Chantiers :
Sonia, tu es en grève de la faim avec ta camarade Houda,
depuis le 19 juin pour la réintégration des
syndicalistes UGTT licenciées, dont tu fais partie, dans ton
usine. Au bout d’une lutte de plus d’un an et demi contre
la direction de Latelec (groupe français Latécoère),
comment en êtes vous arrivées à cette forme de
lutte aujourd’hui ?
Sonia :
Latelec du groupe Latécoère, est une société
liée à l’aéronautique qui travaille à
90% pour le groupe public français Airbus et à 10% pour
Dassault. Elle a été installée en Tunisie en
1988 et a créé un deuxième site en 2005 à
Fouchana (Sud de Tunis). J’ai été recrutée
à Fouchana en 2006. Cette société demande des
compétences ; il faut avoir un certain niveau après
le bac, maîtriser la langue française, passer des tests
de concentration, d’intelligence, etc. Après 6 mois de
formation on est recruté sous contrat, avec un salaire de 247
dinars (moins de 150 euros).
Les
conditions de travail ont choqué tous les ouvriers : ce
sont des conditions terribles, un harcèlement sexuel, des
insultes des patrons envers les employés. On peut être
licencié directement en cas de refus d’heures
supplémentaires. Même le droit aux congés payés
n’est pas respecté ; ils n’accordent que 10
jours par an, nous avons droit à 15 jours.
Nous
avons pourtant accepté de travailler dans ces conditions
temporairement parce que les contrats ne se transforment en CDI
qu’après 4 ans et un jour. Dès que la plupart des
ouvriers a été titularisé, nous avons décidé
de créer un syndicat UGTT, le 18 mars 2011 précisément
[dans le contexte des révoltes qui ont chassé Ben Ali].
D’abord
nous avons travaillé sur nos conditions de travail. Nous avons
imposer que cesse le harcèlement et les insultes. Ensuite nous
avons travaillé sur le problème des heures
supplémentaires : Nous avons imposé le respect de
la loi qui empêche de dépasser 20 heures supplémentaires
par mois, alors qu’à Latelec on dépassait
largement les 40 heures supplémentaires hebdomadaires, jamais
notifiées sur les fiches de salaire. Nous avons obtenu que ces
heures soient volontaires, mieux payées, avec des modalités
de transport plus faciles quand on rentre chez soi plus tard. On a
travaillé ensuite sur la question des congés. Le
paiement des 15 jours de congés par an, comme le dit la loi, a
été appliqué finalement, avec un rappel de trois
ans. On a travaillé enfin sur les salaires : Face à
une direction habituée à ne pas respecter le code du
travail, on a décidé de créer un projet de
qualification professionnelle. La direction a refusé dès
le début, et pendant huit mois la négociation a été
bloquée. Nous leur avons fait signer un papier signé
sur lequel ils reconnaissent refuser de négocier, puis nous
avons menacé d’un préavis de grève. Alors
ils ont essayé de gagner du temps par tous les moyens. Le 31
mai 2012, grâce à ce prévis finalement déposé
le préavis de grève, ils ont accordé une
augmentation salariale de plus de 30% pour les salariés.
Pendant
ces huit mois de négociation, la direction a d’abord
essayé de nous acheter. Ils ont proposé plusieurs
postes très importants pour les dirigeants syndicaux. On a
tous refusé. Ils ont proposé des augmentations de
salaires non déclarées. Personnellement, ils m’ont
même proposé une voiture de fonction. Quand ils ont
compris qu’ils ne pouvaient pas nous acheter, ils sont passés
aux menaces : menaces de licenciement et même menace de
mort… Ces menaces ont été faites en réunion,
sous les yeux du gouverneur, de l’inspection du travail, du
syndicat UGTT. Personne n’a réagi face à ces
menaces, chez les officiels, mais nous avons résisté et
continué notre lutte pour obtenir cet accord.
Le
problème c’est qu’après avoir signé
l’accord, celui-ci n’est jamais entré en
application : en septembre de la même année, la
direction a décidé de fermer l’usine, avec
licenciement définitif de tous les ouvriers syndiqués
(420 ouvriers UGTT sur 450 en tout). Un deuxième syndicat «
maison » a été créé le 17
septembre (25 adhérents), et la direction nous a imposé
une nouvelle réunion en leur présence… Toute la
direction était présente, avec leurs avocats, et ce
deuxième syndicat créé deux jour avant, pour
nous impressionner. Ils ont cherché à nous exclure
devant ce deuxième syndicat, nous avons protesté contre
cette manœuvre illégale, puisque nous sommes très
largement majoritaires : d’accord pour souhaiter la
bienvenue à ce nouveau syndicat mais on ne s’efface pas
devant eux.
