Un
texte excellent du philosophe marxiste italien Domenico Losurdo que
nous invitons tous nos lecteurs et camarades à étudier!
Professeur
Losurdo, expliquez-nous cette idée d’un livre sur la
lutte de classe, concept qui a souvent été donné
pour mort.
Pendant
que la crise économique se propage, les essais se multiplient
pour évoquer le « retour de la lutte de classe ».
Avait-elle disparu ? En réalité, les intellectuels
et les hommes politiques qui proclamaient le déclin de la
théorie marxienne de la lutte de classe commettaient une
double erreur. Dans les années 50, Ralf Dahrendorf affirmait
qu’on assistait à un « nivellement des
différences sociales » et que ces modestes
« différences » mêmes n’étaient
que le résultat de la réussite scolaire ; mais il
suffisait de lire la presse étasunienne même la plus
alignée pour se rendre compte que dans le pays-guide de
l’Occident, aussi, subsistaient des poches effroyables d’une
misère qui se transmettait de façon héréditaire
de génération en génération. Et la
seconde erreur, de caractère proprement historique, était
encore plus grave. C’était les années où
se développait la révolution anti-coloniale au Vietnam,
à Cuba, dans le Tiers Monde ; aux Usa les noirs luttaient
pour mettre fin à la white supremacy, le système
de ségrégation, de discrimination et d’oppression
raciale qui pesait encore lourdement sur eux. Les théoriciens
du dépassement de la lutte de classe étaient aveugles
devant les âpres luttes qui se déroulaient sous leurs
yeux.
Donc,
si nous avons bien compris, vous élargissez sémantiquement
l’expression « lutte de classe », en y
incluant une gamme de problèmes et de questions beaucoup plus
ample ?
Oui,
Marx et Engels attirent l’attention non seulement sur
l’exploitation qui se déroule dans le cadre d’un
pays singulier, mais aussi sur l’ « exploitation
d’une nation par une autre ». Dans ce second cas
aussi nous avons affaire à une lutte de classe. En Irlande, où
les paysans étaient systématiquement expropriés
par les colons anglais, la « question sociale »
prenait la forme d’une « question nationale »,
et la lutte de libération nationale du peuple irlandais non
seulement était une lutte de classe, mais une lutte de classe
d’une importance particulière : c’est dans
les colonies, de fait – observe Marx- que « la
barbarie intrinsèque de la civilisation bourgeoise »
se révèle dans sa nudité et dans toute sa
répugnance.
Pouvez-vous
nous expliquer davantage la genèse historico-philosophique de
votre lecture si inhabituelle des catégories traditionnelles ?
La
culture du 19ème siècle était destinée à
répondre à trois défis théoriques.
Premièrement, comment expliquer la marche irrésistible
de l’Occident, qui, avec son expansionnisme colonial
assujettissait toute la planète, en renversant même des
pays de civilisation très ancienne comme la Chine ?
Pendant qu’il poursuivait son triomphe sur le plan
international, l’Occident se voyait menacé à
l’intérieur par la révolte de masses populaires
qui faisaient irruption pour la première fois, et de façon
désastreuse, sur la scène de l’histoire. Eh bien,
quelles étaient les causes de ce phénomène inouï
et angoissant ? Troisièmement, l’Occident
présentait un cadre assez différent d’un pays à
un autre. Si en Angleterre et aux Etats-Unis on assistait à un
développement graduel et pacifique à l’enseigne
d’une liberté bien ordonnée, le cas était
radicalement différent en France : là, à la
révolution faisait suite la contre-révolution, balayée
à son tour par une nouvelle révolution ; à
partir de 1789, les régimes politiques les plus différents
(monarchie absolue, monarchie constitutionnelle, terreur jacobine,
dictature militaire napoléonienne, Empire, république
démocratique, bonapartisme) se succédaient, sans que ne
se réalisât jamais la liberté ordonnée.
Quelle était donc la malédiction qui pesait sur la
France ? A ces trois défis théoriques la culture
dominante du 19ème répondait en renvoyant
plus ou moins nettement à la « nature ».
Pour le dire avec Disraeli, la race est « la clé de
l’histoire » et « tout est race et il n’y
a pas d’autre vérité » et ce qui
définit une race « est une seule chose, le sang » ;
et c’était là aussi l’opinion de Gobineau.
