Une
grève étudiante massive et nationale a démarré
en Tunisie au début du mois de janvier dans les écoles
publiques d’ingénieurs, dans un contexte post-électoral
où le « laïc » Essebsi succède
au président des islamistes Marzouki.
Cette
première lutte à laquelle est confronté le
nouveau gouvernement n’est pas liée à cette
transition de pure forme mais plutôt à des réformes
structurelles imposées par Bruxelles, ratifiées par les
islamistes au pouvoir (sur la base d’un Plan d’Action
co-élaboré en avril dernier par la Commission
Européenne et les islamistes) et qui sera mis en œuvre
par le nouveau gouvernement Nidaa Tounes, notamment sur son volet
« voie professionnelle et recherche ».
Le
Plan d’Action 2013-2017 (sources
en bas de page) élaboré
par la Commission Européenne est un document assez clair sur
les intentions de l’impérialisme européen
concernant le territoire tunisien et plus largement le Maghreb.
« Grâce
à la révolution, des perspectives radicalement
différentes s’ouvrent aujourd’hui dans les
relations entre la Tunisie et l’Union européenne
» dit le protocole, en ajoutant qu’est prévue « la
conclusion d'un accord de libre-échange complet et approfondi
(ALECA) entre la Tunisie et l'Union européenne qui contribuera
à l'intégration progressive de la Tunisie au marché
intérieur de l’Union européenne en vue de
parvenir à terme à l'édification d'un Espace
Economique Commun. »
Suit
une liste des secteurs qui feront l’objet de « réformes »
sur la semi-colonie : « L’intégration
bénéficiera d'un dialogue renforcé sur les
réformes socio-économiques y compris la performance
économique, la promotion des PME, (…) ainsi que d’une
coopération sectorielle étendue couvrant des domaines
clés tels que l’énergie, les transports,
l’industrie, l’agriculture, (…) ».
On y prévoit « l’amélioration de
possibilités d’accès au marché (…),
la poursuite de la mise en œuvre des engagements pris sur la
mise en œuvre d'une politique de concurrence efficace (…),
l’échange des informations sur les monopoles d'Etat, les
entreprises publiques et les entreprises auxquelles des droits
spéciaux ou exclusifs ont été octroyés en
vue de faciliter la progression de la Tunisie dans la mise en œuvre
de l'article 37 de l'Accord d'association ». Bref il
s’agit d’accélérer brutalement le processus
de privatisation du secteur public, encore relativement développé
en Tunisie (même s’il dépend essentiellement d’une
bourgeoisie bureaucratique pro-impérialiste encore largement
corrompue, issue de la période Bourguiba / Ben Ali :
« L’intervention généralisée
de l'État dans l'économie continue à limiter la
concurrence sur les marchés internes et à ralentir
l'intégration commerciale aux marchés mondiaux dans les
secteurs des services. Les nombreuses restrictions qui limitent le
nombre d’entreprises autorisées à opérer
sur un marché donné, combinées aux monopoles
légaux (publics) et aux contraintes réglementaires
excessives, circonscrivent la concurrence. Les secteurs où les
investissements sont assujettis à des restrictions comptent
pour près de 50% de l'économie tunisienne. »
C’est la définition même de la prédation
impérialiste !
Des
exemples : « Promouvoir
la coopération dans le domaine de la recherche scientifique et
du transfert technologique ; Développer et renforcer des
réseaux, infrastructures et interconnexions (gaz, électricité,
pétrole) en Tunisie ; Poursuivre les réformes des
secteurs du gaz et de l'électricité en convergeant avec
l'acquis de l'UE, y inclus par l’adoption des codes électricité
et gaz; Mise en place d’un régulateur et élimination
progressive des distorsions des prix
[entendre qu’il s’agit de
supprimer le dernier verrou permettant encore aux tunisiens de vivre
décemment : la caisse de compensation étatique qui
permet jusqu’aujourd’hui de fixer le prix des produits de
première nécessité comme la farine ou le lait et
d’empêcher leur inflation !] ».
En
matière d’enseignement supérieur et de recherche
en particulier, il s’agit de procéder, dans le sillage
des accords de Bologne (2005) à une privatisation progressive
de l’enseignement et à une adaptation mécanique
aux besoins non des étudiants mais du patronat industriel
implanté localement. Le texte indique une volonté
« d’élaborer
et de mettre en œuvre une stratégie de réforme de
la formation professionnelle en articulation avec celle à
prévoir de l'enseignement supérieur vers une plus
grande adéquation aux besoins du marché du travail. (…)
Améliorer la qualité et la gouvernance du système
d'enseignement supérieur en Tunisie et renforcer
l'employabilité des diplômés de l'enseignement
supérieur. Renforcer de la gouvernance, de l'autonomie des
établissements d'enseignement supérieur » :
en clair privatiser l’enseignement supérieur pour servir
les patrons et non l’accès du peuple à une large
offre d’enseignement !
