[sur
le site Rouge Midi:]
Saïd Bouamama est sociologue, chargé de recherche à
l’IFAR (Intervention, formation, action, recherche) de
Lille. Auteur de nombreux ouvrages, Saïd Bouamama revient
dans son dernier livre [1] sur vingt
ans d’observation et de - recherche concernant les
rapports entre la paupérisation des quartiers
populaires, leur ethnicisation et les idéologies
libérales qui en tirent profit. A Rouge Midi nous
connaissons bien Saïd qui, en plus d’être un
ami est membre de la coordination communiste 59/62 et doit
venir dans cet automne à Rouges Vifs13 pour une soirée
débat sur l’Algérie aujourd’hui et le
rôle politique des franco-algériens. Pas étonnant
que nous nous retrouvions dans ses propos sur cette partie de
la classe ouvrière d’aujourd’hui qui est la
plus exploitée et sans qui aucune victoire ne sera
durablement possible.
L’idéologie
de la méritocratie républicaine est de plus en plus
prégnante et sans cesse mise en avant par Nicolas Sarkozy,
notamment à destination des quartiers populaires. Comment
analysez-vous ce discours ?
Saïd
Bouamama.
Il y a deux manières de - répondre aux
revendications d’une population qui vit une injustice. La
première consiste à s’attaquer aux causes
structurelles et à ce qui produit de la précarité.
La seconde permet de ne pas toucher à la structure du
système inégalitaire, tout en donnant l’illusion
d’agir. C’est-à-dire - ouvrir le système
à la marge en faisant monter une couche moyenne issue des
milieux populaires et de l’immigration. Ce fonctionnement
n’est pas sans rappeler la formation d’une élite
indigène à l’époque coloniale.
Automatiquement les personnes promues deviennent individualistes
et reproduisent le discours d’une réussite uniquement
due à leurs propres efforts. Les dominants n’ont
guère besoin de leur demander de cracher sur les milieux
populaires, ils le font spontanément.
Dans
votre livre, vous constatez l’émergence d’un
nouveau rapport de classes fondé sur l’ethnicisation.
Comment fonctionne-t-il ?
Saïd
Bouamama.
Progressivement, un marché ethnicisé du travail
s’est mis en place avec des secteurs et des emplois dont les
modes de recrutement et de promotion interne sont fondés
sur des critères ethniques. On pourrait croire à une
forme de favoritisme ; en réalité, la vraie
question est de savoir quelle est la nature de ces emplois ?
L’immigration étant une variable d’ajustement
structurelle, les populations précaires et immigrées
sont les premières entrées mais aussi les premières
sorties. Cette gestion ethnicisée s’appuie sur une
source externe, les sans-papiers, et une source interne, les
jeunes issus de l’immigration. Ces derniers sont contraints
à cause de la discrimination de revoir à la baisse
leurs prétentions. Combien de jeunes femmes issues de
l’immigration, avec des bac+4, des bac+5, sont forcées
de travailler dans le nettoyage industriel ? C’est
aberrant. Le marché ethnique du travail est un outil parmi
d’autres de la précarisation de la condition
salariale.
Comment
s’explique cette situation de discrimination par le
travail ?
Saïd
Bouamama.
Pour que ce système puisse fonctionner correctement, il
faut ajouter une idéologie qui rende cette situation non
révoltante. Par exemple, les Noirs seraient meilleurs pour
les emplois de - videurs, parce qu’ils seraient plus
diplomates… Les Maghrébins, eux, seraient -
naturellement bons dans le bâtiment ; les Asiatiques,
minutieux pour la confection… Il y aurait ainsi des
capacités ethniques, des qualités plutôt que
des qualifications. La stratégie consiste à faire
admettre au plus grand nombre l’évidence de cantonner
les Noirs ou les Maghrébins à un certain profil de
postes. Dans les entretiens d’embauche, il existe des
mécanismes discriminatoires qui ne nécessitent pas
d’être - raciste pour les appliquer. Le recruteur aura
tendance à prendre quelqu’un qui lui ressemble. Mais,
comme les populations issues de l’immigration n’ont
pas historiquement accès à certains postes, chacun -
reproduit à son niveau. Je ne pense pas que la solution
soit dans la morale, dans l’éducation civique ou dans
l’antiracisme. Même s’il est nécessaire
de maintenir une lutte contre l’intolérance et contre
les - racismes, il s’agit plus ici de combattre les
inégalités socio-économiques.