On expliquait ainsi et le triomphe de l’Occident, ou de la race
blanche et aryenne supérieure, et la révolte de ces
« barbares » et « sauvages »
qu’étaient les ouvriers, et les convulsions incessantes
d’un pays comme la France dévasté par le mélange
racial. D’autres fois, la nature à laquelle on renvoyait
avait une signification plus légère. Pour Tocqueville,
il n’y avait aucun doute : le triomphe de la « race
européenne » sur « toutes les autres
races » était le fait de la Providence ; le
déroulement plus ordonné de l’Angleterre et des
Etats-Unis était la preuve d’un sens moral et pratique
plus robuste chez les anglo-saxons que chez les Français,
lesquels étaient dévastés par la folie
révolutionnaire c’est-à-dire par un « virus
d’une espèce nouvelle et inconnue ». On le
voit, le paradigme racial au sens strict (cher à Gobineau et
Disraeli) tendait à être remplacé par le
paradigme ethnico-racial et par celui de la psychopathologie. Le
renvoi à une « nature » plus ou moins
imaginaire et l’abandon du terrain de l’histoire
restaient entiers. C’est dans le sillage de la lutte contre
cette vision que Marx et Engels élaboraient leur théorie
de la lutte de classe. La marche triomphale de l’Occident ne
s’expliquait ni par la hiérarchie raciale ni par les
desseins de la Providence ; elle exprimait l’expansionnisme
de la bourgeoisie industrielle et sa tendance à construire le
« marché mondial » en bouleversant et en
exploitant les peuples et les pays les plus faibles et les plus
arriérés. Les protagonistes des révoltes
populaires en Occident n’étaient ni des barbares ni des
fous ; c’étaient plutôt des prolétaires
qui, à la suite du développement industriel, devenaient
de plus en plus nombreux et acquéraient une conscience de
classe plus mûre. Dans un pays comme les Etats-Unis le conflit
social bourgeoisie/prolétariat était moins aigu, mais
grâce seulement au fait que l’expropriation et la
déportation des indigènes permettait de transformer en
propriétaires terriens une partie consistante de prolétaires,
alors que l’esclavagisation des noirs rendait possible un
contrôle drastique des « classes dangereuses ».
Mais tout cela n’avait rien à voir avec un sens moral et
pratique supérieur des américains, comme l’a
confirmé la très sanglante guerre civile où, en
1861-65, s’affrontaient la bourgeoisie industrielle du Nord et
l’aristocratie terrienne et esclavagiste du Sud et, dans
la phase finale du conflit, les esclaves (qui s’étaient
engagés dans l’armée de l’Union) contre
leurs patrons ou ex-patrons.
Pour
comprendre le déroulement historique il faut revenir à
l’histoire et à la lutte de classe, voir aux « luttes
de classe » qui prennent des formes multiples et variées,
s’intriquent les unes aux autres de façon particulière
et donnent une configuration toujours différente aux
différentes situations historiques.
Votre
discours semble donc partir avant tout d’une nouvelle lecture
du legs de Marx et d’Engels ?
Ma
lecture de Marx et Engels peut étonner mais relisons le
Manifeste du parti communiste : « L’histoire
de toute société jusqu’à nos jours n’a
été que l’histoire de luttes de classe »,
et elles prennent des « formes différentes ».
Le recours au pluriel laisse entendre que la lutte entre prolétariat
et bourgeoisie ou entre travail salarié et classes
propriétaires n’est qu’une des luttes de classe.
Il y a aussi la lutte de classe d’une nation qui se débarrasse
de l’exploitation et de l’oppression coloniale. Sans
oublier, enfin, un point sur lequel Engels insiste particulièrement :
« la première oppression de classe coïncide
avec celle du sexe féminin par le sexe masculin » ;
dans le cadre de la famille traditionnelle « la femme
représente le prolétariat ». Nous sommes
donc en présence de trois grandes luttes de classe : les
exploités et les opprimés sont appelés à
modifier radicalement la division du travail et les rapports
d’exploitation et d’oppression qui subsistent au niveau
international, dans un pays singulier et dans le cadre de la famille.
C’est
un discours qui va loin, mais qui avant tout peut nous aider à
avoir une nouvelle lecture du passé.
Ça
n’est que de cette façon que nous pourrons comprendre le
siècle qui vient de se terminer. Aujourd’hui, un
historien de grand succès, Niall Ferguson, écrit que
dans la grande crise historique de la première moitié
du 20ème siècle, la « lutte de
classe », et même les « présumées
hostilités entre le prolétariat et la bourgeoisie »
ont joué un rôle très modeste ; « les
divisions ethniques » auraient été bien plus
importantes. Sauf que, dans ce type d’argumentation, on reste
bloqués à la vision du nazisme qui lisait la guerre à
l’Est comme une « grande guerre raciale ».
