Lorsqu’en
juillet 2001, Jacques Chirac, au plus bas dans les sondages, et mis
en cause dans de multiples affaires de corruption, voulut se
« remettre en selle » pour l’élection
présidentielle d’avril 2002, que croyez-vous qu’il
fît ? Il usa, souvenez-vous, d’une stratégie
déjà fort ancienne et usée jusqu’à
la corde, mais toujours efficace : un discours apocalyptique
stigmatisant une « explosion » de la violence
et de l’insécurité et préconisant
« l’impunité zéro ».
L’histoire se répète aujourd’hui de manière
troublante, à ceci près que son successeur est encore
plus bas dans les sondages, que la corruption du système
Sarkozy est encore plus profonde et patente que celle du système
Chirac, que le président entre en campagne un an plus tôt
et que sa rhétorique « sécuritaire »
va encore plus loin dans le mensonge et l’abjection - jusqu’à
assumer, dans son plus simple appareil lepéniste,
l’incrimination directe et explicite des immigrés et la
réhabilitation des solutions vichystes (comme la
dénaturalisation). Bref : la situation est suffisamment
préoccupante pour qu’on revienne sur les fondements du
consensus sécuritaire qui rend possible les actuelles
surenchères.
Il
existe depuis au moins dix ans un consensus sur « l’explosion
de la violence chez les jeunes de banlieue » et sur le
« laxisme de la justice » face à cette
violence, ou du moins sur son « inadaptation »
aux nouvelles générations de délinquants. Plutôt
que de dénoncer au coup par coup les mesures de plus en plus
brutales qui sont prises depuis plusieurs années au nom de ce
discours, il vaut mieux prendre le problème à la racine
et déconstruire ce qu’il faut bien appeler le mythe de
l’insécurité. Il est en effet crucial de ne pas
céder sur ce point : l’insécurité
telle qu’elle est problématisée dans le débat
public est un mythe. Il est indispensable de ne pas rallier, comme
l’ensemble de la classe politique l’a déjà
fait de longue date fait également sur « le
problème de l’immigration » [1],
le postulat faussement « réaliste »
selon lequel « le problème de l’insécurité »
est une « vraie question » - ce qui nous
condamne à ne critiquer que les « réponses »
les plus ostensiblement « antirépublicaines »
des démagogues qui nous gouvernent. Il faut enfin résister
au discours d’intimidation désormais omniprésent
selon lequel quiconque met en doute la réalité des
diagnostics catastrophistes est nécessairement « angélique »,
coupé des réalités en général et
des classes populaires en particulier.
Le
« problème de l’insécurité »
est bel et bien un mythe même si, comme tout mythe, il mobilise
des éléments de vérité, en particulier
des faits divers dramatiques. En effet, la manière dont ces
faits divers sont présentés, mis en scène,
coupés de leur contexte et réinterprétés,
est mensongère. C’est ce que s’efforcent de
montrer les sept remarques qui suivent.
1.
Le mythe des chiffres qui « parlent d’eux
mêmes » [2].
La
thèse selon laquelle la « violence des jeunes »
connaît une expansion sans précédent, justifiant
une « adaptation » de la réponse
politique dans le sens d’une plus grande « fermeté »,
se fonde en grande partie sur une instrumentalisation des chiffres de
la délinquance. Or, les chiffres ne parlent jamais
d’eux-mêmes. Ils demandent à être
interprétés, et surtout lus de manière critique,
en s’interrogeant notamment sur leur mode de fabrication. Car
on l’oublie souvent : les chiffres publiés et
abondamment commentés chaque année sont des chiffres
produits par la police et la Justice, qui reflètent donc au
moins autant la réalité de l’activité
policière que celle des faits de délinquance. En effet,
plus les forces de police sont mobilisées sur une forme
particulière de délinquance, plus elles contrôlent,
plus elles interpellent, et plus elles enregistrent une part
importante de la réalité. Parmi les exemples les plus
parlants, on peut évoquer le cas du viol, des violences
sexuelles incestueuses ou plus largement des violences sur enfant qui
ont lieu essentiellement dans l’espace familial. Si les
chiffres ne cessent d’augmenter, c’est avant tout parce
que ces formes de violence n’étaient quasiment pas
enregistrées il y a quelques décennies, puisque la
police - mais aussi l’ensemble de la « société
civile » - n’en faisait pas une préoccupation
importante.
