème
siècle accroît la paupérisation des masses
paysannes et d’autres classes sociales et humilie une partie
importante des anciennes classes dominantes. L’effervescence
révolutionnaire du début du siècle mélange
des conceptions très différentes: prise de conscience
nationale, constitution du prolétariat et de sa conscience de
classe, nostalgie du passé, renouveau des doctrines
traditionnelles, etc..
C’est
dans ce contexte idéologique général que se
constitue le P.C.C. L’urgence d’une rupture avec les
formes de pensées issues du passé était forte.
Seul le prolétariat en tant que classe sociale moderne pouvait
opérer cette rupture en prenant la direction des révoltes
paysannes. Or nous verrons plus loin que Mao se considère
beaucoup plus comme l’héritier du passé chinois
que comme représentant de la rupture qualitative marxiste
d’avec les formes de pensées antérieures. Le
marxisme sera en conséquence réinterprété
à partir des conceptions traditionnelles, d’où
son caractère hétéroclite mélangeant des
formules marxistes et d’autres antimarxistes. C’est ce
processus qui explique un certain nombre de thèses maoïstes
telles que la « sinisation du marxisme », « la
présentation de la pensée Mao Tsé-Toung comme
nouvelle étape du marxisme-léninisme »,
etc.. L’insistance de l’I.C. sur la nécessité
que le prolétariat dirige la révolution, indique sa
compréhension du danger de ce type de « mélange »
en Chine.
Les
événements sanglants de 1927 vont éloigner de
fait les communistes des villes et donc du prolétariat. Sur
près de 60.000 militants essentiellement ouvriers, il n’en
reste qu’une dizaine de mille. Les communistes sont contraints
de se replier en milieu paysan. Cette situation issue du rapport de
forces militaires fut transformée par Mao en stratégie.
De 1927 à 1949, le P.C.C se coupa du prolétariat et
recruta dans l’Armée rouge des centaines de milliers de
paysans ruinés qui apportèrent avec eux leur idéologie
et leur vision du monde. Le désaccord avec l’I.C. ne
portait pas sur la question agraire comme nous l’avons montré
plus haut mais sur l’urgence de maintenir un travail en
direction du prolétariat, seule classe capable de diriger de
manière conséquente la révolution.
2) Mao et le
marxisme
Le
maoïsme, en tant que synthèse d’idées
traditionalistes et idéalistes des grands systèmes
philosophiques chinois du passé et des analyses de la science
marxiste-léniniste, se constitue bien avant la victoire de Mao
dans le P.C.C. Ses prémisses sont présentes dès
le début du siècle dans le petit cercle d’intellectuels
influencés par la révolution d’Octobre.
Arrêtons-nous sur cette période en comparant certaines
analyses maoïstes aux points de vue de Li Dazhao (1888-1927), un
des fondateurs du mouvement communiste en Chine, que Mao lui-même
présente comme celui qui l’a initié au
« marxisme »: « Grâce
à Li Dazhao je me suis très vite orienté vers le
marxisme »[1].
a)
Le volontarisme et l’idéalisme :
Li
Dazhao fait partie des intellectuels issus de la paysannerie pauvre
qui, au début du siècle, sont révoltés
par les inégalités dont souffre le peuple chinois et
par les menaces de l’impérialisme japonais. Il adhéra
au marxisme dans l’enthousiasme de la victoire de la révolution
d’Octobre. Il fut un des premiers à se revendiquer
ouvertement du marxisme et joua un rôle actif dans le
recrutement de nombreux dirigeants du P.C.C. dont Mao:
« Parmi
les membres de l’intelligentsia des années 18 et 19, Li
était pratiquement le seul Chinois à défendre le
bolchévisme (...). Entre-temps, le radicalisme de Li
commençait à attirer l’attention d’un
certain nombre de jeunes activistes de l’Université de
Pékin. Vers la fin 1918, le bureau qu’occupait Li à
la bibliothèque de l’Université devint célèbre
sous le nom de « Chambre rouge » (...). Un
nombre sans cesse croissant d’étudiants en quête
d’une ligne politique et intellectuelle afflua dans le bureau
du bibliothécaire de l’université de Pékin.
Leurs noms étaient encore inconnus dans les milieux politiques
et intellectuels de Chine, mais certains, et ils étaient
nombreux, allaient devenir d’éminents dirigeants du
Parti communiste chinois »[2].
Li
Dazhao est impressionné par la force de la révolution
d’Octobre et par sa capacité à entraîner
les grandes masses ouvrières et paysannes. Il pense trouver
dans le marxisme la théorie et l’idéologie
permettant au peuple chinois de vaincre l’oppression nationale
et l’intervention impérialiste. C’est à
partir de préoccupations nationalistes et idéalistes
qu’il aborde le marxisme. Il en découle une vision
messianique et volontariste du marxisme. Tout était possible à
n’importe quel moment pourvu que les révolutionnaires
soient déterminés. Dans un article intitulé « la
victoire du bolchévisme » en 1918, il écrit:
« Le
bolchévisme mêle l’humanité entière
en une seule masse énorme (...). Dans le courant d’un
tel mouvement, massif et mondial, toute la lie de l’histoire...
empereurs, nobles, seigneurs de la guerre, bureaucrates,
militaristes, et capitalistes seront certainement anéantis
comme s’ils avaient été frappés par la
foudre (...). Désormais, on verra partout dans le monde le
drapeau victorieux du bolchévisme et l’on entendra son
chant triomphant. La cloche de l’humanitarisme résonne.