Z.,
une camarade étudiante de l’UJML et de l’UGET*
précise les modalités de cette grève étudiante
dans la ville de Sfax (deuxième plus grande ville après
Tunis) : « Le
mouvement a pris dans la quasi-totalité des écoles
d’ingénieurs et les écoles préparatoires,
alors que nous sommes en pleine période d’examens !
Nos revendications se concentrent autour des modalités
d’entrée dans les écoles privées (qui
acceptent des étudiants ayant échoués dans les
écoles d’ingénieurs publiques). Ces écoles
privées sont soit fondées soit sponsorisées par
des grandes entreprises privées et des hommes d’affaire
qui contrôlent totalement le marché tunisien. Nous
sommes donc en guerre contre le pouvoir capitaliste qui dévalorise
la qualité de notre enseignement, pour protéger la
valeur de nos diplômes. 62 écoles d’ingénieurs
privées ont été ouverte pour au moins 30000
étudiants, avec de gros moyens financiers que le public n’a
pas. A présent on impose aux écoles publiques des modes
de fonctionnement qui ressemblent de plus en plus au privé, à
la demande de l’Union Européenne, pour favoriser et
faciliter encore le passage des étudiants vers le privé,
directement géré par les patrons et mieux adapté
aux exigences des marchés locaux.
Les
manifestations se multiplient devant les rectorats, comme ici à
Sfax. Nous avons le soutien de nos professeurs pour continuer la
lutte contre la privatisation de notre enseignement et les diktats
euro-américains. Des écoles de médecine et des
facultés commencent à se solidariser à notre
mouvement. Par contre les pressions se multiplient contre nos
camarades qui négicient ou prennent des contacts avec d’autres
facultés. Un camarade vient d’être arrêté
par la police le 8 janvier par exemple.
Les
syndicalistes islamistes essayent quant à eux de réduire
nos revendications contre la privatisation en une simple lutte très
ponctuelle contre les « passerelles » proposées
par les Ministères (Enseignement supérieur et de
la Recherche d’une part et Travail - Formation professionnelle
d’autre part) : Ces passerelles permettraient aux élèves
des filières professionnelles engorgées de passer dans
les écoles supérieures. Les islamistes, en appui de la
privatisation imposée par l’UE et le gouvernement,
affirment qu’on ne doit pas lutter contre le privé, pour
éviter que l’économie nationale, fondée
sur le capital privé étranger, ne soit déstabilisé
complétement. Mais les étudiants sont en général
conscients que notre problème est principalement lié
aux écoles privées. »
A
Tunis, la lutte a le même caractère, avec des
revendications similaires. A., militant UJML et UGET précise :
« La grève a été déclenchée
spontanément mais les islamistes ont commencé à
la dévier dans ses revendications. Certaines écoles
continuent de refuser ce traité de l’ALECA dans son
ensemble. Aujourd’hui on essaie de populariser les mots d’ordre
de l’UGET, de souveraineté nationale contre
l’impérialisme. Mais les étudiants islamistes ont
fait un travail méthodique sur facebook pendant les vacances
scolaires pour réduire le problème à la
passerelle entre les deux Ministères, en direction des
étudiants qui étaient sur le point de manifester contre
la privatisations des écoles d’ingénieurs ».
La
lutte contre l’impérialisme européen reste
morcelée et difficile, déviée par les forces
politiques dominantes libérales islamistes (qui ont engagé
le processus) et RCDistes au pouvoir (qui vont le poursuivre),
réprimée directement ou menacée médiatiquement
par la stratégie de la peur (un peu comme celle qui nous
accusait de ne pas avoir de plan B lors de la campagne pour le NON à
la Constitution Européenne en 2005), mais elle doit
impérativement s’élargir, car tous les secteurs
de l’économie tunisienne seront touchés
brutalement, et se renforcer en tout cas de soutiens
internationalistes, y compris celui des progressistes
anti-impérialistes militants dans les pays de l’UE
prédatrice.
On
voit bien que pendant que les USA oeuvrent à imposer
l'ouverture des marchés de l'UE à ses Firmes
Transnationales (avec notamment le projet TAFTA qui préfigurent
l'OPA de General Electric sur Alsthom au détriment
de Siemens), l'UE dicte l'ouverture des marchés
africains à ses propres firmes Transnationales à
travers l'ALECA en Tunisie, et les APE (Accord de Partenariat
Economique) en Afrique de l'ouest et du centre. C'est en cela que les
luttes contre TAFTA dans les pays de l'UE, l'ALECA en Tunisie et
l'APE en Afrique doivent être l'occasion de construire un front
uni internationaliste des peuples contre la mondialisation libérale
impérialiste !
*
UGET : Union Générale des Etudiants Tunisiens.
UJML : Union des Jeunes
Marxistes Léninistes.
Sources
pour le Traité statuant sur l'ALECA: 1;
2;
3
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