Il
en va de même pour toutes les formes de délinquance :
c’est avant tout la focalisation du débat public et de
l’activité policière sur la délinquance de
rue qui fait augmenter les chiffres de la petite délinquance
en général et de la délinquance des mineurs en
particulier. un exemple illustre parfaitement cet effet d’optique
que peuvent produire les statistiques : celui de l’outrage
à agent. Les outrages à agent sont en effet l’une
des infractions qui contribue le plus à faire augmenter les
chiffres de la délinquance. Il est certes probable que les
tensions, les conflits et donc les échanges de « mots »
avec les forces de police soient réellement en augmentation
(pour des raisons sur lesquelles il faudra revenir), mais il faut
également souligner
d’une
part que la « susceptibilité » des
agents de police augmente elle aussi, et que le seuil au-delà
duquel un mot de travers devient un « outrage »
semble de plus en plus bas ;
d’autre
part que les situations propices au conflit et à « l’outrage »
sont artificiellement créées par la multiplication, ces
dernières années, des contrôles d’identité
ou des opérations « coup de poing » dans
des situations où aucune infraction n’a été
commise.
Les
tribunaux voient de ce fait défiler des jeunes qui n’avaient
commis aucun délit avant l’intervention de la police, et
que cette intervention a amenés à commettre un
« outrage » [3].
Mais
l’exemple le plus frappant est sans doute celui de la
« toxicomanie ». Les infractions liées à
l’usage, à la cession ou au trafic de stupéfiants
sont en effet les infractions qui font le plus gonfler les chiffres
de la délinquance. Or, comme le rappelle Laurent Mucchielli,
lorsqu’on regarde de près les données
enregistrées dont on dispose, on s’aperçoit qu’il
s’agit dans la quasi-totalité des cas de faits ayant
trait à la consommation ou à la vente de petites
quantités de drogues douces (cannabis ou herbe
essentiellement). Ces infractions qui font tellement gonfler les
chiffres correspondent par conséquent à des
comportements dont on sait par ailleurs, par des enquêtes
sociologiques, qu’ils sont depuis les dernières
décennies en train de se banaliser et qu’ils concernent
une minorité de plus en plus importante, et cela dans tous les
milieux sociaux.
Or,
il est une autre information que nous donne la lecture des chiffres
de la délinquance : c’est que les personnes mises
en cause pour possession de petites quantités de drogues
douces sont quasi-exclusivement des personnes jeunes, de sexe
masculin et issues des classes populaires. On le voit : au lieu
de « laisser parler d’eux même »
les chiffres, au lieu plutôt de leur faire dire ce qu’ils
ne disent pas (« les jeunes sont devenus des sauvages »),
on peut en tirer quelques enseignements précieux - mais cela
suppose qu’on tienne compte des biais et qu’on croise les
chiffres de la police ou de la justice avec d’autres données
- et ce qu’on découvre alors, dans le cas de la
« toxicomanie », c’est qu’un
comportement comme la consommation et la revente de drogue douce,
également répandu dans tous les milieux sociaux, ne
mène devant les tribunaux qu’une petite partie des
personnes concernées : les « jeunes des
banlieues ». Ce qu’on découvre, en d’autres
termes, c’est que nous avons bien affaire, en la matière,
à une justice de classe.
S’interroger
ainsi sur la genèse des chiffres, et sur les chiffres comme
indicateurs d’un choix politique, nous amène finalement
à découvrir une autre omission : lorsqu’on
assimile la réalité de la délinquance à
la seule délinquance enregistrée, on occulte du même
coup la partie non-enregistrée ou sous-enregistrée de
la délinquance et de la violence. En effet, partout où
l’investissement de la police et de la Justice est nul, faible
ou en baisse, les chiffres sont par la force des choses nuls, faibles
ou en baisse : la délinquance
patronale
par exemple (et notamment le non-respect du code du travail) est de
moins en moins contrôlée, et moins de 1% des infractions
constatées par les inspecteurs du travail aboutissent à
des condamnations en justice - avec, qui-plus-est, des condamnations
dérisoires.