L’aube de la liberté se lève. ».[3]
Nous
sommes beaucoup plus proche ici de l’approche idéaliste
trotskiste de la « révolution mondiale »
que de l’analyse léniniste-staliniste. Nous sommes
également en présence des échos des espérances
millénaristes des révoltes paysannes du passé.
Il n’est dès lors pas étonnant que le P.C.C. ait
eu tant de dérive à propos des étapes de la
révolution chinoise comme nous l’avons montré
dans notre premier chapitre. Mao Tsé-Toung (comme de nombreux
autres dirigeants du P.C.C.) a globalement la même dérive
idéaliste et volontariste.
Pour
Mao également, tout est question de volonté quelle que
soit l’étape de la révolution. C’est ce qui
le conduira à promouvoir une collectivisation en ne se
préoccupant pas de l’état de développement
des forces productives:
« Dans le
domaine de l’agriculture, la coopération doit précéder
l’utilisation du gros outillage, étant donné les
conditions de notre pays »[4].
Généralisant
son raisonnement, il inverse le raisonnement marxiste en considérant
que les rapports de productions nouveaux peuvent se développer
durablement sur la base de forces productives faibles: « Etant
donné les conditions économiques où se trouve
notre pays, la transformation de la technique sera plus longue à
réaliser que la transformation sociale »[5].
C’est
toujours en s’appuyant sur des « spécificités »
que les révisionnistes justifient leurs déviations. Mao
n’échappe pas à la règle.
Le
même volontarisme antiscientifique est visible dans la
politique du « grand bond en avant » et dans la
décision de « brûler les étapes »
de la collectivisation dans la mise en place des « communes
populaires ». Ne pas tenir compte des conditions
objectives, affirmer la primauté permanente des rapports de
productions sur les forces productives, considérer que le
communisme peut être construit sans l’existence de forces
productives modernes, ce n’est pas du marxisme mais du
« volontarisme idéaliste ». Voici ce que
déclarait le P.C.C. en août 1958 à propos des
communes populaires:
« Il
semble que la réalisation du communisme en Chine n’est
plus une perspective éloignée. Nous allons nous servir
des communes populaires pour tenter activement d’ouvrir des
voies nouvelles vers la société communiste »[6].
De la
même façon le Quotidien
du peuple
pouvait écrire: « Les
bourgeons du communisme poussent de tous côtés. La Chine
va de l’avant à la vitesse d’une fusée
spatiale.
Les octogénaires croient fermement qu’ils vivent déjà
l’âge du communisme »[7]
b)
Une dialectique cyclique :
L’appel
au volontarisme est d’autant plus fort pour Li Dazhao qu’il
considère que le retard économique et social est
porteur d’une dynamique révolutionnaire plus grande. La
révolution bolchévique est pour lui issue d’un
« surplus d’énergie pour le
développement » accumulé au cours des
siècles de retard. La pauvreté et le retard sont en
définitive révolutionnaires. Plus elles sont grandes et
plus les potentialités révolutionnaires le sont. Nous
sommes ici en présence de la très vielle dialectique
taoïste posant que les contraires se changent l’un dans
l’autre indéfiniment. Dans la tradition chinoise en
effet, l’ensemble des phénomènes de l’univers
est régi par le Tao qui est la synthèse, l’unité
de deux principes contraires: le Yin et le Yang:
« Le
spectacle de la plus arriérée des nations d’Europe
émergeant soudain à l’avant-garde de la
civilisation moderne, dans un incroyable défi au monde
impérialiste occidental, ne satisfaisait pas seulement les
aspirations nationalistes de Li, mais également l’intellectuel
de la dialectique, qui voyait tout phénomène produire
invariablement son opposé. D’après lui, la
renaissance d’une Russie arriérée n’était
que le prélude de la renaissance, plus dramatique encore, de
la Chine arriérée. La théorie selon laquelle le
retard de la Chine offrait d’immenses avantages tant pour
l’élan que pour le contenu de son futur développement,
alliée à la notion que tous les maux de la vieille
Chine étaient sur le point de se transformer en leurs exacts
contraires, constituaient autant de thèmes qui allaient
séduire un nombre croissant d’intellectuels
chinois »[8].
Mao
non seulement reprend cette confusion entre dialectique marxiste et
dialectique taoïste, mais tente de la théoriser. Alors
que les classiques du marxisme-léninisme ont décrit
depuis longtemps déjà les différentes lois de la
dialectique, Mao les réduit à une seule: le principe de
contradiction. Comparons les propositions de nos classiques et celles
de Mao. Commençons par Engels:
« C’est
donc de l’histoire de la nature et de celle de la société
humaine que sont abstraites les lois de la dialectique. Elles ne sont
précisément rien d’autre que les lois les plus
générales de ces deux phases du développement
historique, ainsi que de la pensée elle-même. Elles se
réduisent pour l’essentiel aux 3 lois suivantes: - la
loi du passage de la quantité à la qualité et
inversement; - la loi de l’interpénétration des
contraires; - la loi de la négation de la négation »[9].