L’ethnicisation
des rapports s’intègre dans une grille de lecture
explicative plus large, que vous appelez le culturalisme. De quoi
s’agit-il ?
Saïd
Bouamama.
Le culturalisme est l’explication de la réalité
sociale à partir du seul facteur culturel. Il s’est
imposé par une - récupération libérale
d’une aspiration et d’une revendication justes et
progressistes : la reconnaissance de la diversité
culturelle française et le refus de la logique
assimilationniste. Pendant les années cinquante et
soixante, les quartiers populaires d’une part et
l’immigration d’autre part sont analysés à
partir des concepts de « classes » et de
« lutte des classes ». Les décennies
1970 et 1980 seront, elles, caractérisées par des
luttes visant à intégrer la diversité des -
composantes de la classe ouvrière et des milieux populaires
dans les revendications. En France, la Marche pour l’égalité
de 1983 et le mouvement Convergence 84 pour l’égalité
revendiquent la nécessité du droit à la
différence à partir de la dissociation entre
citoyenneté, nationalité et culture. Et les think
tanks libéraux de la décennie 1980 vont, comme pour
d’autres thèmes, récupérer une
revendication juste en la détournant de sa cible. En
absolutisant le facteur culturel, les libéraux visent à
éliminer les explications sociales et économiques
des faits. Le culturalisme a alors été adopté
non pas comme prise en compte de la diversité, mais comme
négation du facteur social. La - culture devient peu à
peu la seule explication des difficultés rencontrées
dans les milieux populaires. L’État libéral y
gagne considérablement puisque les difficultés
ressenties sont désormais imputées à la
« culture des pauvres » ou à la
« culture des immigrés ». Ainsi, en
novembre 2005, les - révoltes des quartiers populaires
ont-elles été présentées par le chef
de l’État lui-même comme « culturelles » :
la polygamie, l’intégrisme, les parents
démissionnaires, etc.
Ces
arguments culturalistes sont souvent repris pour expliquer les
violences dans les quartiers. Reprenons l’exemple des
parents démissionnaires. Comment l’analysez-vous ?
Saïd
Bouamama.
On peut dire que l’ampleur de la crise économique
amène un certain nombre de parents à gérer
d’autres problèmes que ceux de l’éducation
de leurs enfants. Il arrive qu’ils se sentent dépassés.
Et heureusement que les mécanismes associatifs leur
permettent de ne pas rester seuls face à ces questions. Si
les parents peuvent se sentir impuissants, ils n’ont jamais
été dans la démission. C’est un terme
scandaleux. Tous les parents, qu’ils y arrivent ou pas,
veulent le meilleur pour leurs enfants. Je n’ai jamais
rencontré une personne souhaitant le pire à ses
enfants. La thèse de la démission des parents
permet, à mon sens, d’éluder la question des
enjeux sociaux. On glisse un peu vite d’une fragilisation
des parents issue des politiques mises en oeuvre par les classes
dominantes à une vision culturaliste capacitaire selon
laquelle ils ne sont pas aptes à s’occuper de leurs
enfants. On - revient alors doucement à ce discours
développé sur les familles ouvrières, qui
avaient besoin d’être « moralisées »
par des assistantes sociales. Historiquement, l’idée
demeure que les gens du peuple ne savent pas éduquer leurs
enfants. C’est d’un mépris - extraordinaire qui
permet de justifier toutes les exclusions de droit
En
quoi cette conception culturaliste va-t-elle instaurer des
divisions entre « dominés » ?
Saïd
Bouamama.
Si le facteur culturel est la principale explication des problèmes
d’une certaine frange de la population, alors quel est le
point commun entre deux personnes qui ont des cultures
différentes ? Lorsque le niveau de classe sociale, qui
unissait auparavant les précaires, devient secondaire, il
ne reste que la différence de - culture. En plus de cela,
l’arrivée d’une crise économique
signifie toujours une concurrence accrue pour les biens rares.
