Extrait
d'une analyse interessante du camarade Samir Amin sur la dialectique
construction européenne impérialiste –
impérialismes nationaux dans le contexte de crise généralisée
du capitalisme.
Pour
d’aucuns l'Europe est en construction. Mais Samir Amin estime
leurs critères d’appréciation limités et
fragiles, relatifs à l'interdépendance des intérêts
à court terme des monopoles «européens».
Pour lui, la crise en cours amorce plus probablement la
«déconstruction» de l'Europe (source
site Pambazuka) Additionnez
les chiffres des populations et les volumes des PIB des pays
européens ; vous obtiendrez au total l'image de la première
puissance économique mondiale. On nous raconte donc que même
si le projet européen avait été conçu à
Washington au départ, il serait devenu une réalité
en marche permettant à l'Europe de discuter d'égal à
égal avec les Etats Unis, voire de s'affirmer comme le centre
de gravité majeur du système mondial. Ce discours ne
tient pas la route, tout simplement parce que les Etats-nations
associés dans l'Union Européenne restent fondés
sur des capitalismes nationaux plus concurrents que complémentaires
les uns des autres, ou bien encore ne sont complémentaires que
dans une inégalité tenace, si celle-ci est acceptée
par les plus faibles. Il ne s'agit donc pas d'un ensemble stable,
comme le sont les Etats Unis, qui, en dépit de leur
constitution fédérale, constituent une seule nation et
un seul Etat. La constitution européenne ne permet pas de
transcender cette situation ; elle ne permet pas de s'acheminer vers
« l'Etat Européen », fut-il « confédéral
» et plurinational. Cette construction n'a rien fait de plus
qu'entériner les desiderata des capitalismes de monopoles
nationaux. Apeldoor a eu raison de nous faire comprendre, dès
2002, que cette constitution avait été pratiquement
rédigée par la European
Round Table of Industrialists, sans
consultation aucune des pouvoirs élus, comme le rappelle
Carroll (op. cit., p 155). Or le consensus sur lequel reposent les
stratégies des monopoles des pays concernés ne poursuit
qu'un seul objectif : rendre impossible la remise en question de la
domination exclusive des monopoles concernés par des pouvoirs
élus quelconques (« faire du socialisme un objectif
illégal », comme Giscard d'Estaing l'a avoué). De
ce fait ce consensus interdit la progression vers la construction
d'un Etat transnational, si celle-ci était possible en dépit
de la diversité des formations nationales européennes. La
crise de l'euro a fait éclater cette réalité et
mis au devant de la scène les asymétries qui
caractérisent la construction européenne. Dans le
rappel que j'ai fait des raisons de cette « impossible gestion
de l'euro » (traduction anglaise sur le site de Pambazuka News
: « the impossible management
of the euro »), j'ai insisté
sur l'objectif poursuivi par l'Allemagne ; celui de «
dominer l'Europe ». Tout simplement, comme le rappellent nos
amis grecs mentionnés dans mon analyse, réaliser par
les moyens de l'économie ce que l'Allemagne a échoué
par deux fois à imposer par la conquête militaire : une
« Europe allemande ». L'Europe se conjugue donc
toujours au pluriel. La « première Europe »,
constituée par le noyau des capitalismes historiques nationaux
les plus puissants (l'Allemagne, la France, la Grande Bretagne,
auxquels on peut adjoindre les Etats plus modestes, mais non moins
avancés que sont les Pays Bas, la Belgique, la Suisse, la
Suède), est elle même traversée de conflits,
potentiellement violents, en dépit des apparences. Les tandem
France/Allemagne ne fonctionne que dans la mesure où le plus
faible – la France – s'aligne de fait sur les positions
du plus fort – l'Allemagne. Ce qui est le cas avec Sarkozy,
mais n'est pas garanti pour l'avenir. La Grande Bretagne fait
cavalier seul, et recherche un équilibre, difficile à
stabiliser, entre la satisfaction de ses nouveaux intérêts
« européens » et sa préférence nord
atlantique. La « seconde Europe » est constituée
par les capitalismes nationaux plus fragiles que représentent
l'Italie, l'Espagne, et peut être même quelques autres
(l'Irlande, le Portugal, la Grèce). Cette Europe n'a pas voix
au chapitre. Elle est invitée à se conformer aux
décisions des plus puissants, l'Allemagne en premier. La «
troisième Europe » – les PECO de l'ex-Europe de
l'Est – constitue une périphérie dominée.
