A
l’heure où il faudrait considérer l’ouvrier
comme un chômeur en sursis, un électeur se trompant de
colère, voire un intrus social,
A
l’heure où « classe ouvrière »
disparaît du dictionnaire pendant que se multiplient dans les
grands titres « minorité visible »,
« couches défavorisées »,
« milieux populaires », au mieux « survivance
d’une époque révolue »,
A l’heure où
on ne s’étonne plus qu’elle disparaisse de la
représentation parlementaire et politique,
Ce
sont des fissures elles mêmes du système capitaliste en
cours de dislocation que resurgissent brutalement les « vieux
mots » du marxisme.
La
portée historique de la victoire des 76 Fralib
contre le Goliath UNILEVER vient à peine de dépasser le
niveau d’une simple anecdote en fin de journal de 20 heures…
Pourtant, si le public savait ce qu’elle représente
cette victoire…
Trois
ans de lutte acharnée, sur tous les fronts, de tribunaux en
manifs,
d’occupations de terrains industriels en occupations de
terrains médiatique et politique (dont l'occupation d'un
Ministère!), trois ans de campagne pour le boycott des
produits Lipton, trois ans de lutte pour l’unité, pour
le moral, contre la peur et la fatalité, trois ans pour
construire et défendre un projet, pour préparer mille
actions, mille contre-offensives face à une pieuvre
industrielle haineuse et revancharde… et au bout une victoire,
humiliation suprême pour Unilever, forcé de mettre un
genou à terre face à une poignée d’ouvriers
marseillais !
Tous
ceux qui ont côtoyé les Fralib le savent : Ce sont
d’inoubliables combattants, intransigeants face à
l’ennemi de classe, rieurs, émotifs face aux milliers de
soutiens de petites gens partout en France, stratèges quand il
s’agit de populariser le boycott, de multiplier les soutiens,
d’anticiper les coups, bref une véritable « avant-garde
de la classe ouvrière » comme on disait
autrefois, en première ligne sur le front de la « lutte
des classes » !
Pour
les jeunes générations qui n’ont pas entendu
parler à l’école des grandes conquêtes
ouvrières de 1936, de 1945 ou de 1968, la « lutte
des classes » se résumerait aujourd’hui à
quelques luttes sporadiques pour augmenter une prime de licenciement,
des « baroudes d’honneur » avant une
fermeture pour délocalisation, des manifestations d’une
après midi sur de trop vagues slogans contre le capitalisme.
Bien sur les Fralib sont très loin de l’isolement dans
la guerre de classe qui se joue concrètement aujourd’hui
derrière le rideau de fumée des médias menteurs,
mais il faut en témoigner, et c’est aussi notre rôle
de militant : Les Fralib nous (ré)apprennent à
tous quelque chose de fondamental… et c’est à ça
que sert une avant-garde !
Ils
nous apprennent que même en plein recul historique
(temporaire) du mouvement ouvrier français et international,
malgré le recul idéologique et souvent le défaitisme
des Etats majors ouvriers, même face à une
multinationale omnipotente et arrogante, ne reculant devant aucune
dépense pour humilier les gêneurs, une lutte de classe
menée fermement peut vaincre !
Ils
nous apprennent que cette
force collective, organisée, assidue, ne vient pas du ciel,
mais bien d’un héritage politique et syndical
révolutionnaire, car d’un bout à l’autre de
cette aventure on ne trouve aucune trace de « réformisme »,
de « compromission », d’abandon…
et pourtant les Fralib ont ouvert les bras à tous, sans aucune
restriction, ont utilisé toutes les tactiques, de la lutte
« pacifique » et « juridique »
à la quasi-guérilla pour défendre les locaux
face à des milices patronales cagoulées ! Comme
les portes-paroles du LKP
guadeloupéen il y a quelques années par exemple,
eux aussi victorieux face à la Métropole, c’est
bien au « syndicalisme de classe et de masse »
de la CGT qu’ont été nourri les portes parole des
Fralib, et quand il s’agissait d’organiser une AG, de
formuler un slogan ou une ligne stratégique, personne ne
pouvait confondre le projet de récupération de l’outil
industriel « à condition qu’Unilever paye »
avec un doux rêve un peu « bobo »
d’autogestion planétaire.
L’autogestion
n’a jamais été envisagée comme une
« théorie nouvelle » à imposer à
toutes les luttes, mais comme l’adaptation aux conditions
particulières d’une usine quasi-neuve, absurdement
euthanasiée alors qu’elle pouvait largement embaucher
encore sur un marché français favorable… Il ne
s’agit en rien d’un mot d’ordre « général »
ou d’une formule magique à opposer à d’autres
plus nationaux. Les Fralib, ce petit groupe d’ouvriers déjà
majoritairement syndiqués CGT avant la lutte pour la
récupération, ce qui n’est pas un détail,
ont trouvé leur solution réalisable avec des
fournisseurs et un réseau de vente potentiel. Ils se sont
battus jusqu’au bout pour construire et mettre en œuvre
ce projet.