Il
en va de même pour ce qui concerne la
discrimination raciste à l’embauche ou au logement :
aucune augmentation spectaculaire ne peut être constatée
si l’on se réfère aux données du ministère
de la Justice (on reste depuis de nombreuses années à
moins d’une dizaine de condamnations par an), pour la simple
raison qu’aucune volonté politique, et par conséquent
aucun investissement policier ou judiciaire, n’existe en la
matière. Il existe pourtant une multitude d’indicateurs,
autres que policiers ou judiciaires, qui permettent d’affirmer
que la discrimination est une forme de délinquance
particulièrement répandue [4].
Quant à la violence de la chose, et sa gravité, elle
n’est pas à démontrer. Mais de cette violence-là,
peu d’élus se préoccupent.
2.
« La violence » : une catégorie
d’amalgame
Une
règle élémentaire de méthode veut qu’on
commence toujours par définir les termes qu’on utilise.
C’est précisément ce que se gardent bien de faire
les journalistes et les élus qui partent en croisade contre
les « violences urbaines » et « l’insécurité ».
Ces derniers font en effet comme si le sens des mots violence,
délinquance et insécurité allait de soi, comme
si ces mots étaient interchangeables et comme s’ils
étaient tous synonymes de : jeune homme basané
vêtu d’une casquette insultant une vieille dame avant de
lui voler son sac...
Or,
violence n’est pas synonyme de délinquance : il
existe des formes de délinquance qui sont peu ou pas du tout
violentes, et ce sont justement celles-là qui contribuent à
faire augmenter le chiffre global de la délinquance :
l’outrage à agent, par exemple, ne peut pas sérieusement
être considéré comme un acte très violent.
Et la consommation de cannabis encore moins.
Inversement,
les formes de délinquance les plus violentes, comme les
homicides volontaires, ne sont pas en hausse (ils stagnent autour de
600 cas par an - soit : pas plus que les décès
causés par des accidents de travail, et dix à vingt
fois moins que les décès par accident de la route ou
par suicide). Ni les homicides volontaires commis par des mineurs
(autour de trente cas par ans). Ni les homicides commis contre des
policiers.
Par
ailleurs, il y a des formes diverses de violence, plus ou moins
graves, et plus ou moins légitimes. Quoi de commun entre un
vol à l’arraché, une injure, une gifle, un
meurtre, un viol, et une émeute consécutive à
une « bavure » policière ? Quel
intérêt, pour la compréhension de ces phénomènes,
de les ranger tous sous la même catégorie générique ?
Aucun. Le seul intérêt de cette catégorie
d’amalgame est qu’elle permet d’imposer sans le
dire une thèse implicite : la thèse selon laquelle
il existe une réalité homogène, « la
violence », qui commence dès le premier mot de
travers, dès la première « incivilité »,
et qui se poursuit inéluctablement, si on n’y prend
garde, dans une escalade qui culmine avec la criminalité
organisée et l’homicide. En d’autres termes :
lorsqu’on se refuse à distinguer entre délinquance
et violence, ou entre différents types et degrés de
violence, on aboutit très facilement à la « théorie
de la vitre cassée » et à la doctrine de la
« tolérance zéro ».
3.
Le mythe de l’âge d’or
Les
discours catastrophistes sur l’explosion de la violence des
jeunes reposent également sur une amnésie plus ou moins
volontaire : pour pouvoir affirmer que nous vivons une période
de déferlement sans précédent de la violence, il
faut au préalable avoir bien oublié ce qu’il en
était réellement de la violence dans le passé.
Or,
si l’on se réfère sérieusement à
toutes les sources qui sont à notre disposition sur le passé
comme sur le présent, forme de délinquance par forme de
délinquance, on s’aperçoit qu’il existe
aujourd’hui des formes nouvelles de délinquance et de
violence, ou du moins des formes de délinquance et de violence
qui semblent actuellement en augmentation (par exemple les
caillassages de bus, les outrages à agent et plus largement
les conflits avec les institutions, ou encore la consommation de
cannabis), mais que ces formes de délinquance sont les moins
violentes, et qu’inversement les formes les plus violentes
(comme les homicides volontaires, les homicides commis par des
mineurs ou les viols collectifs) ne sont pas en augmentation [5].