Lénine
insistera sur la signification de la catégorie de « négation »
pour les marxistes. Elle ne se limite pas à la destruction de
l’ancien. Elle implique également la conservation des
éléments viables du passé. Elle comprend une
certaine liaison entre l’ancien qui disparaît et le
nouveau qui lui succède:
« Ni
la négation nue, ni la négation irréfléchie,
ni la négation sceptique..., ne sont caractéristiques
et essentielles dans la dialectique — qui bien entendu contient
en elle l’élément de la négation, et même
comme son élément le plus important
— non, mais la négation en tant que moment du
développement qui maintient le positif »[10].
Nous
avons souligné volontairement le point de vue de Lénine
considérant la négation comme l’élément
essentiel de la dialectique car Mao dira exactement le contraire.
Cette existence de la négation et de la loi de la « négation
de la négation » dont parle Engels est justement ce
qui permet de rompre avec les limites des théorisations
dialectiques antérieures. En effet, n’incluant pas cette
loi, les dialectiques d’Héraclite ou du taoïsme
concluaient inévitablement à une histoire cyclique.
Pour Lénine, l’évolution ne se produit pas selon
un cercle, ni selon une ligne droite, mais en spirale:
« Une
évolution qui semble reproduire des stades déjà
connus, mais sous une autre forme, à un degré plus
élevé (« négation de la négation »);
une évolution pour ainsi dire en spirale et non en ligne
droite »[11].
Staline
revient sur la même idée en insistant lui aussi sur la
rupture avec les anciennes conceptions circulaires:
« C’est
pourquoi la méthode dialectique considère que le
processus du développement doit être compris non comme
un mouvement circulaire, non comme une simple répétition
du chemin parcouru, mais comme un mouvement progressif, ascendant,
comme le passage de l’état qualitatif ancien à un
nouvel état qualitatif, comme un développement qui va
du simple au complexe, de l’inférieur au
supérieur »[12].
Dans
son ouvrage De
la contradiction[13],
Mao Tsé-Toung limite la méthode dialectique aux deux
idées de « processus » et de
« contradiction ». Il ne fait nulle part
référence aux deux lois sur lesquelles insistent
Engels, Lénine et Staline à savoir « la
négation de la négation » et le « passage
de la quantité à la qualité ». Il
fait de longs développements sur la distinction entre
« contradiction principale et contradiction secondaire »
et « aspect principal et aspect secondaire de la
contradiction », mais n’aborde à aucun moment
les deux autres lois d’Engels qui permettent de ne pas
concevoir l’histoire comme l’éternel
recommencement du même, comme un développement
circulaire.
Voici
ce que dit Mao, dans un inédit, et le commentaire d’Alain
Badiou, l’un des principaux théoriciens maoïstes
français, qui publie cet inédit de Mao:
« Engels
a parlé de trois catégories, mais en ce qui me
concerne, il y a deux de ces catégories en lesquelles je ne
crois pas. L’unité des contraires est la loi la plus
fondamentale. La transformation de la qualité en quantité,
et inversement, n’est rien d’autre que l’unité
de la qualité et de la quantité considérées
comme des contraires. Quant à la négation de la
négation, cela n’existe pas du tout. La juxtaposition
sur le même plan de la transformation de la qualité en
quantité et inversement, de la négation de la négation,
et de la loi de l’unité des contraires, c’est du
« triplisme », ce n’est pas du monisme (...);
il n’existe rien de telle que la négation de la
négation. Affirmation, négation, affirmation, négation
(...) dans le développement des choses: chaque maillon dans la
chaîne des évènements est à la fois
affirmation et négation (...) »[14].
Et
Alain Badiou déclare: « Il
va de soi que nous ne prenons pour l’instant position ni sur
l’authenticité, ni sur l’exactitude de ces
« inédits de Mao Tsé-Toung ».
Toutefois
la cohérence de ce passage avec les « 5 essais
philosophiques » bien connus ne fait aucun doute (souligné
par nous)»[15].
Engels
avait déjà eu à combattre à son époque
ce type de point de vue. M. Dühring prétendait déjà
que la « négation de la négation »
n’était qu’une des « fariboles
hégéliennes ». Voici comment Engels lui
répond ironiquement:
« Qu’est-ce
donc que cette terrible négation de la négation qui
gâche à ce point l’existence de M.Dühring et
qui joue chez lui le même rôle de crime impardonnable que
le péché contre le Saint-Esprit dans le christianisme?
Une procédure très simple, qui s’accomplit en
tous lieux et tous les jours, que tout enfant peut comprendre (...).
Prenons un grain d’orge. Des milliards de grains d’orges
semblables sont moulus, cuits et brassés, puis consommés.
Mais si un grain d’orge de ce genre trouve les conditions qui
lui sont normales, s’il tombe sur un terrain favorable, une
transformation spécifique s’opère en lui sous
l’influence de la chaleur et de l’humidité: il
germe; le grain disparaît en tant que tel, il est nié,
remplacé par la plante née de lui, négation du
grain. Mais quelle est la carrière normale de cette plante?
