En
1949, tandis que fait rage une guerre froide qui risque de se
transformer d’un moment à l’autre en holocauste
nucléaire,George Orwell publie son dernier livre et plus
célèbre roman : 1984. Si le titre donne dans
l’anticipation, la cible est clairement constituée
par l’Union Soviétique, représentée
comme le « Grand frère » totalitaire, qui rend
vaine toute possibilité de communication, en subvertissant
le langage et en créant une « novlangue »
(newspeak), dans le cadre de laquelle tout concept se renverse en
son contraire. En publiant son roman l’année même
de la fondation de l’OTAN (l’organisation militaire
qui prétendait défendre même la cause de la
morale et de la vérité), Orwell apportait ainsi sa
brave contribution à la campagne de l’Occident. Il ne
pouvait certes pas imaginer que sa dénonciation allait se
révéler beaucoup plus pertinente pour décrire
la situation advenue, quelques années seulement après
1984, avec la fin de la guerre froide et le triomphe des USA.
De même que sa surpuissance militaire, la superpuissance
multimédiatique de l’Occident ne semble pas non plus
rencontrer d’obstacle : le renversement de la vérité
vient s’imposer par un bombardement multimédiatique
incessant et omniprésent, de caractère absolument
totalitaire. C’est ce qui émerge clairement de la
guerre en cours en Libye.
Guerre
En
effet, est à l’œuvre ici le plus puissant
appareil militaire jamais vu dans l’histoire ; à coup
sûr, les victimes civiles des bombardements de l’OTAN
ne manquent pas ; on utilise des armes (à l’uranium
appauvri) dont l’impact est destiné à durer
dans le temps ; dans le déchaînement des hostilités
et dans la conduite des opérations militaires, outre les
USA, se distinguent deux pays, France et Grande-Bretagne, qui ont
derrière eux une longue histoire d’expansion et de
domination coloniale au Moyen-Orient et en Afrique ; nous sommes
dans une aire riche en pétrole et les experts et moyens
d’information les plus autorisés sont déjà
à l’analyse de la nouvelle organisation géopolitique
et géo-économique. Et, cependant -nous assurent
Obama, ses collaborateurs et ses alliés et subalternes- il
ne s’agit pas de guerre mais d’une opération
humanitaire qui vise à protéger la population civile
et qui de plus est autorisée par le Conseil de sécurité
de l’ONU.
En
réalité, tout comme à l’égard de
ses victimes, l’OTAN procède à l’égard
de la vérité aussi de façon absolument
souveraine. En premier lieu, il faut noter que les opérations
militaires de l’0ccident ont commencé avant et sans
l’autorisation de l’ONU. Sur le Sunday Mirror du 20
mars Mike Hamilton révélait que depuis « trois
semaines » opéraient déjà en Libye «
des centaines » de soldats britanniques, encadrés
dans un des corps militaires les plus sophistiqués et
redoutés du monde (SAS) ; parmi eux se trouvaient «
deux unités spéciales appelées "Smash"
à cause de leur capacité destructive ». Donc,
l’agression avait déjà débuté,
d’autant plus que collaboraient avec les centaines de
soldats britanniques des « petits groupes de la Cia »,
dans le cadre d’ « une vaste force occidentale
agissant dans l’ombre » et par l’administration
Obama » chargée, toujours « avant le
déclenchement des hostilités le 19 mars », d’«
approvisionner les rebelles et de saigner à blanc l’armée
de Kadhafi » (Mark Mazzetti, Eric Schmitt et Ravi Somaiya
dans The international Herald Tribune du 31 mars). Il s’agit
d’opérations d’autant plus remarquables
qu’elles sont menées dans un pays déjà
fragile en lui-même à cause de sa structure tribale
et du dualisme de longue date entre Tripolitaine et Cyrénaïque.
