Alain
Albié : Plutôt que d’envoyer une équipe
de journalistes enquêter sur la réalité du Tibet
au monastère tibétain de Labrang, qui est en termes
d’image commerciale ce que Lourdes est aux catholiques, j’ai
préféré demander son avis à une personne
qui connait réellement le Tibet et non pas seulement quelques
«images d’Épinal» prises lors du dernier
voyage à vocation touristique.
Jean
Paul Desimpelaere est une de ces personnes qui a une incontestable
expérience du Tibet et je lui ai posé dix questions
afin de cerner davantage la réalité de cette région
qui fait couler tant d’encre.
JPD
: Je suis entré en contact pour la première fois avec
les populations tibétaines en 1985, dans la province du Gansu,
mais ce n’est qu’en 1991 que j’ai eu un réel
séjour de trois mois au Tibet même, lors d’une
expédition alpiniste. Depuis, les voyages se sont multipliés,
au rythme d’une fois tous les deux ans, chaque fois d’une
durée d’environ un mois. Justement parce que la première
fois déjà j’y avais trouvé autre chose que
les pensées dominantes chez nous. Je peux dire que j’ai
été dans les zones touristiques et dans les zones non
touristiques. Et que j’ai pu parler avec beaucoup
d’agriculteurs, que j’aime bien pour leur franc-parler.
Le
mois de mars est annoncé comme étant une période
à risque au Tibet, qu’en pensez-vous et faut-il craindre
de violents affrontements ?
JPD
: Le 10 mars il y aura des manifestations en Europe, aux États-Unis
et en Inde, mais je ne crois pas que les affrontements de l’année
passée au Tibet vont se reproduire, pour trois raisons. La
principale, c’est que la population tibétaine, dans sa
large majorité je crois, a désavoué les actes de
violence à Lhassa de mars 2008. Quand j’étais au
Tibet en octobre et novembre 2008, toutes les personnes avec qui j’ai
eu l’occasion de parler, sans «escorte» et quelque
soit leur position sociale, me l’ont confirmé. Je
n’avais pas l’impression qu’ils me disaient cela
pour me faire plaisir, il y avait de l’amertume dans leur ton
quand ils parlaient des «petits brigands qui ont mis le feu à
Lhassa.»
Une
deuxième raison est que l’ambiance à Lhassa et
dans d’autres villes tibétaines est à la fête.
Les Tibétains viennent de passer leur «Nouvel An
tibétain, le Losar», fin février. Le dalaï-lama
et sa suite avaient appelé le peuple tibétain à
boycotter la fête du Nouvel An. Mauvais calcul, les Tibétains
adorent la fête. Le parlement de la région Autonome du
Tibet (dont 80% des membres sont des Tibétains, et élus
directement par la population) vient de décréter une
nouvelle fête : «le 50e anniversaire de la libération
des serfs», ceci pour le 28 mars, dorénavant jour
officiel de congé au Tibet. Les préparatifs de la fête
sont déjà en route. Donc je crois que le 10 mars –
anniversaire de l’exil volontaire du dalaï-lama –
passera au Tibet sous silence entre deux cortèges festifs.
La
troisième raison : les autorités tibétaines ne
vont plus se laisser «prendre au dépourvu» comme
l’année passée. La venue de Tibétains
résidant en Inde pour « visiter la famille » est
soumise à un contrôle plus strict qu’en 2008.
Ameuter des moines ou des groupes de jeunes s’avère plus
difficile et les villes sont plus «surveillées»
qu’avant durant cette période.
Quand
les médias occidentaux parlent du Tibet, ils ne font
pratiquement qu’allusion aux religieux et on a souvent
l’impression que ce pays n’est peuplé que de
moines, les moines sont-ils si nombreux et ont-ils une si grande
importance dans la vie des Tibétains ?