Chacun va tenter de mettre en avant ce qu’il estime être
des atouts pour accéder à des biens.
D’où
viennent ces catégorisations essentialistes ?
Saïd
Bouamama.
Ces catégories viennent d’un imaginaire colonial non
déconstruit et non combattu par la société
française. Les manuels d’histoire ont fait l’impasse
sur l’analyse de ces imaginaires. Car, une fois la guerre
d’Algérie terminée, l’État
français a considéré qu’il pouvait
tourner la page. Or, le départ des soldats français
et des colons n’ont pas du tout suffi à - décoloniser
les imaginaires. Les entretenir revient à faire un
excellent cadeau au libéralisme pour diviser les pauvres
entre eux.
Les
médias parlent souvent des « jeunes de
banlieue » comme d’une entité dangereuse
et violente. À quoi correspond cette diabolisation ?
Saïd
Bouamama.
Il suffit de répondre par une autre question : quelle
est la catégorie aujourd’hui qui est entrée en
lutte dans toutes ses composantes : lycéennes, -
ouvrières, sans-emplois ? Ce sont les jeunes. Quand on
observe le traitement des mouvements lycéens et celui des
quartiers populaires, la différence est flagrante. Il y a
les bons jeunes et les mauvais. Imaginons qu’une diversité
des jeunesses cesse de s’opposer les unes contre les autres.
Imaginons que les divisions ne fonctionnent pas, ce serait un
ciment de contestation à craindre par le pouvoir. Présenter
la jeunesse des quartiers populaires comme une classe dangereuse
relève d’une stratégie politique. Cela ne veut
pas dire que la violence n’existe pas dans les quartiers
populaires, ni qu’elle n’est pas de plus en plus
déstructurée. Simplement, cette violence est d’abord
subie avant d’être agie. Quand on interroge des jeunes
des quartiers sur leurs rêves, les réponses ne sont
pas irrationnelles ou désordonnées. Pour le dire
vite : ils veulent un boulot, un logement et une voiture. Ce
qui est scandaleux, c’est que ce minimum de « normalité »
soit vécu comme inaccessible pour une grande partie de la
jeunesse. Cela conduit, pour certains jeunes, à une mise en
scène d’un - rejet du travail. Ils disent souvent :
« Moi, je ne veux pas être un esclave. »
C’est là transformer une contrainte en choix pour
garder la tête haute. Il y a de l’exigence de -
dignité dans tout cela.
Vous
expliquez en partie le bouleversement de la sphère
familiale par les déréglementations économiques.
Quelles ont été les étapes de cette
déstructuration ?
Saïd
Bouamama.
La culture ouvrière a été massivement
déstabilisée dans certains territoires, où le
taux de chômage est passé en vingt ans de 8 % à
45 %. Non seulement les gens ont été mis à
la rue, mais on a réussi à leur faire croire qu’ils
en étaient responsables. Le travail cristallisait l’image
de la famille. La montée du chômage est allée
de pair avec un fort recul de la fierté d’être
- ouvrier. Un père que j’interrogeais me - disait :
« Comment je peux interdire à mon fils de
rentrer au-delà d’une certaine heure, si je ne le
nourris même plus et que je vis de ses allocations ? »
La perte objective des emplois n’a même pas pu être
compensée par un réseau associatif, culturel ou
politique valorisant. Les dégâts auraient été
moindres si on avait eu une offensive culturelle - ouvrière.
Y
a-t-il eu un abandon des quartiers populaires par les partis de
gauche ?
Saïd
Bouamama.
Pour moi, la gauche française a eu une vision essentialiste
des quartiers populaires. C’est-à-dire qu’elle
a sous-estimé la diversité des milieux populaires et
les clivages qui pouvaient exister. Les clivages ne sont pas
insurmontables si et seulement si on les travaille. Le discours du
« tous des ouvriers » a masqué les
inégalités qui étaient en train de se
construire. Par ailleurs, la gauche française a considéré
les enfants issus de l’immigration comme acquis à la
gauche. Elle n’avait donc pas d’efforts à
faire. Autre écueil des partis de gauche : un rapport
paternaliste. La gauche n’a pas décolonisé ses
esprits et n’a pas pris la mesure du combat. Pour que ces
jeunes Français puissent se reconnaître dans les
autres combats, encore faut-il qu’ils soient pris en compte
sur leur propre oppression.