Deuxièmement,
même quand ils s’adressent à l’ONU, les
Usa et l’Occident continuent à se réserver le
droit de déclencher des guerres sans autorisation du
Conseil de sécurité : c’est par exemple ce qui
s’est produit en 1999 à l’occasion de la guerre
contre la Yougoslavie et en 2003 pour la deuxième guerre
contre l’Irak. Aucune personne censée ne définirait
à présent de démocratique un gouvernement qui
s’adresserait à son Parlement avec ce discours : je
vous invite à me donner votre confiance, mais même
sans votre confiance je continuerais à gouverner comme je
considère que c’est le mieux… C’est dans
ces termes que les USA et l’Occident s’adressent à
l’ONU ! C’est-à-dire que les votes qui se
déroulent au Conseil de sécurité sont
régulièrement pervertis par le chantage constant
auquel ont recours les Etats-Unis et l’Occident.
Troisièmement
: dès qu’ils ont eu arraché au Conseil de
sécurité (grâce au chantage indiqué
ci-dessus) la résolution désirée, les Usa et
l’Occident se sont hâtés de l’interpréter
de façon souveraine : l’autorisation d’imposer
la « no fly-zone » en Libye devient de fait
autorisation d’imposer une sorte de protectorat.
Mais
si puissant soit-il, l’appareil multimédiatique des
agresseurs ne parvient pas à occulter la réalité
de la guerre. Et pourtant, la novlangue s’obstine à
nier l’évidence : elle préfère parler
d’opération de police internationale. Mais il est
intéressant de noter l’histoire de cette catégorie.
Renouant avec la doctrine Monroe, qu’il a réinterprétée
et radicalisée, en 1904 Theodore Roosevelt (président
des Etats-Unis) théorise un « pouvoir de police
internationale » que la « société
civilisée » doit exercer sur les peuples coloniaux et
qui, en ce qui concerne l’Amérique latine, revient
aux Etats-Unis. Nous voici ramenés à la réalité
du colonialisme et des guerres du colonialisme, à la
réalité que la novlangue essaie de refouler.
Nous
trouvons malheureusement au premier rang de la promotion de la
novlangue et du renversement de la vérité le
président de la république italienne, Giorgio
Napoletano, plus éloquent que tout autre dans la
démonstration que ce qui est en cours en Libye…
n’est pas une guerre ! S’il laissait un tant soit peu
ré-affleurer ses souvenirs de militance communiste, il
comprendrait que le refoulement, tenté, de la guerre est en
réalité une confession. Comme l’avait expliqué
Lénine en son temps, les grandes puissances ne considèrent
pas leurs expéditions coloniales comme des guerres, et cela
non seulement à cause de l’énorme
disproportion des forces entre les deux parties en présence
sur le terrain, mais aussi parce que les victimes « ne
méritent même pas l’appellation de
peuples (les asiatiques et les africains seraient-ils peut-être
des peuples ?) » (Œuvres complètes, vol. 24, p.
416-17 de l’édition italienne).
Civils
La
guerre, soit l’opération de « police
internationale », déchaînée contre la
Libye vise à protéger les « civils » du
massacre projeté par Kadhafi. Sauf que la novlangue est
immédiatement démentie par les organes mêmes
de la presse qui est engagée à la diffuser. Le
Corriere della Sera du 20 mars affiche la photo d’un avion
précipité en flammes dans le ciel de Bengazi. La
légende de la photo et l’article qui la commente (de
Lorenzo Cremonesi) expliquent qu’il s’agit d’un
« chasseur » piloté par un des « pilotes
les plus experts » à disposition des rebelles et
qu’il est abattu par des « missiles terre-air de
Kadhafi ». Loin d’être désarmés,
les révoltés disposent d’armes sophistiquées
et s’avèrent, de plus, assistés depuis le
début par la Cia et autres services secrets, par «
une ample force occidentale qui agit dans l’ombre » et
par des corps spéciaux britanniques fameux ou redoutés
à cause de leur « capacité destructive ».