Olivier
Leberquier, porte parole CGT Fralib, le rappelait lors du dernier
Congrès de la CGT, avant une standing
ovation de centaines de
congressistes, représentants de la classe ouvrière de
France dans sa diversité : Il faut repasser à
l’offensive « par
la réappropriation sociale de l’outil industriel et par
la nationalisation, qui doivent être des revendications fortes
portées par notre syndicat CGT dans le combat de classe qui
nous oppose au grand capital » !
Mot d’ordre soigneusement élaboré pour mettre la
direction confédérale
de la CGT devant ses responsabilités
stratégiques. Il finissait son intervention par ces mots :
« Hasta la
victoria siempre camarades ! » pour
bien marquer la caractère révolutionnaire de son
intervention.
C’est
vrai que depuis le début, sur leur tee shirts, sur les murs de
l’usine, sur les banderoles et leurs pancartes, partout, la
figure mythique du Che s’impose avec force et gravité
à côté des innombrables caricatures ridiculisant
le dernier directeur de l’usine… Une façon de
rappeler le caractère politique de leur lutte et son ancrage
dans un passé et une expérience d’offensives et
de victoires !
Ils
nous apprennent qu’on
peut de nouveau être fier de sa condition d’ouvrier, dans
la lutte et dans la victoire ! Être fier de mettre à
genou une partie de la bande responsable de la crise dans laquelle
nous vivons, dans laquelle nous souffrons tous : la
bourgeoisie ! Ils nous apprennent qu’on peut être
fier de l’outil industriel qu’on a défendu face au
terrorisme patronal destructeur, fier d’être les seuls à
pouvoir s’en servir pour produire… et à les
entretenir pour demain, quand l’usine redémarrera sur de
bonnes bases… c'est-à-dire sans patron parasite !
« Les patrons,
on n’a pas besoin d’eux pour produire : eux ils ont
besoin de nous pour s’enrichir ! »
disait Omar
que nous interrogions fin 2012 dans l’usine : « C’est
pour ça qu’aujourd’hui ils ont la haine !
C’est ça qu’ils n’acceptent pas chez
nous ! S’ils ne nous cèdent pas la marque
Eléphant, c’est pas parce que cette marque a de la
valeur à leurs yeux : ils s’en foutent
complètement. C’est parce que c’est la lutte des
classes, c’est parce qu’ils refusent de la céder
aux salariés ! Ils savent qu’on est capables
de gérer nous-mêmes et c’est ça qu’ils
n’avalent pas ! ».
Ils
nous apprennent qu’il faut retourner les armes de la
bourgeoisie contre elle-même, exploiter toutes les occasions,
jusqu’aux plus minimes, de s’exprimer dans les médias
par exemple, mais aussi dans les meeting, les fêtes, les
conférences, partout en France, de jour comme de nuit…
car ils en ont des anecdotes à raconter ! Ils ont tout
enduré pour être présents partout et prendre
contact dans chaque ville, écouter patiemment les « écolos »
qui ne s’intéressaient à eux que pour vanter les
mérites de leur future production « bio »,
les « anars » juste intéressés
par l’autosuggestion de leurs rêves autogestionnaires.
Les Fralib s’y prenaient toujours de la façon la plus
efficace, donc de la façon la plus révolutionnaire :
Hollande les rencontre avant son élection ? On lui fait
tenir un tee shirt Fralib, puis on fait une banderole immense après
l’élection avec sa photo pour lui rappeler ses
promesses ! Le projet de SCOP serait irréalisable ?
Les délégués CGT de l’usine deviennent en
quelques mois de véritables spécialistes du Droit du
Travail et rivalisent avec les dizaines d’avocats snipers de la
multinationale pour casser le PSE et défendre le projet qui
véritablement valorise et crée de l’emploi !
Unilever fera le blocus des fournisseurs s’ils créent
leur SCOP ? On prend contact directement avec des coopératives
vietnamiennes pour l’approvisionnement en thé à
ensacher, via la FNAF CGT !
Ils
nous apprennent à quel point une expérience de
combat même marginale, même éloignée, peut
inspirer tant de luttes ouvrières à travers la France.