Mais quels étaient les objectifs réels de cette guerre
? Les Discours secrets de Heinrich Himmler sont explicites :
« Si nous ne remplissons pas nos camps de travail
d’esclaves –dans cette pièce je peux dire les
choses de façon nette et précise- d’ouvriers-esclaves
qui construisent nos villes, nos villages, nos fermes, sans se
soucier des pertes », le programme de colonisation et de
germanisation des territoires conquis en Europe orientale ne pourra
pas être réalisé. La lutte de tout un peuple ou
de peuples entiers pour éviter le sort d’esclaves à
quoi voudrait le livrer une présumée race de seigneurs
et de patrons est clairement une lutte de classe !
Un
événement analogue se déroule en Asie, où
l’Empire du Soleil Levant imite le Troisième Reich et
reprend en la radicalisant la tradition coloniale. La lutte de classe
de peuples entiers qui luttent pour échapper à
l’esclavagisation trouve son interprète en Mao Zedong
qui, en novembre 1938 souligne l’ « identité
de la lutte nationale avec la lutte de classe » qui a
surgi dans les pays investis par l’impérialisme
japonais. Tout comme dans l’Irlande dont parle Marx la
« question sociale » se présente
concrètement comme « question nationale »,
ainsi dans la Chine de l’époque la forme concrète
que prend la « lutte de classe » est la « lutte
nationale ».
Votre
interprétation est une interprétation assez hétérodoxe,
qui pourrait vous attirer, comme c’est d’ailleurs souvent
arrivé déjà, les critiques acerbes y compris de
la gauche, en plus de celle du monde libéral.
Malheureusement
même dans la « gauche » radicale on
trouve très diffuse cette vision selon laquelle la lutte de
classe renverrait exclusivement au conflit entre prolétariat
et bourgeoisie, entre travail salarié et classes
propriétaires. On sent ici, de façon négative,
l’influence d’une éminente philosophe, Simone
Weil, pour qui la lutte de classe serait « la lutte de
ceux qui obéissent contre ceux qui commandent ». Ce
n’est pas le point de vue de Marx et d’Engels. D’abord,
à leurs yeux, est aussi lutte de classe celle que mènent
ceux qui exploitent et oppriment. Même si on voulait se centrer
sur la lutte de classes émancipatrice, elle peut tout à
fait être menée par le haut, par « ceux qui
commandent ». Prenons la Guerre de sécession aux
Usa. Sur le champ de bataille s’affrontaient non pas les
puissants et les humbles, les riches et les pauvres, mais deux armées
régulières. Et pourtant, dès le départ,
Marx désignait dans le Sud le champion déclaré
de la cause du travail esclavagiste et dans le Nord le champion plus
ou moins conscient de la cause du travail « libre ».
De façon totalement inattendue, la lutte de classe pour
l’émancipation du travail prenait corps dans une armée
régulière, disciplinée et puissamment armée.
En 1867, quand il publie le premier livre du Capital, Marx
indique dans la Guerre de sécession « le seul
avènement grandiose de l’histoire de nos jours »,
avec une formulation qui rappelle la définition de la révolte
ouvrière de juin 1848 comme « l’avènement
le plus colossal dans l’histoire des guerres civiles
européennes ». La lutte de classe, cette même
lutte de classe émancipatrice, peut prendre les formes les
plus diverses.
Après
la révolution d’octobre, Lénine souligne de façon
répétée : « la lutte de classe
continue ; elle n’a fait que changer de formes ».
L’engagement à développer les forces productives,
en améliorant les conditions de vie des masses populaires, en
élargissant la base sociale de consensus du pouvoir soviétique
et en renforçant sa capacité d’attraction sur le
prolétariat occidental et sur les peuples coloniaux, tout cela
constituait la nouvelle forme que prenait la lutte de classe en
Russie soviétique.
Comment
expliquer cette impressionnante méprise dans la théorie
de la lutte de classe, justement, dans un camp, celui de la gauche,
qui, justement, a construit une grande partie de sa propre action
historique sur la théorie du conflit social?
La
gauche même radicale a du mal à comprendre la théorie
de la lutte de classe chez Marx et Engels parce qu’elle est
influencée par le populisme. Le populisme se présente
ici sous deux formes reliées entre elles. La première,
nous avons déjà commencé à l’aborder :
c’est la transfiguration des pauvres, des humbles, vus comme
les seuls dépositaires des authentiques valeurs morales et
spirituelles et les seuls protagonistes possibles d’une lutte
de classe réellement émancipatrice. C’est une
vision dont se moque déjà le Manifeste du parti
communiste, qui critique l’ « ascétisme
général » et le « grossier
égalitarisme » et il ajoute : « rien
n’est plus facile que de couvrir d’un vernis de
socialisme l’ascétisme chrétien ».