L’âge d’or dont nous parle le nouveau sens commun
sécuritaire fut en réalité une période où
le risque de se faire tuer était bien supérieur à
ce qu’il est aujourd’hui. À ceux qui nous accusent
d’être angéliques, il faut donc répondre
que ce sont eux qui ont une vision angélique du passé.
4.
La logique du bouc émissaire Il
est un autre mensonge, l’un des plus répandus et des
plus pervers, qui consiste à évoquer des faits réels,
mais en prétendant, sans la moindre preuve, que les jeunes de
banlieue en ont le monopole. C’est ainsi, par exemple, qu’on
parle des « tournantes »,
et plus largement des formes plus ou moins agressives de sexisme ;
c’est ainsi également qu’on parle de
l’antisémitisme. Dans tous les cas, le discours dominant
a ceci de pervers qu’il pointe du doigt des problèmes
bien réels, dont la gravité est indiscutable, mais
qu’il oublie de dire que les problèmes en question
concernent en réalité l’ensemble de la société
française, et qu’aucune donnée empirique ne
permet d’affirmer que la jeunesse des banlieues est davantage
en cause que le reste de la société [6].
5.
La marque du négatif
Le
tableau que la majorité des dirigeants politiques et des
grands médias dressent de la banlieue et des jeunes qui y
vivent est également mensonger parce qu’un certain
nombre de réalités y sont absentes. En effet, si le mot
violence renvoie de manière automatique à la banlieue
et à ses « jeunes », qui semblent de ce
fait en avoir le monopole, la réciproque est vraie : les
mots jeunes, banlieue et « jeune de banlieue »
renvoient automatiquement au mot « violence »,
comme si, en banlieue, ou du moins chez ces jeunes, il n’y
avait que de la violence.
Or,
il se passe beaucoup de choses en banlieue, qui ne se résument
pas à l’incendie d’une poubelle, au vol d’une
voiture ou au règlement de compte entre cités. Parmi
les problèmes que vivent les habitants de la banlieue, et dont
les élus et les grands médias parlent moins volontiers
que de la « violence des jeunes », il y a aussi
des violences autrement plus graves et plus fréquentes, qui
sont commises par l’entreprise ou par l’institution, et
qui frappent au premier chef ces jeunes qu’on stigmatise et
qu’on accuse : chômage, précarité,
discriminations, brutalités policières...
Il
y a aussi en banlieue un potentiel énorme, rarement reconnu :
une vitalité, des solidarités et des formes de vie
sociale, culturelle et politique qui s’inventent [7],
dans l’indifférence générale des élus
et des grands médias. Il est extrêmement important de le
rappeler, car le plus souvent, les mieux intentionnés tentent
de défendre les jeunes de banlieue en les réduisant au
statut de victimes. Mis à part la violence, admettent-ils d’un
commun accord avec leurs adversaires « sécuritaires »,
« il n’y a rien » [8].
Un nouveau sens commun progressiste, alimenté par certains
sociologues, décrit la banlieue comme un « désert »,
un « no man’s land », où vivent
des jeunes qui « ne sont unis que par la galère, la
désorganisation et la rage » [9].
On parle également d’anomie, d’absence de repères
et d’absence de conscience politique... Cette vision
misérabiliste est non seulement fausse, mais aussi inopérante
pour contrer l’offensive sécuritaire que nous affrontons
aujourd’hui : tout au plus permet-elle de modérer
la peur et la haine ; ce qu’elle laisse en revanche
intact, c’est le mépris des « jeunes de
banlieue ».
6.