Car pas un piquet de grève ces dernières années,
jusque dans le Nord de l’autre coté de la France, ne se
tenait sans une pensée pour les Fralib. Les syndicalistes
disaient « nous on ne peut pas reprendre l’usine »
ou « nous on veut mettre l’Etat devant ses
responsabilités et nationaliser », mais
toujours la lutte des Fralib était citée comme
référence pour le moral des troupes, pour les tactiques
à mener face à la presse, etc. et il n’était
pas rare d’apprendre au fil d’une discussion que le
représentant syndical de la boîte en lutte avait reçu
un coup de fil d’Olivier ou de Gérard. Mois après
mois, les Fralib ont tissé des contacts partout en France avec
les plus combatifs des syndicalistes ouvriers, et ont toujours fédéré
leur cause et leur projet avec toutes les autres luttes, convaincus
que c’est le nombre qui fait la force et l’isolement la
faiblesse ! On pouvait voir l’année dernière
à Gémenos toutes les boîtes en lutte les plus
connues en France : Pilpa, Sanofi, Continental, Arcelor,
Goodyear, Fraisnor, … tenir leur stand au sein même
de l’usine lors d’un « Carrefour des luttes »
mémorable qui ne se tenait pas là par hasard…
Ils
nous apprennent ce qu’est la ténacité
ouvrière, la résistance morale aux pressions du
patronat. Quand en France on propose habituellement 15 ou 20000 euros
en prime de licenciement à des ouvriers isolés ici et
là, la direction a proposé à chacun des 76 une
prime de 90000 euros pour briser la lutte et en finir au plus vite
avec ces « irréductibles » marseillais…
Ils ont tous refusé ! Ils nous apprennent que la
solidarité est le remède face à toutes les
stratégies de division : Combien de fois les dirigeants
de la lutte se sont vus supprimer leur salaire ou sanctionner
arbitrairement, pousser à la faute, harceler, menacer…
Chaque fois l’unité du groupe a désarmé la
direction !
La
ténacité, c’est avant tout tenir avec le moral.
Les murs de la cantine de l’usine, transformée en QG,
est devenue avec les années le musée de leur lutte :
lettres de soutien venant de toute la France, articles de journaux,
photos, affiches, slogans, dessins… toute leur fierté
affichée quotidiennement, pour se rappeler de la portée
nationale de leur action.
« Les
victoires c’est vrai que c’est inoubliable, mais le plus
fort pour nous c’est les moments de solidarité, quand tu
apprends que quelqu’un qui habite à l’autre bout
de la France se déplace, vient te voir ici à l’usine
et te dit : ta lutte j’y crois. Après c’est
vrai que ça met aussi une pression énorme sur nos
épaules, mais moi, c’est ça qui me touche le
plus » disait
Rim,
une des ouvrières les plus actives de Fralib lors d’une
interview que nous faisions à l’usine en 2013.
Ils
nous apprennent enfin ce qu’est le rôle des
« dirigeants » : Quand une ouvrière
de Fralib ouvre la conférence de presse à l’usine
au moment de leur victoire il y a quelques jours en disant :
« On doit commencer par rendre hommage à nos
représentants syndicaux », seuls les plus
ignorants des intellectuels « politiques »
pourront qualifier cela de « culte de la personnalité »…
tant il est vrai que les dirigeants de cette lutte ont été
les plus humbles et les plus modestes de tous. Ils ont littéralement
donné leur vie pour cette lutte et ce projet, passant plus de
temps avec leurs camarades qu’avec leur propre famille,
travaillant sans relâche sur tous les fronts en même
temps : contacts, interventions, travail juridique, rencontres
pour financer le projet ou pour trouver des fournisseurs, réunions
tout le temps, même pendant les repas… Organisant
la réflexion et l’analyse collective, la décision
collective démocratique et l’exécution planifiée
unitaire des actions de lutte… Ils sont les repères,
éduqués en même temps que les autres, pendant la
lutte, sur tous les fronts. Ils reçoivent la confiance de
leurs camarades dans les moments difficiles, ils catalysent l’unité
et sont les premiers à savoir que sans la volonté du
plus grand nombre, rien ne serait possible…
Cette
ouvrière a raison, et à sa suite, à notre tour
de rendre hommage à tous les Fralib : A leur résistance
bien sur, leur persévérance, leur force et leur
intelligence collective, leur capacité à montrer
l’exemple et suggérer à tous des solutions et des
stratégies de combat contre ce système capitaliste en
crise qu’il faut renverser, et contre lequel il faut s’éduquer,
mais aussi à leur offensivité, car ils n’ont pas
fait que se défendre face à un empire industriel qui
voulait détruire leur usine et leur emploi, ils ont contre
attaqué et sont passés à l’offensive…
et ils ont gagné ! Ils ont obligé Unilever à
lâcher l’usine et la marque, et à payer vingt
millions d’euros pour préparer le lancement de la SCOP
et indemniser chaque ouvrier à hauteur de 100000 euros :
« Unilever tue l’emploi, Unilever doit payer »…
c’était le slogan de leur banderole depuis le début !
« Hasta
la victoria siempre ! » : La victoire est à
eux … et s’ils ont gagné c’est bien parce
qu’ils représentent l’avant-garde
syndicale qui préfigure l’avenir politique de la classe
ouvrière, c'est-à-dire leur noyau
authentiquement révolutionnaire ! Bravo camarades !
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