Ses rapports avec la première Europe, en particulier avec
l'Allemagne, sont d'une nature analogue à ceux que l'Amérique
latine entretient avec les Etats Unis. L'Europe de l'Est et les
Balkans constituent le champ d'expansion de la domination des
monopoles des puissances européennes majeures, et rien de
plus, même si l'illusion que leurs peuples se font, qu’ils
sont en voie de « rattraper » par et dans l'intégration
européenne, demeure puissante. Un parallèle s'impose
ici, entre les PECO et le Mexique. En adhérant à la
NAFTA, le Mexique a renoncé à son autonomie. En dépit
des apparences – une bonne croissance du PIB, elle même
fort discutable – le Mexique n'est pas sur la voie d'un
développement qui lui permettrait de gravir les échelons
à partir de sa position actuelle disons «
semi-périphérique : la catastrophe historique que
représente la capitulation de la nation mexicaine sera
difficile à surmonter, tout comme l'est celle des nations de
l'Europe de l'Est. Un désastre analogue à celui qui a
fait perdre au Mexique la moitié de son territoire, annexée
par les Etats Unis au XIXe siècle, pourrait se répéter,
par une forme d'annexion de la Basse Californie et du nord du pays,
reléguant son Sud à la condition des voisins de
l'Amérique centrale, Guatemala et autres. L'Europe donc
n'est pas « en construction », comme malheureusement
Carroll et d'autres l'affirment trop vite, fondant leur jugement sur
quelques critères limités et fragiles relatifs à
l'interdépendance des intérêts à court
terme des monopoles « européens ». La crise en
cours amorce plus probablement, à mon avis, la «
déconstruction » de l'Europe. Au cas où
l'Allemagne échouait à imposer son projet «d'Europe
allemande», Berlin pourrait prendre l'initiative de sortir de
l'euro et de se replier sur une zone mark intégrant les Pays
Bas, la Scandinavie, l'Europe de l'Est et les Balkans (plus ou moins
suivis par l'Italie et l'Espagne), sans trop se préoccuper de
la recherche de compromis avec la France et la Grande Bretagne. Un
retour à l'Europe des années 1930 ? Face
au défi, les réponses des peuples sont-elles efficaces
? A quelles conditions? Les
peuples, ceux des centres (la triade) et des périphéries
(émergentes ou pas), ne sont pas confrontés au «
défi de la mondialisation », mais à celui du
déploiement de l'impérialisme collectif des puissances
(au pluriel) de la Triade. L'analyse de ce défi impose à
son tour d'aller voir en amont de la « mondialisation »
ce que sont les transformations majeures du capitalisme qui
commandent celle-ci. J'ai proposé ici de qualifier ces
transformations en connectant les divers aspects de leurs
manifestations dans ce que j'ai appelé le « capitalisme
des monopoles généralisés ». J'entends par
là une étape nouvelle du capitalisme des monopoles,
caractérisée par la soumission de l'ensemble des
systèmes productifs nationaux concernés à la
domination de ces monopoles, lesquels pompent par ce moyen une bonne
fraction de la plus value produite dans les secteurs dominés.
Je renvoie le lecteur ici encore à mon ouvrage sur la
Crise. Cette domination,
pratiquement totale (et nouvelle), m'a inspiré l'idée
d'un passage à la domination du capital abstrait, assis sur la
dépossession des bourgeoisies historiques à son profit.