JPD
: Quand je donne une conférence sur le Tibet, je commence à
parler de la majorité de la population : les agriculteurs (pas
même les nomades, qui ne forment qu’une toute petite
minorité). Les agriculteurs (cultivateurs et éleveurs
de bétail) représentent 80% de la population. Le Tibet,
c’est eux. Les moines et les nonnes, c’est 4% de la
population. Je sais que les albums de photos des touristes
occidentaux contiennent plus de moines que de paysans. Comme si un
«vrai Tibétain» à nos yeux est un Tibétain
qui prie ou qui endosse la robe, alors que les moines au Tibet vont
jouer au billard du village. Bien sûr, ils sont «respectés»
par la population. Ils sont une sorte «d’assurance vie»
pour les croyants qui voient en eux une possibilité
d’augmenter leur bon karma dans cette vie et la prochaine. Pas
mal de familles aiment bien avoir un proche dans un monastère
pour leur assurer un parcours de vie pas trop perturbé, et
propice pour la prochaine. Une enquête récente de deux
tibetologues américains parmi 780 familles rurales au Tibet
montre que la moitié des familles invite régulièrement
des moines – contre paiement - pour venir réciter des
sutras à domicile, lors de naissances, de mariages, de décès
ou lors de décisions importantes pour la famille, parfois même
pour prier pour une bonne récolte. Les moines sont très
présents dans la vie des Tibétains et bien nourris par
eux.
J’ai
pour ma part posé 100 fois la question sur les désirs
réels du «gouvernement en exil» mais je n’ai
jamais pu obtenir de réponses ; quelles sont leurs vraies
aspirations : autonomie ou indépendance ?
JPD
: «L’autonomie» est un terme qui ne sert qu’à
gagner notre sympathie, car quand on regarde de plus près
leurs revendications, c’est «l’indépendance»
qui se dissimule en dessous : une propre constitution basée
sur le bouddhisme, un rôle politique pour le clergé, une
législation séparée de la Chine, l’armée
chinoise dehors, même les Chinois tout court dehors, la
possibilité de créer des partis politiques
pro-occidentaux, le marché libre, un retour des fils et des
filles de l’ancienne élite à des postes
dirigeants. En plus, tout cela est revendiqué pour une région
deux fois plus grande que l’actuel Tibet et qu’ils
appellent le «Grand Tibet» ou le «Tibet culturel»
(5 fois la France, un quart de la Chine), où les Tibétains
n’ont jamais été majoritaires durant l’Histoire,
mais sur lequel ils ont régné pendant presque 200 ans
(653-840), soumettant d’autres populations. Évidemment,
le gouvernement chinois est inflexible face à une telle
boulimie de revendications.
Vous
qui avez séjourné au milieu du peuple Tibétain,
quel est leur avis sur ce problème et le dalaï-lama a
t’il une véritable légitimité auprès
des habitants ?
JPD
: La majorité des Tibétains ne veulent pas de ce «mot
d’ordre d’indépendance», car ils sont bien
conscients que cela provoquerait une longue période de
perturbations dans leur développement. Ils considèrent
encore «l’institution du dalaï-lama» comme une
importante effigie religieuse, mais déplorent le fait que
l’actuel dalaï-lama fasse de la politique, qu’il
veuille que l’ancienne élite revienne au Tibet et qu’il
se fasse soutenir par les USA. Parmi les moines, il y a un peu de
sympathie pour la politique du dalaï-lama, peut-être dans
le faux espoir que leur «rang social» s’élèverait
dans un régime semi-ecclésiastique. Par contre,
beaucoup d’intellectuels tibétains rejettent l’idée
d’un «demi-dieu» («Sa Sainteté»)
et relèguent le dalaï-lama à un simple rinpoche
(abbé) de monastère.
Les
«proTibétains» parlent souvent d’une
colonisation forcée orchestrée par les autorités
de Pékin visant à réduire la culture tibétaine
à sa plus simple expression, qu’en est-il dans les faits
?
JPD
: Ils parlent même «d’exploitation coloniale»
et «de génocide culturel». À ma
connaissance, s’il y a «exploitation», l’exploiteur
devrait au moins gagner des sous sur le dos de l’exploité.