Elle croît, fleurit, se féconde et produit en fin de
compte de nouveaux grains d’orge, et aussitôt que ceux-ci
sont mûrs, la tige dépérit, elle est niée
à son tour. Comme résultat de cette négation de
la négation nous avons derechef le grain d’orge du
début, non pas simple, mais en nombre dix, vingt, trente fois
plus grand »[16].
Pour
Engels, la négation n’est pas simple élimination
et la négation de la négation simple retour à la
case départ. Elles sont des dépassements, c’est à
dire des progrès. Nous rejoignons ici l’idée d’un
développement en spirale défendu par Lénine.
L’élimination de deux lois essentielles de la
dialectique conduit le maoïsme à considérer que le
déplacement des contradictions est permanent comme dans les
allers-retours permanents entre le Yin et le Yang. Voici comment Mao
analyse la question des contradictions pour la Chine:
« Dans
les pays semi-coloniaux comme, par exemple, la Chine, les rapports
entre la contradiction principale et les contradictions secondaires
forment un tableau complexe. Dans le cas d’une guerre
d’agression lancée par les impérialistes contre
un tel pays, ses différentes classes, à l’exception
de la petite clique des traîtres à la nation, peuvent
s’unir provisoirement pour mener la guerre nationale contre
l’impérialisme. Dans ce cas, la contradiction entre
l’impérialisme et le pays considéré
devient la contradiction principale et toutes les contradictions
entre les différentes classes à l’intérieur
du pays (y compris la contradiction principale entre le régime
féodal et les masses populaires) reculent provisoirement au
second plan et n’occupent qu’une position subordonnée.
Tel fut le cas en Chine dans la guerre de l’Opium en 1840, la
guerre sino-japonaise de 1894, la guerre de Yihotourans en 1900 et
l’actuelle guerre sino-japonaise »[17].
La
contradiction principale pourrait ainsi se transformer en
contradiction secondaire et inversement. Que la question nationale
exige dans des circonstances données des alliances de classes
et un front unique de libération nationale est une affirmation
élémentaire du marxisme. Cela ne signifie pas que la
contradiction principale et la contradiction secondaire ont permuté.
Cela signifie simplement que depuis l’apparition de
l’impérialisme, la question nationale est elle-même
une question de classe. C’est ce qui a amené Staline à
considérer les mouvements nationaux comme partie intégrante
de la révolution mondiale, au côté des pays
socialistes et de la lutte de la classe ouvrière dans les pays
des Etats capitalistes. Mao confond ici ce qui vient au premier plan
dans des circonstances données et ce qui est déterminant
en dernière instance pour reprendre une formule d’Engels.
Oublier les liens entre la situation nationale et la situation
internationale dans l’analyse des contradictions, c’est
faire du nationalisme et non du marxisme.
Voici
comment Staline décrit l’importance des mouvements
nationaux de libération nationale:
« L’immense
portée mondiale de la Révolution d’Octobre
consiste surtout justement en ce qu’elle a: 1) Elargi le cadre
de la question nationale, en la transformant de question particulière
de la lutte contre le joug national en question générale
de l’affranchissement des peuples opprimés, des colonies
et semi-colonies, à l’égard de l’impérialisme.
(...). 3) Jeté par là-même un pont entre
l’Occident socialiste et l’Orient asservi, en constituant
un nouveau front de révolutions qui va des prolétaires
de l’Occident, par la révolution de Russie, aux peuples
opprimés de l’Orient, contre l’impérialisme »[18].
Mao
poursuit son raisonnement en affirmant l’existence de
« déplacement » entre « l’aspect
principal et l’aspect secondaire » d’une
contradiction:
« Des
deux aspects de la contradiction, il en est un qui, inévitablement,
est le principal, l’autre étant le secondaire. Le
principal, c’est celui qui joue le rôle dominant dans la
contradiction. Le caractère des choses et des phénomènes
est au fond déterminé par l’aspect principal de
la contradiction qui occupe la position dominante. Mais cette
position des aspects de la contradiction n’est pas immuable —
l’aspect principal et l’aspect secondaire de la
contradiction se convertissent l’un en l’autre et le
caractère des phénomènes se modifie en
conséquence. »[19].
Alors
que Engels, Lénine et Staline parlent de « négation »
et de « négation de la négation »
et de passage de l’accumulation quantitative à la
transformation qualitative, Mao parle de « conversion »
d’un pôle à un autre, d’une contradiction à
l’autre. Mao répond à certaines critiques en
précisant sa pensée. Voici ce qu’il dit de la
contradiction entre rapport de production et forces productives
« D’aucuns
estiment qu’il existe des contradictions auxquelles cette thèse
ne s’applique pas; si, par exemple, dans la contradiction entre
les forces productives et les rapports de production, l’aspect
principal est constitué par les forces productives; dans la
contradiction entre la théorie et la pratique, l’aspect
principal est constitué par la pratique; dans la contradiction
entre la base économique et la superstructure, l’aspect
principal est représenté par la base économique,
la position respective des aspects, soi-disant, ne subit aucune
permutation. C’est là une conception propre au
matérialisme mécaniste et non au matérialisme
dialectique. Bien entendu, les forces productives, la pratique et la
base économique jouent en général le rôle
principal, décisif et celui qui le nie n’est pas un
matérialiste. Il faut reconnaître toutefois que dans des
conditions déterminées, les rapports de production,
tout comme la théorie ou la superstructure, peuvent, à
leur tour, jouer le rôle décisif, principal »[20].