L’oubli de l’origine Ce
qui engendre le mépris, et donne une apparence de réalité
à l’image du jeune de banlieue comme corps furieux,
« sauvage » ou « dé-civilisé »,
c’est aussi l’oubli, ou plutôt le refoulement de
l’origine des phénomènes de délinquance ou
de violence. On peut le constater à propos de la petite
délinquance : on a assisté, ces dernières
années, de manière plus ou moins consciente et
délibérée, à la mise à l’écart
des enseignements que nous apporte la sociologie sur la corrélation
forte existant entre origine sociale et incarcération (la
population carcérale est une population plus jeune, plus
masculine et d’origine plus pauvre que la moyenne). Dans les
grands médias, les sociologues ont peu à peu cédé
la place à de nouveaux « experts » :
des psychologues qui dépolitisent la question en rattachent
« la violence » en général à
la nature humaine et au « besoin d’agression »
ou au « manque de repères », voire à
la « carence d’éducation », ou des
entrepreneurs en « sécurité publique »
comme le très influent Alain
Bauer,
qui a réussi à publier un Que sais-je ? sur les
« violences urbaines », et dont le moins qu’on
puisse dire est qu’il est juge et partie...
Il
en va de même si l’on considère les émeutes
urbaines qui se sont succédées depuis le début
des années 90, de Vaulx-en-Velin
(1990) et Mantes-la-Jolie
(1991) à Clichy-sous-Bois
(2005), Villiers-le-Bel
(2007) et Grenoble.
Ces émeutes que la classe politique, les grands médias
et les sociologues les plus médiatisés ont
quasi-unanimement présenté comme des poussées de
fièvre nihiliste, « aveugle, autodestructrice et
sans objet » [10],
dépourvues de toute dimension politique, de toute dimension
revendicative et de toute rationalité, ces émeutes
qu’on présente aujourd’hui comme les preuves
irréfutables d’un manque d’éducation ou
d’humanité, ont toutes eu pour événement
déclencheur la mort violente d’un jeune, le plus souvent
issu de l’immigration, le plus souvent au cours d’une
intervention policière.
Par
conséquent, indépendamment de tout jugement moral ou de
toute considération de stratégie politique, force est
d’admettre que ces émeutes ont une rationalité et
une dimension politique, et qu’elles constituent une forme de
résistance. Si, en plus de cette anamnèse quant à
l’élément déclencheur des émeutes,
on remonte plus loin, si l’on se souvient qu’au début
des années 80, des événements du même type
(les crimes racistes et sécuritaires) avaient été
pour beaucoup dans le déclenchement de la Marche pour
l’Égalité [11]
et de Convergence 84, si l’on se souvient que tous les moyens
politiques non-violents avaient alors été mobilisés
(la prise de parole publique, la manifestation, la marche pacifique,
mais aussi le recours aux tribunaux pour juger les crimes
policiers) [12],
si l’on se souvient qu’alors des promesses avaient été
faites par les autorités et si l’on se souvient enfin
que durant les années qui ont suivi, rien n’est advenu
(hormis des
non-lieux, du sursis ou des acquittements de policiers assassins),
alors les « explosions » de Vaulx-en-Velin,
Mantes la Jolie, Dammarie-les-Lys, Toulouse, Roubaix, Clichy,
Villiers ou Grenoble apparaissent tout à coup bien moins
imprévisibles, bien moins irrationnelles et même bien
moins illégitimes. Alors, surtout, loin de témoigner
d’un ensauvagement de la jeunesse des banlieues, ces émeutes
témoignent au contraire de l’existence d’un souci
de la vie d’autrui, d’une mémoire et d’une
incapacité à se résigner face à
l’injustice, qui sont la marque même de l’humain.
7.
Le legs colonial
Parmi
les ressorts du consensus sécuritaire que nous affrontons
aujourd’hui, bien d’autres pistes mériteraient
d’être explorées, en particulier du côté
du passé colonial et des représentations qui se sont
forgées et transmises durant cet épisode « épique ».
En effet, tant du point de vue des représentations que des
dispositifs politiques et policiers qui se mettent en place
aujourd’hui, la filiation est évidente : si l’on
parle aussi facilement de « reconquête
territoriale », d’espaces « décivilisés »,
de « sauvageons », de « défaut
d’intégration » ou de « défaut
d’éducation », si l’on parle aussi
facilement de « nécessaire adaptation »
de notre dispositif pénal à des populations
radicalement différentes des « blousons noirs de
jadis », vivant « en dehors de toute
rationalité », c’est que ce vocabulaire, et
le regard qui le sous-tend, n’ont rien de nouveau. C’est
le même vocabulaire et le même regard qui ont eu cours il
y a plus d’un siècle lorsqu’il s’est agi
d’inventer un discours sur « l’indigène »
- dont les « jeunes de banlieue » aujourd’hui
incriminés se trouvent être, en grande partie, les
descendants.