Dans le cas du Tibet, c’est l’inverse : l’État
central draine de l’aide au développement du Tibet,
d’année en année, sans en retirer un sou. On s’en
rend compte sur place, chez les gens, dans la rue, dans les magasins,
dans les écoles, etc. Le monde entier le sait, sauf les
«proTibétains». Et concernant la culture, je ne
l’ai pas vue s’éteindre, ni devenir une petite
flamme, bien au contraire. Livres, films, opéras, danses,
fêtes, peintures, sculptures, artisanat, études,
vêtements : la culture traditionnelle y est à l’honneur
et se diffuse plus qu’il y a vingt ans, grâce aux
subsides. Récemment dans une bonne revue écologiste
belge, je lisais qu’au Tibet « les gens ne peuvent plus
porter leur costume traditionnel ». Ça, c’est du
n’importe quoi. Mais l’info était soufflée
à l’oreille du journaliste par une ancienne aristocrate
tibétaine, habitant maintenant confortablement à
Toronto.
Il
y a incontestablement une influence culturelle de la Chine et du
monde moderne. Quelques exemples : les hitparades musicaux sonnent
chinois, le textile à la mode internationale est apparu chez
les jeunes, et les DVD de Harry Potter se trouvent en vente. Est-ce
qu’il faut interdire tout ça au nom de l’authenticité
?
Comment
expliquez-vous la passion de certains pour ce problème
Tibétain et particulièrement en France alors que
l’opinion publique se désintéresse d’autres
conflits, en Palestine par exemple ?
JPD
: Le mythe autour du Tibet date d’il y a longtemps, du temps du
Romantisme fin du 19e siècle, avec des aventuriers, des
missionnaires. Le mythe s’est perpétué jusqu’à
nos jours, mais il a changé de couleur lors de la victoire de
la Révolution chinoise en 1949. Depuis la «Guerre
froide», l’anticommunisme occidental s’est greffé
dessus, moyennant de gros budgets de médiatisation. Cela fait
déjà presque 60 ans ; nous sommes nés avec de
«l’antichinois» dans notre «Quotidien du
Matin». La Chine n’avait pas (et n’a pas encore) la
force ni l’habitude de la «guerre médiatique»
pour contrecarrer les malentendus ou les distorsions. Et voilà
qu’en 1959 le 14e dalaï-lama et sa suite suivent le chant
des sirènes des USA, en s’exilant.
Pendant
une bonne décennie, il est le chef suprême d’une
petite armée de guérilla au Tibet, puis il se voit
octroyer un autre rôle à partir des années 80 :
celui d’ambassadeur itinérant de la tolérance, de
la compassion et de la spiritualité, et défendant la
cause «d‘un peuple perdu» à cause des
«méchants Chinois».
Cela
coïncidait (tiens donc !) à l’époque où
pas mal d’intellectuels en Europe recherchaient une
«spiritualité alternative». En nostalgie de
religion (trop vite balayée par la Révolution française
?) ou de semi-religion ou de «mythe lointain», nombreux
sont ceux qui ont suivi un bout de chemin. Mais la conviction de la
«nécessité de l’indépendance du
Tibet» était «communié» avec le mythe
tibétain. Pour beaucoup d’entre nous, c’est une
affaire avalée, digérée, digérée
et régurgitée, de là la «passion».
Ayant
fait plusieurs séjours au Tibet, vous êtes à même
de juger d’une évolution ou au contraire d’une
régression de la vie des Tibétains, qu’en est-il
exactement et les habitants vivent-ils mieux ou plus mal que sous le
temps des lamas, leur culture est elle réellement en danger ?
JPD
: Je n’ai pas vu l’ancien régime, mais d’autres
l’ont vu et décrit. Ce n’était pas la joie.
La région était dans l’arrière-peloton du
monde, avec un système comparable à notre Moyen Age,
mais nettement plus ecclésiastique, aussi bien économiquement
que politiquement. La Chine impériale n’a eu que peu
d’interventions dans le système social du Tibet. La
population du Tibet n’a pas augmenté entre le 13e siècle
(premier recensement de la part de Pékin) et 1952 (recensement
sous la direction du 14e dalaï-lama), on mourait jeune, un
enfant n’avait que 50% de chance de devenir adulte.
Ceci
est décrit par l’actuel dalaï-lama comme «un
équilibre harmonieux entre l’homme et la nature».
Mais bon, venons-en à maintenant. Depuis que j’y vais,
je n’ai vu que du progrès social, dommage pour les
«indépendantistes» hors Chine. Ce progrès
est même flagrant : habitations, scolarité (déjà
33.000 diplômés universitaires tibétains), santé,
nourriture (les Tibétains mangent des légumes
maintenant, le Tibet se «végétarise»),
communication (gsm, internet – les sites des «indépendantistes»
vivant à l’étranger sont bloqués, bien
sûr), ainsi de suite.