Si
Marx et Engels ont mis en évidence que la superstructure
pouvait rétroagir sur l’infrastructure, si Lénine
a mis en évidence clairement l’importance de la théorie
pour la pratique, si les rapports de productions ont bien entendu une
action sur le développement des forces productives, cela n’a
rien à voir avec le soi-disant déplacement de l’aspect
principal de la contradiction. Mao aura beau nous traiter de
mécaniste, c’est lui qui fait preuve, avec ses
déplacements, d’idéalisme. Nous retrouvons ici le
subjectivisme volontariste que nous avons rencontré
précédemment. Que peut bien signifier en effet
l’affirmation que la superstructure ou les rapports de
production sont l’aspect principal de la contradiction, même
« dans des conditions déterminées »?
Tout simplement que tout est possible à condition d’avoir
une superstructure révolutionnaire ou des rapports de
production révolutionnaires, même avec un
sous-développement des forces productives. On comprendra
alors, comme le soulignait déjà l’I.C., que le
P.C.C. a toujours eu des difficultés avec les étapes de
la révolution. Le socialisme devient alors possible avec des
forces productives limitées comme pour le « grand
bond en avant » et le communisme est à portée
de la main avec la seule collectivisation accélérée
comme pour les « communes populaires ».
Ecoutons Marx sur ces questions:
« Dans
la production sociale de leur existence, les hommes entrent dans des
rapports déterminés, nécessaires, indépendants
de leur volonté. Ces rapports de production correspondent à
un stade déterminé du développement de leurs
forces productives matérielles. L’ensemble de ces
rapports de production constitue la structure économique de la
société, la base réelle sur quoi s’élève
une superstructure juridique et politique et à laquelle
correspondent des formes de consciences sociales déterminées.
Le mode de production de la vie matérielle conditionne la vie
sociale, politique et intellectuelle en général. Ce
n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur
existence, mais, au contraire, c’est leur existence sociale qui
détermine leur conscience. Ayant atteint un certain niveau de
développement, les forces productives de la société
entrent en contradiction avec les rapports de production existants,
ou, ce qui n’en est que l’expression juridique, avec le
régime de propriété au sein duquel elles ont
évolué jusqu’alors. De facteurs de développement
des forces productives, ces rapports deviennent des entraves de ces
forces. Alors s’ouvre une ère de révolution
sociale »[21].
Dans
un autre texte, Marx résume l’aspect déterminant
des forces productives avec une formule d’une grande clarté:
« Le
moulin à bras vous donnera la société avec le
suzerain, le moulin à vapeur, la société avec le
capitalisme industriel »[22].
Cela
ne veut pas dire que Marx sous-estime le rôle des rapports de
productions ou de la superstructure, mais que ceux-ci sont déterminés
en dernière instance par l’infrastructure, même
dans « des conditions déterminées ».
Engels
parle aussi des autres facteurs que l’infrastructure:
« C’est
Marx et moi-même, partiellement, qui devons porter la
responsabilité du fait que, parfois, les jeunes donnent plus
de poids qu’il ne lui est dû au côté
économique. Face à nos adversaires, il nous fallait
souligner le principe essentiel nié par eux, et alors nous ne
trouvions pas toujours le temps, le lieu, ni l’occasion de
donner leur place aux autres facteurs qui participent à
l’action réciproque. Mais dès qu’il
s’agissait de présenter une tranche d’histoire,
c’est à dire de passer à l’application
pratique, la chose changeait et il n’y avait pas d’erreur
possible »[23].
Nul
besoin donc d’un quelconque déplacement de « l’aspect
principal de la contradiction » pour inclure dans
l’analyse le rôle de la superstructure et des rapports de
production. Nous avons laissé pour l’instant les propos
que tient Mao sur la théorie et la pratique parce qu’ils
remettent en cause la théorie marxiste de la connaissance que
nous aborderons ci-dessous.
Terminons
sur cet aspect du déplacement, en soulignant un dernier
« déplacement » sur la question des
« contradictions antagonistes et des contradictions non
antagonistes ». Voici ce que Mao développe à
ce propos:
« Suivant
le développement concret des choses et des phénomènes,
certaines contradictions primitivement non antagonistes se
développent en contradictions antagonistes, alors que d’autres
primitivement antagonistes se développent en contradictions
non antagonistes (...). L’histoire du Parti communiste de
l’U.R.S.S. nous a montré que les contradictions entre
les conceptions justes de Lénine et de Staline et les
conceptions erronées de Trotski, Boukharine et autres, ne se
sont pas manifestées tout au début sous une forme
antagoniste, mais que par la suite, elles sont devenues
antagonistes»[24].