Les
avocats ont commencé à mentir en disant que la
direction aurait proposé des solutions tout de suite, et que
l’UGTT aurait tout refusé pour faire durer le conflit.
C’est le lendemain de cette réunion que nous avons
trouvé l’usine fermée avec 450 ouvriers devant la
grille. Un panneau annonçait : « suite à
des incidents grave, notamment la séquestration de la
direction par l’UGTT, l’usine est fermée jusqu’à
nouvel ordre ».
Face à
l’inspection du travail, la direction a notifié qu’elle
accepte d’ouvrir les portes de l’usine à condition
que tous les dirigeants UGTT soient licenciés sur le champs.
Face au refus majoritaire, la direction a persisté en imposant
le licenciement d’au moins 4 dirigeants UGTT, dont moi-même,
secrétaire générale. A la troisième
réunion, ils sont passé à deux dirigeantes,
Monia et moi-même.
A
l’ouverture de l’usine, les 420 ouvriers UGTT ont refusé
d’entrer si les dirigeantes ne sont pas réintégrées.
Tout ça a duré presque un mois. La direction française
Latécoère a du venir pour trouver une solution au
conflit, et un accord a été trouvé avec la
réintégration des dirigeants UGTT, mais malgré
la signature officielle, l’accord n’a pas été
respecté ensuite, la direction prétextant qu’elle
avait été en danger physiquement lors de la réunion
de mai par les deux dirigeants UGTT, menaçant même de
porter plainte !
Finalement
ils ont obtenu, devant le refus de tous les ouvriers de revenir à
l’usine sans nous, que les portes se rouvrent, et que nous
soyons réintégrées mais après un mois de
congés payés, histoire de laisser les choses s’apaiser
avec la direction.
Pendant
cette période les ouvriers ont donc repris le travail, alors
que la direction prétextant une sous-production rendant légaux
des licenciements économiques, ont arrêté 220
intérimaires, et imposé aux CDI restant d’aller
travailler sur l’autre site de production. Ceux des CDI qui ne
voulaient pas partir ont été menacés de
licenciement. Aujourd’hui le site de Fouchana est donc vide, et
les sept ouvrières au chômage technique pour cause de
refus de quitter le site fermé ont été licenciés
pour cause de « refus de travail » (alors
qu’elles ont été mis en chômage technique
volontairement).
Lors du
conseil de discipline visant à officialiser le licenciement
cette année, on nous a demandé d’expliquer
pourquoi nous avons empêché à plus de 400
ouvriers d’entrer dans l’usine. Imaginez comment Monia et
moi aurions nous pu empêcher l’entrée à 420
personnes ! Pour la question de la « séquestration »,
ils nous disent : vous pouvez nier, c’est notre parole
contre la votre ! D’autres ouvriers ont été
licenciés en même temps pour avoir manifesté
contre la direction, à cause du « préjudice
pour l’image de la marque » !
Monia :
Après notre licenciement, des comités de soutien ont
été créés à Paris et Toulouse
notamment (siège de Latécoère). Ces
syndicalistes, en particulier CGT Airbus, CGT Latécoère,
et ces militants ont essayé de médiatiser notre cause
en France, et aussi dans les autres filiales du groupe, au Brésil
par exemple. En insistant sur le fait que la stratégie de
répression syndicale en Tunisie impliquait une oppression plus
forte sur les ouvriers français du même groupe pour
maintenir la production malgré les évènements.
Il y a
eu une grève simultanée sur tous les sites
internationaux de Latécoère. On a aussi envoyé
plus de 6000 cartes postales au président François
Hollande : Absolument aucune réponse… L’Etat
français est pourtant actionnaire principal d’Airbus et
aurait des moyens d’action sur Latécoère.
Aujourd’hui,
notre dernier moyen de lutte pour notre réintégration
et notre droit à travailler, est la grève de la faim.
C’est une solution très grave mais après 10 jours
de grève de faim, la direction de l’UGTT s’est
sérieusement penchée sur notre droit à la
réintégration et entamé des négociations
en plus haut lieu avec les patrons.
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