La financiarisation en est l'expression. Carroll, dans la thèse
qu'il avance d'une « bourgeoisie transnationale » (en
fait transatlantique) en voie de constitution, ne se fonde pas
seulement sur l'argument (limité et fragile à mon avis)
des échanges de représentants dans les conseils
d'administration des firmes, il renforce la puissance de son argument
en mettant en relief les instruments politiques institutionalisés
importants que cette classe en formation s'est donnée. Ses
analyses des fonctions remplies par neuf de ces institutions méritent
d'être rappelées : - Bien que l'International
chamber of Commerce ait été
créée en 1919, son rôle a pris une dimension
considérablement plus décisive depuis la création
récente de l'OMC, dont elle demeure la source d'inspiration
majeure. - Les Bilderberg
Conference, initiées dès
1952 (La société du Mont pèlerin), animées
par le mentor du libéralisme sans frontières ni
limites, Hayek, ont su populariser le discours du néolibéralisme
auprès des hommes politiques, des ténors des médias,
des militaires de haut grade des pays de la Triade. La Commission
trilatérale, mise en place en
1973, a donné à ce discours une tonalité quasi
officielle, à laquelle les gouvernements et partis politiques
majeurs de la triade – de droite et de gauche – ont
adhéré. Le World
Economic Forum (Davos) en a pris le
relai en l'amplifiant à partir de 1982. - Plus récemment
le World Business Council for
Sustainable Development, créée
en 1995, poursuit l'objectif « d'habiller en vert » les
stratégies d'expansion du capital des monopoles, et, par ce
moyen, de rallier les opinions écologistes qui ont le vent en
poupe. - Au niveau européen, la European
Round Table of Industrialists a
pris, à partir de 1984, l'importance qu'on connaît, en
devenant la source majeure d'inspiration des décisions prises
à Bruxelles au nom de l'Union Européenne. -
Parallèlement les partenaires de la triade ont mis en place en
1995 deux instruments de leurs dialogues permanents, le Transatlantic
Business Dialogue et la European
Union/Japan Round Table ; tandis
qu'à l'échelle de la NAFTA était créé
en 2006 le North American
Competitiveness Council. Bien que
les discours développés dans ces institutions sont bien
connus et banals à l'extrême – simplement ultra
réactionnaires – il est nécessaire de le dire et
de le répéter, car ces «think tanks»
bénéficient toujours de la réputation honorable
de réunir en leur sein ceux qui «connaissent le mieux»
les problèmes. Le citoyen – spectateur de base
d'aujourd'hui- reste largement convaincu que nul ne saurait mieux
connaître les problèmes économiques que les chefs
d'entreprise. On lui a fait oublier que ces chefs d'entreprise
n'avaient d'autre préoccupation que de garantir à leur
entreprise le taux de profit le plus élevé possible, et
que le chômage, par exemple, n'est pas leur problème.
Les questions économiques ne sont vues que dans ce miroir
déformant. Carroll tire trop facilement de ces observations
la conclusion qu'une « bourgeoisie transatlantique » est
bel et bien en voie d'émergence. Je n'en dirai pas autant. La
convergence des styles de représentation des problèmes
et des opinions ne saurait en constituer la preuve. Les cours royales
de l'Europe des XVII, XVIII et même XIXe siècles étaient
peuplées de personnages qui tout également partageaient
les mêmes styles de pensée. Cela n'excluait pas leur
conflit. Aujourd'hui, de la même manière, je dis que les
bourgeoisies des monopoles de la Triade partagent tout également
les mêmes méthodes de pensée mais qu'elles n'en
restent pas moins « nationales » – même en
Europe. Elles sont seulement, de surcroît, conscientes de
l'exigence pour elles de se présenter unies face à leur
adversaire commun – le Sud, la Chine en tête. Elles
constituent donc bien la base de ce que j'appelle l'impérialisme
collectif de la triade. La crise approfondie aidant, va-t-on voir se
développer les conflits d'intérêt entre ces
partenaires nationaux du collectif impérialiste? Cela me
paraît fort probable. Et remettra en question les formes de la
mondialisation encore en place, mais déjà
ébréchées. Mais face à ce défi