Mao
confond ici la perception de la contradiction à un moment
donnée et la contradiction elle-même. La contradiction
entre le léninisme et le trotskisme a été
antagoniste dès le début, même si c’est la
défaite théorique des trotskistes au sein du parti qui
les conduira ensuite seulement à se démasquer
entièrement. Il est vrai que d’autres maoïstes nous
tiendront des propos similaires sur la seconde guerre mondiale en
affirmant que celle-ci n’était pas antifasciste dès
le début et qu’elle ne le serait devenue qu’en
1941 après l’agression nazie contre l’U.R.S.S. De
la même façon, le P.C.C. pourra justifier ainsi sa
politique de soutient aux U.S.A., la contradiction antagoniste
devenant non antagoniste du fait de l’émergence d’une
nouvelle « contradiction principale » avec le
« social-impérialisme soviétique ».
Décidément, ces théorisations sur les
déplacements permettent de justifier tous les revirements de
la politique chinoise.
c)
Une théorie idéaliste de la connaissance :
Li
Dazhao initiateur de Mao au marxisme considérait que les idées
révolutionnaires étaient indépendantes de
l’existence d’une classe révolutionnaire. Ce
n’était plus l’existence sociale qui déterminait
la conscience comme pour Marx, mais l’inverse. De nouveau nous
sommes en présence d’une conception idéaliste:
« Li
Dazhao percevait de manière très différente la
voie vers le socialisme. Premièrement, il attribuait à
la presque totalité des hommes une conscience de classe
socialiste latente, un « esprit de coopération
mutuelle » inné, commun à tous les êtres
humains depuis des temps immémoriaux, et qui émergerait
au cours de la lutte révolutionnaire. Tandis qu’il
défendait avec ardeur la nécessité et le
caractère souhaitable de la lutte des classes, il la
considérait comme un affrontement qui dépendait au
moins autant des forces de l’esprit humain que des forces de
production. En fait, il alla jusqu’à affirmer que « le
pouvoir de la conscience humaine est tout à fait
spontané » »[25].
Nous
sommes bien en présence d’un subjectivisme idéaliste
et volontariste. Li Dazhao a rejoint, comme beaucoup d’autres
dirigeants du P.C.C., le marxisme sans rompre avec l’idéalisme
de la vieille philosophie chinoise. Nous sommes aux antipodes des
analyses de Marx:
« L’existence
d’idées révolutionnaires à une certaine
époque présuppose l’existence d’une classe
révolutionnaire »[26].
C’est
le même type de conviction que celle de Li Dazhao qui conduit
Mao à considérer que la théorie est, « dans
des conditions déterminées », « l’aspect
principal de la contradiction ». Encore faut-il préciser
qu’avec une telle analyse, il ne s’agit pas de
« théorie » au sens scientifique du
terme mais « d’idéologisme ». Il
ne s’agit pas ici d’un simple problème de terme ou
de traduction. Dans un autre texte présenté par les
maoïstes comme un « développement du
marxisme-léninisme » (De la pratique), Mao
revient sur sa théorie idéaliste de la connaissance:
« La
lutte du prolétariat et des peuples révolutionnaires
pour la transformation du monde implique la réalisation des
tâches suivantes: la transformation du monde objectif comme
celle du propre monde subjectif de chacun — la transformation
des propres capacités cognitives de chacun comme celle du
rapport existant entre le monde subjectif et le monde objectif »[27].
Nous
sommes ici aux antipodes de la théorie marxiste-léniniste
de la connaissance. Depuis les travaux de Marx, nous savons en effet
que la transformation « du monde subjectif »
est le résultat de la transformation du « monde
objectif ». Depuis les précisions de Lénine,
nous savons que la connaissance ou pour reprendre les termes de Mao
« le monde subjectif » est un reflet dans la
conscience des hommes du réel, c’est à dire du
« monde objectif ». Il est en conséquence
impossible pour un marxiste de transformer le « rapport
entre le monde objectif et le monde subjectif ». Voici ce
que Lénine nous apprend:
« La
connaissance est le processus par lequel la pensée s’approche
infiniment et éternellement de l’objet. Le reflet de la
nature dans la pensée humaine doit être compris non
d’une façon « morte »,
« abstraite », non sans mouvement, sans
contradiction, mais dans le processus éternel du mouvement, de
la naissance de contradictions et de leur résolution »[28].
C’est
justement pour cela que la théorie est nécessaire. Elle
permet par l’abstraction de découvrir les lois qui
guident le monde objectif et ainsi de dépasser le premier
degré de la connaissance que sont les sensations et les
intuitions: « De
l’intuition vivante à la pensée abstraite, et
d’elle à la pratique, tel est le chemin dialectique de
la connaissance du vrai, de la connaissance de la réalité
objective »[29].
Sans cette activité théorique, l’homme ne peut
pas saisir l’essence des phénomènes, c’est
à dire les lois qui les régissent, et il ne peut en
conséquence agir pour transformer le monde: « la
pensée s’élevant du concret à l’abstrait
ne s’éloigne pas... de la vérité, mais
s’approche d’elle. Les abstractions de matière, de
loi naturelle, l’abstraction de la valeur, etc. en un mot
toutes les abstractions scientifiques (justes, sérieuses, pas
arbitraires) reflètent la nature plus profondément,
plus fidèlement, plus complètement »[30].