Considérez-vous
le modèle d’intégration français comme
un échec ?
Saïd
Bouamama.
Pour moi, ce n’est pas un échec mais un mythe. Le
concept d’intégration nous empêche de penser la
réalité. L’intégration n’est pas
une formule magique. Il s’agit d’un mythe car même
pour les immigrations européennes, il n’y a pas eu
« d’intégration nationale »
mais une « intégration de classes ».
Il paraît impossible de demander aux immigrés des
anciennes colonies françaises d’être dans une
logique d’assimilation. Cela - impliquerait l’abandon
de leur trajectoire. Le mythe est encore plus problématique
et visible pour les jeunes Français issus de l’immigration
qui, eux, sont nés français, socialisés et
culturellement français. À ces derniers on pose
toujours la question de l’attestation française. Il
s’agit d’une parade pour éluder la vraie
question : celle des discriminations racistes comme vecteur
de la reproduction des inégalités sociales.
Pendant
longtemps, l’école a été considérée
comme un moyen de réussite. Pourquoi ?
Saïd
Bouamama.
L’école républicaine a permis à
« l’élite » des classes
populaires de pouvoir tirer la famille vers une promotion sociale.
Mais l’école reste aussi le lieu, y compris au moment
des Trente Glorieuses, où on orientait massivement les
enfants d’ouvriers vers des emplois manuels. La - sélection
à base de catégories sociales a toujours existé.
Le système scolaire continue à fonctionner comme un
mécanisme de tri des orientations en fonction de la classe
sociale d’appartenance, mais aussi en fonction de la couleur
de peau. On cultive cette focalisation des parents sur l’école
comme fonction de réussite sociale. Du coup, lorsque
l’école ne remplit pas le contrat, les parents la
fustigent. Ils finissent par perdre de vue que l’école
peut d’autant moins pallier les problèmes sociaux que
l’État lui enlève les moyens nécessaires
pour donner à tous un enseignement de qualité. Le
mythe d’une école qui aurait été
inégalitaire permet d’opposer parents et enseignants
alors qu’ils sont victimes des mêmes politiques
libérales.
L’idée
des quartiers comme repaires de communautaristes fait-elle partie
de la stratégie de stigmatisation d’une catégorie
de la population ?
Saïd
Bouamama.
Oui. Si on observe la manière dont se structurent les
territoires, on se trouve face à des politiques sociales
qui restreignent le champ des possibles pour certains. Donc, il
s’agit avant tout de productions systémiques. Ceux
qui précisément ne choisissent pas de vivre ensemble
et dont la situation sociale ne permet pas d’aller ailleurs
que dans les cités HLM sont taxés de communautaires.
Or, il y a communautarisme à partir du moment où on
choisit volontairement de se regrouper. S’il faut parler de
communautarisme, c’est celui des riches qu’il faut
analyser car eux choisissent de vivre dans l’entre-soi. Le
repli communautaire serait lié à la - culture des
gens et serait la cause des problèmes. Ce repli n’est
en fait que la conséquence des politiques sociales. Dans le
discours sur le communautarisme des quartiers populaires, il y a
aussi le discours sur l’islam. Les jeunes issus de
l’immigration seraient plus musulmans que leurs parents et
surtout adeptes d’un islam plus agressif. Les jeunes
d’aujourd’hui ne sont pas plus - religieux que leurs
parents. Simplement, ils sont Français et ne veulent plus
de l’injonction d’invisibilité qui était
faite à leurs parents. De manière plus globale, ces
jeunes se sentent regardés comme non-Français et
comme immigrés. Pourquoi l’injonction d’aimer
la France leur est - demandée et pourquoi ne l’est-elle
pas aux « autres jeunes ». Je ne connais
aucun Français qui aime toute la France. On ne peut pas
aimer à la fois les Communards et les Versaillais.
Entretien
réalisé par Ixchel Delaporte pour l’Humanité
Source
Rouge Midi