nouveau, les propositions de contre stratégies de Carroll me
paraissent insuffisantes. La raison en est que Carroll reste «
dans le vent » c'est à dire qu'il imagine possible de
substituer une « mondialisation meilleure » à
celle en place et n'imagine pas la déconstruction de la
mondialisation comme préalable incontournable à sa
reconstruction éventuelle, plus tard, sur d'autres bases. Face
aux institutions de la bourgeoisie transnationale, Carroll propose
une contre stratégie dont il voit les linéaments se
dégager dans quatre institutions nouvelles, qu'il choisit
parce qu'il les pense certainement porteuses d'avenir. Ce sont : -
l'International Trade Union
Confederation ITUC, - le
Transnational Institute d'Amsterdam
(TNI), lui même issu de l'Institute
for Policy Studies basé à
Washington, - les Friends of the
Earth International (FoEI), et -
le Forum Social Mondial
(dont la première édition a été inaugurée
à Porto Alegre en 2001). Au delà des nuances et des
préoccupations particulières à chacune de ces
institutions, un dénominateur commun permet en effet de les
grouper dans un ensemble qui a du sens. Elles sont largement «
réformistes », parfois à l'extrême, comme
l'ITUC qui ne défend même plus un programme social
démocrate à « l'ancienne » – un
compromis capital/travail digne de ce nom – mais se satisfait
de propositions mineures visant à alléger les
conséquences sociales les plus dramatiques des politiques des
monopoles. Les FoEI ne s'intéressent pas à l'examen de
la relation immanente entre logique capitaliste et désastre
écologique et deviennent de ce fait un interlocuteur valable
pour le WBCSD. La charte du FSM s'interdit la recherche
d'alternatives politiques positives et se satisfait d'enregistrer les
transformations spontanées dans la société
produites par les «résistances». Dans une
analyse critique impitoyable des pratiques de beaucoup des
institutions dites «antisystémique » –
«ONGs» entre autre – Michel Chossudowsky
(Manufacturing Dissent,website
Chossudowsky, 2010) qualifie les divergences mises en relief par ces
institutions de «fabriquées» et destinées à
servir le système, qui d'ailleurs finance généreusement
ces programmes autoqualifiées «d'antisystémiques»). Sans
aller nécessairement jusque-là, je dirai que la ligne
stratégique générale choisie par ces
institutions – et d'autres, de nature analogue – est
fondée sur la recherche d'un «nouveau consensus»
qui permettrait d'avancer dans la substitution d'une «autre
mondialisation» – meilleure – à celle
façonnée par les monopoles. Or cette stratégie
est, à mon avis, condamnée à l'échec. Car
elle ignore les leçons de l'histoire. J'ai rappelé
(voir mon ouvrage La Crise)
que la première longue crise systémique du capitalisme
des monopoles n'avait trouvé sa «solution» qu'au
terme de 30 ans de guerres et de révolutions. C'est à
travers celles-ci que des rapports de force à la fois sociaux
et internationaux nouveaux ont permis les «trente glorieuses»
(1945-1975), ou, dans mon analyse, la coexistence des trois familles
de «modèles de développement» de l'époque
(ceux du compromis social démocrate, du soviétisme, du
développement national populaire) et le fonctionnement d'une
«mondialisation pluricentrique» parallèle. Il
n'y a rigoureusement pas de raisons de penser qu'il en sera autrement
dans l'avenir. Une construction remise en cause doit être
déconstruite avant qu'une autre ne devienne possible. C'est
vrai pour la mondialisation en place (c'est à dire la
domination mondiale de l'impérialisme collectif de la triade)
; c'est vrai pour l'Europe. Les stratégies alternatives ne
peuvent être efficaces qu'à la condition d'être
radicales, c'est-à-dire à la fois d'oeuvrer à la
déconstruction de ce qui est en place et d'amorcer des
avancées en direction de la construction alternative, à
mon avis nécessairement de nature socialiste, au sens que
sortant délibérément du carcan des logiques
capitalistes. * Samir Amin est
directeur du Forum du Tiers monde – Lire la première
partie de ce texte, dans cette édition, sous le titre «
Un capitalisme transnational en voie d’émergence ?»
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