Et
c’est également dans l’héritage
colonial
qu’il faut aller chercher si l’on veut comprendre la
genèse des dispositifs d’exception qui se mettent en
place ou se renforcent dans les banlieues : qu’il s’agisse
du couvre-feu, de la « guerre préventive »
que constituent les contrôles policiers à répétition
(ou les dispersions intempestives dans les halls d’immeuble) ou
qu’il s’agisse de la pénalisation des parents pour
les fautes des enfants, nous avons affaire à des pratiques qui
violent un certain nombre de principes fondamentaux (comme le
principe de la présomption d’innocence ou celui de la
responsabilité individuelle) et qui par conséquent
apparaissent comme des anomalies au regard d’une certaine
tradition du Droit français, mais qui ne tombent pas du ciel.
Si l’on se réfère à l’autre
tradition française, à la part d’ombre que
constitue le droit d’exception qui s’est inventé
et expérimenté dans les colonies françaises,
alors la surenchère
« sécuritaire »
à laquelle nous assistons depuis près de deux décennies
perd beaucoup de sa nouveauté ou de son originalité.
En
guise de conclusion
Le
travail de déconstruction que nous venons d’esquisser
est nécessaire, mais pas suffisant. Il laisse en effet de côté
d’autres points sur lesquels il faudrait s’interroger, et
sur lesquels nous avons proposé ailleurs quelques
analyses [13].
En particulier, une fois établi le caractère
fondamentalement mythique du discours dominant sur la violence et
l’insécurité, il reste à s’interroger
sur les raisons de son succès : comment un discours aussi
grossièrement mensonger, bête et méchant a-t-il
pu s’imposer dans des franges aussi larges de l’opinion ?
On se contentera ici de dire qu’à notre sens, le Front
national est sans doute l’un des grands bénéficiaires
de la dérive sécuritaire, mais qu’il est loin
d’en être l’acteur principal : il y a une
responsabilité écrasante du reste de la classe
politique, de gauche comme de droite, ainsi que des grands médias.
Une
autre question qui ne doit pas être perdue de vue est celle des
effets concrets de cette dérive sécuritaire. Les
discours s’accompagnent en effets d’actes, qu’ils
suscitent ou qu’ils légitiment après-coup, et ces
actes sont criminels. D’abord parce que les discours et les
pratiques sécuritaires produisent une partie des maux qu’ils
prétendent déplorer et combattre : ils sèment
la méfiance, la peur, le repli sur soi, l’individualisme,
la haine et la division, et donc suscitent ou entretiennent les
tensions les plus stériles et les plus dangereuses. La
prolifération de discours stigmatisant la banlieue entretient
non seulement le racisme et le mépris de classe, mais elle
sème également la peur, la haine et le mépris au
sein même des classes populaires : entre adultes et
« jeunes », entre « bons »
et « mauvais parents », entre filles et
garçons, entre Français « de souche »
et « immigrés » ou encore entre « bons »
et « mauvais immigrés »...
La
logique du bouc-émissaire est aussi dommageable pour
l’ensemble de la société : en entretenant
l’illusion que l’égoïsme, l’individualisme,
la dépolitisation ou encore le sexisme, l’homophobie et
l’antisémitisme n’existent qu’en banlieue,
le moins que l’on puisse dire est qu’on n’incite
pas les classes moyennes et supérieures à traiter ces
problèmes qui sont aussi les leurs, et qu’on réserve
de ce fait aux femmes, aux homosexuels ou aux Juifs de très
déplaisantes surprises.