Nulle
trace chez Lénine, on le voit, de la « transformation
du monde subjectif de chacun » et encore moins de la
« transformation du rapport existant entre le monde
subjectif et le monde objectif ». Nous sommes en présence
avec Mao, d’une tentative de faire fusionner éclectiquement
l’idée de Confucius d’un « travail sur
soi » (« la transformation du monde subjectif
de chacun ») avec la théorie marxiste de la
connaissance.
Les
deux textes que les maoïstes présentent comme
fondamentaux — « De la contradiction »
et « De la pratique » — sont construits
de la même façon. D’abord Mao rappelle justement
les thèses marxiste-léninistes, pour glisser ensuite
comme « continuité » ou
« développement » des points de vues
idéalistes: la thèse du « déplacement »
pour le premier texte et celle de la transformation du monde
subjectif pour le second. En fait, nous sommes en présence
d’un dualisme philosophique honteux qui, comme l’a montré
Lénine, est en réalité un idéalisme.
Entre le matérialisme et l’idéalisme, il n’y
a en effet pas de troisième voie. Voici comment Lénine
parlait de ces tentatives de conciliations des inconciliables:
« Le
malheur des machistes russes qui s’avisent de « concilier »
Mach et Marx, c’est de s’être fié aux
professeurs réactionnaires de philosophie et, l’ayant
fait, ils ont glissé sur un plan incliné. Leurs
diverses tentatives pour développer et compléter Marx
se fondent sur des procédés d’une extrême
simplicité. On lisait Ostwald, on croyait Ostwald, on exposait
Ostwald et l’on disait: marxisme. On lisait Mach, on croyait
Mach, on exposait Mach et l’on disait: marxisme. On lisait
Poincaré, on croyait Poincaré, on exposait Poincaré
et on disait: marxisme »[31].
Nous
pourrions paraphraser Lénine et dire que « le
malheur de Mao est de ne pas avoir rompu avec l’idéalisme
de la philosophie chinoise ancienne et, ne l’ayant pas fait, il
a glissé sur un plan incliné ». De la même
façon, des milliers de militants du mouvement maoïste en
Europe ne connaissaient en guise de marxisme que les oeuvres de Mao.
Ici aussi la paraphrase est possible « On lisait Mao, on
croyait Mao, on exposait Mao et on disait sincèrement:
marxisme ».
C’est
pourtant le même Mao Tsé-Toung qui apporte sa voix une
nouvelle fois à la critique du camarade Staline:
« Marx,
Engels, Lénine n’agissaient pas ainsi. Ils
s’appliquaient à étudier et approfondir les
diverses questions de leur temps ou du passé, et invitaient
les autres à faire de même. (...). Staline était
moins fort. Par exemple, on considérait à son époque
la philosophie classique allemande, philosophie idéaliste,
comme une réaction de l’aristocratie allemande contre la
révolution française. Une telle conception est une
négation complète de la philosophie allemande. Staline
a rejeté en bloc la science militaire de l’Allemagne;
selon lui, puisque les Allemands ont perdu la guerre, leur science
militaire ne vaut plus rien, et par conséquent, les ouvrages
de Clausewitz ne méritent plus qu’on les lise. Il
y a pas mal de métaphysique chez Staline et il a appris à
beaucoup de gens à la pratiquer »[32].
On ne
peut que constater la ressemblance avec les critiques portées
à Staline par les révisionnistes yougoslaves:
« Dans
ses analyses théoriques, Staline a dévié de la
méthode de la dialectique matérialiste vers le
subjectivisme et la métaphysique. Cependant, compte non tenu
du caractère de certaines de ses théories, il est
évident qu’un tel monopole idéologique devait
conduire à la dogmatisation du marxisme et du léninisme »[33]
CONCLUSION
« De
même qu’on ne juge pas un individu par l’idée
qu’il se fait de lui-même, de même on ne saurait
juger une telle époque de bouleversement sur la conscience
qu’elle a d’elle-même ». Cette
phrase de Marx dans la « préface à la
critique de l’économie politique » est
valable pour la Chine en général et pour Mao en
particulier. Mao et les dirigeants du P.C.C. ont pu croire
sincèrement que la « pensée Mao Tsé-Toung »
était une « troisième étape »
après le marxisme et le léninisme. Là n’est
pas l’important. L’essentiel est dans le constat que le
maoïsme n’a pas permis au P.C.C. de conduire la Chine vers
le socialisme du fait de son caractère anti-marxiste. Pour les
mêmes raisons, les partis maoïstes d’Europe n’ont
pas réussi à conquérir l’avant-garde de la
classe ouvrière.
La
faiblesse du P.C.C. et de Mao depuis sa création a été
son incapacité à opérer la rupture avec les
modes prémarxistes et idéalistes de pensée de la
Chine ancienne. Dans de nombreux autres pays aussi, cette incapacité
à faire rupture entraîne la reproduction des mêmes
erreurs petites-bourgeoises. Sans cette rupture en effet, il ne peut
y avoir conquête de l’avant-garde ouvrière et donc
il ne peut y avoir de réel parti communiste. Voici ce que
Jdanov disait à ce propos en critiquant le philosophe
soviétique Alexandrov qui sous-estimait l’importance de
la rupture entre le marxisme et les philosophes pré-marxistes:
« L’auteur
représente l’histoire de la philosophie et le progrès
des idées et des systèmes philosophiques comme une
évolution régulière par l’accumulation de
changements quantitatifs. (...). Mais c’est là de la
métaphysique. L’apparition du marxisme fut une véritable
découverte, une révolution dans la philosophie.