Serait-ce là les « civils » ? Maintenant, avec
l’intervention d’une puissante force internationale,
c’est plutôt le front d’en face qui s’avèrerait
substantiellement désarmé.
Mais
une ultérieure réflexion peut être opportune
sur la catégorie dont nous discutons ici.
Comme
l’observe un enseignant (Avishai Margalit) de l’Université
hébraïque de Jérusalem, le gouvernement
israélien inclut aussi le « lancer de pierres »
dans le compte officiel des « attaques terroristes hostiles
». Et -on le sait- contre les terroristes on ne peut pas
s’arrêter à mi-chemin. Sur la plus éminente
presse étasunienne (International Herald Tribune) nous
pouvons lire le récit de « scènes exaspérantes
de mort », qui s’avèrent « alors qu’un
char d’assaut et un hélicoptère israélien
ouvrent le feu sur un groupe de manifestants palestiniens, enfants
compris, dans le camp de réfugiés de Rafah ».
Oui, même un enfant qui jette des pierres contre l’armée
d’occupation peut être considéré et
traité comme un « terroriste ». Une avocate
israélienne (Leah Tsemel) engagée dans la défense
de Palestiniens, rapporte le cas d’« un enfant de dix
ans tué près d’un check-point à la
sortie de Jérusalem par un soldat à qui il avait
simplement lancé une pierre » (sur tout cela voir D.
Losurdo, Il linguaggio dell’Impero, Laterza, Roma-Bari,
2007, chap. I, § 13). Ici la novlangue célèbre
son triomphe : un pilote expert qui combat aux commandes d’un
avion militaire est un « civil », mais un enfant qui
lance des pierres contre l’armée d’occupation
est clairement un « terroriste » !
Justice
internationale
Si
les champions de la lutte contre les enfants « terroristes »
et palestiniens peuvent dormir tranquilles, ceux qui se rangent
contre les « civils » à l’œuvre en
Libye seront déférés à la Cour pénale
internationale. Et les militaires et les hommes politiques qui
commandent l’appareil militaire ne seront pas les seuls à
risquer d’être déférés (et
condamnés). Non, c’est un groupe beaucoup plus large
qui est pris pour cible. Déjà sur The Guardian du 26
février Patrick Wintour et Julian Borger expliquaient : «
Des officiers britanniques sont en train de contacter des
personnels libyens de haut rang pour les mettre au pied du mur :
abandonner Muhamar Kadhafi ou être jugés avec lui
pour crimes contre l’humanité ». En effet, sur
ce point les gouvernants de Londres et occidentaux en général
ne cessent d’insister. Ils considèrent la Cour pénale
Internationale comme Cosa Nostra, c’est-à-dire comme
un « tribunal » mafieux. Mais le point le plus
important et le plus révoltant est ailleurs : ceux qui sont
menacés d’être emprisonnés pour le reste
de leur vie sont des fonctionnaires libyens, à qui n’est
reproché aucun délit. C’est-à-dire
qu’après être intervenus dans une guerre civile
et l’avoir probablement attisée et en tous cas
alimentée, après avoir lancé l’intervention
militaire bien avant la résolution de l’ONU, Obama,
Cameron, Sarkozy etc. continuent à violer les règles
du droit international, en menaçant avec leur vendetta et
leur violence de frapper, même après la fin des
hostilités, ceux qui ne se rendent pas immédiatement
à la volonté de puissance, de domination et de
saccage exprimée par le plus fort. Et la novlangue
aujourd’hui en vigueur transforme les victimes en
responsables de « crimes contre l’humanité »
et les responsables de crimes contre l’humanité en
artisans de la « justice internationale ».
Pas
de doute : en même temps qu’un appareil de destruction
et de mort sans précédents dans l’histoire,
c’est la novlangue qui fait rage aujourd’hui :
c’est-à-dire le langage de l’Empire.
Publié
sur le blog de l’auteur le 2 avril 2011,
http://domenicolosurdo.blogspot.com/2011/04/orwell-la-nato-e-la-guerra-contro-la.html
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