Mais
si le discours et les pratiques sécuritaires pourrissent
l’ensemble des rapports sociaux, on ne peut pas nier malgré
tout que ceux qui en subissent le plus directement et le plus
brutalement les conséquences sont les « jeunes de
banlieue », en particulier ceux qu’on qualifie d’
« issus de l’immigration » :
d’abord
parce qu’on est en train de briser par milliers des jeunes en
les envoyant en prison ou en « centre fermé »,
en lieu et place de toute réponse sociale ;
ensuite
parce que la focalisation sur les « violences et
incivilités » dont certains de ces jeunes se
rendent coupables constitue une formidable puissance d’occultation
et de diversion : occupés à se défendre ou
à se faire oublier un peu, il leur est plus difficile que
jamais de faire entendre leur voix, leur avis et leurs griefs contre
une société qui leur impose le chômage, la
précarité, le racisme et la discrimination ;
enfin
parce que le consensus sécuritaire se traduit par une
légitimation et une banalisation (voire une légalisation
de fait) des violences institutionnelles les plus illégitimes
(et théoriquement illégales), en particulier les abus
policiers : contrôles à répétition,
contrôles au faciès, fouilles humiliantes, passages à
tabacs, usages abusifs de la procédure d’ « outrage »,
et même homicides.
Par
légalisation de fait, il faut entendre ceci, parmi bien
d’autres exemples possibles :
en septembre 2001, le policier Hiblot, qui avait abattu le jeune
Youssef Khaif, en fuite à bord d’une voiture, d’une
balle dans la nuque tirée à plus de douze mètres,
a été purement et simplement acquitté.
Reste
enfin une ultime question, la plus urgente : comment résister ?
Pierre
Tévanian
Source :
Indigènes de la République
[1]
Cf. Pierre Tevanian, Sylvie Tissot, Dictionnaire de la lepénisation
des esprits, L’esprit frappeur, 2002
[2]
L’analyse qui suit fait référence aux données
chiffrées citées et analysées par Laurent
Mucchielli dans Violence et insécurité. Mythes et
réalités dans le débat français, La
découverte, 2001
[3]
Cf. Laurent Bonelli et Gilles Sainati, La machine à punir,
L’esprit frappeur, 2001, et Clément Schouler, Vos
papiers ! Que faire face à un contrôle d’identité,
L’esprit frappeur, 2001
[4]
Sur ce point, cf. Pierre Tevanian, La mécanique raciste,
Dliecta, 2008.
[5]
Cf. Laurent Mucchielli, Violence et insécurité. Mythes
et réalités dans le débat français, La
découverte, 2001
[6]
Nonna Mayer a par exemple montré que les enquêtes
d’opinion contredisent la thèse de la « nouvelle
judéophobie », élaborée par
Pierre-André Taguieff et relayée par de nombreux
médias : les idées antisémites ne sont pas,
comme le prétend Pierre-André Taguieff, dominantes dans
les milieux d’extrême gauche et dans la jeunesse issue de
l’immigration maghrébine ; elles restent,
aujourd’hui comme par le passé, présentes dans
l’ensemble de la société française, avec
des « pics »à la droite de la droite,
dans les franges de l’opinion qui manifestent par ailleurs un
très fort rejet de l’immigration maghrébine :
en 2000, les sondés qui approuvent l’énoncé
« les Juifs sont trop nombreux en France »
(soit 20% des sondés) approuvent à 97% l’énoncé
« il y a trop d’Arabes ». Cf. N. Mayer,
Le Monde, 04/04/2002.
[7]
Cf. David Lepoutre, Cœur de banlieue, Odile Jacob, 1998, et
surtout Saïd Bouamama (dir. ), Contribution à une mémoire
des banlieues, Volga éditions, 1994
[8]
François Dubet, La galère, Fayard, 1987.
[9]
François Dubet, La galère, Fayard, 1987.
[10]
François Dubet, « Violences urbaines »,
Cultures et conflits, n°6, 1992
[11]
Rebaptisée « Marche des beurs » dans par
la mémoire officielle.
[12]
Cf. Bouzid, La Marche, Sinbad, 1983 ; Convergence 84, Ruée
vers l’égalité, Mélanges, 1984 ; Saïd
Bouamama, Vingt ans de marche des beurs, Desclée de Brouwer,
1994.
[13]
Cf. Pierre Tevanian, Le ministère de la peur, L’esprit
Frappeur, 2004
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