Evidemment comme toute découverte, comme tout bond, toute
rupture dans la progression, tout passage à un nouvel état,
cette découverte n’a pu se produire sans aucune
accumulation préalable de changements quantitatifs, dans le
cas présent, des apports de la philosophie avant les
découvertes de Marx et Engels. Il est manifeste que l’auteur
ne comprend pas que Marx et Engels ont fondé une nouvelle
philosophie qualitativement différente de tous les systèmes
précédents, quelques progressifs qu’ils fussent.
(...). Les formules vagues de l’auteur masquent l’énorme
importance révolutionnaire de la géniale découverte
de Marx et Engels, en mettant l’accent sur ce qui unit Marx aux
philosophies antérieures sans montrer qu’avec Marx
commence une période entièrement nouvelle de l’histoire
de la philosophie, la philosophie scientifique »[34].
En
Chine, non seulement l’aspect rupture du marxisme a été
sous-estimé, mais cette déviation a été
théorisée sous-prétexte de tenir compte des
particularités nationales. La sinisation du marxisme-léninisme
a consisté à prétendre s’appuyer sur les
spécificités nationales pour justifier les déviations
des principes du marxisme-léninisme, à prétendre
combattre le « dogmatisme » pour se présenter
comme modèle pour le « tiers-monde », à
prétendre s’opposer au « mécanisme »
pour s’inscrire dans la continuité des philosophies
chinoises prémarxistes.
Dans
d’autres pays aussi la sous-estimation de la rupture a renforcé
les positions révisionnistes. En France par exemple, la
surestimation de l’apport de la révolution française
et la sous-estimation de la rupture que constituaient, d’abord
la Commune puis la révolution d’Octobre, allait conduire
vers les mêmes dérives.
[1]
Edgar
Snow, Etoile
rouge sur la Chine,
Stock, 1965, pp. 108-131.
[2]
Maurice
Meisner, « Li Dazhao ou les prémisses du modèle
maoïste », in Les
dirigeants de la Chine révolutionnaire (1850-1972),
Calmann-Lévy, Paris, 1973, p. 311.
[3]
Cité
in Les
dirigeants de la Chine révolutionnaire,
op. cit., p. 310.
[4]
Mao
Tsé-Toung, « Sur le problème de la
coopération agricole », in Oeuvres
choisies,
tome V, Editions en langues étrangères, Pékin,
1977, p. 210.
[6]
Résolution
du 27 août 1958.
[7]
Nguyen
Minh Kiên, op.cit., p. 91.
[8]
Maurice
Meisner, op. cit., p. 310.
[9]
Engels,
Dialectique
de la nature,
Editions sociales, Paris, 1961, p. 69.
[10]
Lénine,
Cahiers
philosophiques,
p. 185, p. 76.
[11]
Lénine,
Oeuvres,
tome 21, pp.49-p.77.
[12]
Staline,
Le
matérialisme dialectique et le matérialisme
historique.
[13]
Mao
Tsé-Toung, De
la contradiction.
[14]
Mao
Tsé-Toung, Unrehearsed,
Ed. Penguin
Books, 1974. Citation traduite par Alain Badiou, cf. ci-dessous.
[15]
Alain
Badiou, Théorie
de la contradiction,
Edition Maspero, Paris, 1976, p. 33.
[16]
Engels,
L’Anti-Dühring.
[17]
Mao
Tsé-Toung, « De la contradiction », in
Ecrits
philosophiques,
La cité éditeur, Lausanne, 1963, pp. 83-84.
[18]
Staline,
« La question nationale et coloniale », in Le
marxisme et la question nationale et coloniale,
Editions sociales, Paris, 1949, p.92.
[21]
Marx,
Préface
de la Critique de l’Economie politique.
[22]
Marx,
Misère
de la Philosophie.
[23]
Engels,
Lettre
à Joseph Bloch,
21-9-1890.
[24]
Mao,
De
la contradiction,
op. cit., pp. 109-110.
[25]
Maurice
Meisner, op. cit., p. 320.
[26]
Marx,
L’idéologie
allemande,
éditions sociales, Paris, 1966, p. 76.
[27]
Mao
Tsé-Toung, « De la pratique », in
Ecrits
philosophiques,
op. cit., p. 36.
[28]
Lénine,
Cahiers
philosophiques,
p. 161, p.95.
[29]
Lénine,
idem, pp. 142-91.
[31]
Lénine,
Matérialisme
et empiriocriticisme.
[32]
Mao
Tsé-Toung, « Discours prononcé à la
conférence des secrétaires des comités du parti
pour les provinces, municipalités et régions
autonomes », janvier 1957, Oeuvres
choisies,
tome V, p. 398.
[33]
Programme
de la Ligue des Communistes de Yougoslavie, Editions de Belgrade,
1977, p. 55.
[34]
A.
Jdanov, Sur
la littérature, la philosophie et la musique,
Ed. Norman Bethune, Paris, 1972, p. 41.
|