Selon Marx et Engels cette vision caractérise les « premiers
essais du prolétariat ». En réalité,
cette première forme de populisme s’est manifestée
avec force en Russie soviétique quand de nombreux ouvriers,
même inscrits au parti bolchevique, ont condamné la NEP
comme une trahison des idéaux socialistes. Une réplique
de ces processus et conflits s’est manifestée en Chine
quand, en polémique contre la transfiguration du paupérisme
et de la vision du socialisme en tant que distribution « égalitaire »
de la misère, Deng Xiaoping a appelé à réaliser
la « prospérité commune » à
atteindre étape par étape (et même à
travers de multiples conditions). C’est dans ce cadre que doit
être situé le slogan « Devenir riches est
glorieux ! », qui a provoqué un gros scandale
notamment dans la gauche occidentale.
La
deuxième forme de populisme trouve sa plus éloquente
expression, et la plus ingénue, à nouveau chez Simone
Weil quand, dans les années 30, elle imagine un affrontement
homogène sur le plan planétaire, et apportant une
solution une fois pour toutes : l’affrontement aurait lieu
entre « l’ensemble des patrons contre l’ensemble
des ouvriers » ; il s’agirait d’une
« guerre menée par l’ensemble des appareils
d’état et des états-majors contre l’ensemble
des hommes valides et en âge de prendre les armes »,
d’une guerre qui voit s’affronter l’ensemble des
généraux contre l’ensemble des soldats !
Dans cette perspective on évacue le problème de
l’analyse des formes de lutte de classe à chaque fois
différentes dans les différentes situations nationales
et dans les différents systèmes sociaux. Partout est à
l’œuvre une seule contradiction à l’état
pur : celle qui oppose riches et pauvres, puissants et humbles.
On
voit clairement l’influence que cette forme de populisme
continue à jouer de nos jours encore, notamment sur la gauche
occidentale : quand dans le très réputé
livre de Hardt et Negri, Empire, nous lisons la thèse
selon laquelle dans le monde actuel à une bourgeoisie
substantiellement unifiée au niveau planétaire
s’opposerait une « multitude » elle-même
unifiée par la disparition des barrières d’Etat
et nationales, quand nous lisons cela nous ne pouvons pas ne pas
penser à la vision chère à Simone Weil.
Votre
reconstruction du problème fournit-elle une clé de
lecture aussi pour la période actuelle ?
Bien
sûr ! Les trois formes fondamentales de lutte de clase
analysées par Marx et Engels opèrent toujours. Dans les
pays capitalistes avancés la crise économique, la
polarisation sociale, le chômage croissant et la précarisation,
le démantèlement de l’état social, tout
cela exacerbe le conflit entre le travail salarié et une élite
privilégiée de plus en plus restreinte. C’est une
situation qui compromet certaines des conquêtes sociales des
femmes, dont la lutte d’émancipation s’avère
particulièrement difficile dans des pays qui n’ont pas
encore atteint le stade de la modernité. Quant au Tiers Monde,
la lutte de classe continue encore à se manifester largement
comme lutte nationale. Ceci est immédiatement évident
pour le peuple palestinien, dont les droits nationaux sont piétinés
par l’occupation militaire et par les colonies. Mais la
dimension nationale de la lutte de classe n’a pas disparu non
plus dans les pays qui se sont libérés du joug
colonial. Ils sont destinés à lutter contre non pas un
mais deux types d’inégalité : d’un
côté ils doivent réduire les disparités
sociales chez eux ; de l’autre ils doivent combler ou
atténuer l’écart qui les sépare des pays
les plus avancés. Les pays qui, surtout en Afrique, ont
négligé cette deuxième tâche et qui n’ont
pas compris la nécessité de passer à un certain
moment de la phase militaire à celle économique de la
révolution anti-coloniale, ces pays n’ont aucune
indépendance économique réelle et sont exposés
à l’agression ou à la déstabilisation
opérée ou favorisée de l’extérieur.
Nous
avons donc trois formes de lutte de classe émancipatrice,
parmi lesquelles il n’y a pas d’harmonie pré-établie :
comment les articuler dans les différentes situations
nationales et au niveau international afin qu’elles puissent
converger en un seul processus d’émancipation, voilà
le défi auquel doit se confronter une gauche authentique.
Source
|