Je
ne pense pas qu’un citadin tibétain, lorsqu’il
filme une représentation de danses folkloriques à
l’aide d’une caméra digitale, perde son «
identité culturelle ». Dans l’immense parc du
palais d’été du dalaï-lama, où les
gens du commun ne pouvaient pas entrer avant, il y a maintenant un
«zoo» et des «fêtes», où on peut
voir des tentes publicitaires «Budweiser» distribuer
gratuitement des bières allemandes. Pendant les fêtes,
il y a des stands criards de tombola, avec des moines comme clients
amusés, mais il y a également des concours d’opéra
traditionnel.
Pensez-vous
que si les religieux ou le gouvernement en exil reprenaient les rênes
du pays, ils appliqueraient la démocratie comme ils le disent
parfois et cela est il compatible justement avec un régime
religieux alors que ce terme de démocratie sous-entend un état
laïc ?
JPD
: L’occident a déjà attaqué militairement
trop de pays au nom de la «démocratie». Ce terme
devient de plus en plus un passe-partout pour «imposer»
le marché libre et les «privatisations» de
l’économie mondiale. Le 14e dalaï-lama utilise
cette devise, son régime éventuel privatisera les
terres au Tibet, c’est marqué dans sa «proposition
de constitution». La «démocratie» appliquée
dans son «gouvernement en exil» en Inde est une
démocratie de partage des postes clés entre familles
importantes, la sienne en premier. Son «premier ministre»
est un lama. Ils ne mettront pas des lamas à tous les postes,
mais ils veulent quand même instaurer un système
semi-ecclésiastique et basé sur la doctrine du
bouddhisme tibétain.
Comment
expliquez-vous les relations plutôt tendues entre la France et
la Chine après la rencontre du président français
avec le dalaï-lama, la Chine n’a-t-elle pas utilisé
cette rencontre pour mettre la pression sur un des maillons les plus
faibles de l’Europe.
JPD
: Je ne connais pas assez la matière. Une chose que je vois,
c’est que l’Europe oscille entre prochinois et
antichinois. Avec l’antichinois, l’Europe suit les USA.
Le «pro», je crois que c’est comme la tentative de
l’Europe d’avoir un pied « indépendant »
au Moyen-Orient sans les USA. Le but est de garder un pied en Chine,
force montante. Je crois que l’Europe sait que les USA jouent
un jeu dangereux avec la Chine : faire de bonnes affaires et en même
temps les embêter au maximum. L’Europe n’arrive pas
à se positionner clairement.
Quel
est, selon vous, l’avenir à moyen et long terme de cette
région ?
JPD
: Si la politique actuelle de la Chine continue, je la vois
«radieuse» ! C’est fort de le dire ainsi, mais
c’est mon impression suite à mes séjours répétés.
Il y a un progrès social énorme ces vingt dernières
années. Cela dit, il y a deux problèmes majeurs qui
s’annoncent pour le Tibet. D’un côté, il
faut donner du travail aux nombreux jeunes qui sont de trop dans
l’agriculture (terres limitées) et qui vont en ville
pour des travaux temporaires souvent mal payés. Puis il y a le
réchauffement de la planète (c’est loin d’être
une boutade) : le haut plateau se dessèche et se désertifie.
Il y a moins de précipitations ces 50 dernières années
et il y a trop de yacks et de vaches (deux fois plus que d’habitants,
qui ont déjà triplé en 50 ans). Des budgets se
mettent en place pour…replanter de l’herbe à la
main sur une superficie plus grande que la France ! Je ne vois pas un
«Tibet indépendant», ni un Tibet tributaire de
l’Occident, qui pourra répondre à ces deux défis.
Merci
Jean Paul d’avoir répondu à ces questions et si
certaines réponses tordent le cou à certaines
affirmations «convenues», elles ont le mérite
d’éclaircir un sujet qui ne doit en aucun cas être
laissé dans les seules mains d’occidentaux «boboïsés»
et d’une classe d’anciens nantis revanchards. La
population tibétaine est en effet autre chose qu’une
curiosité touristique ou un ensemble de sujets asservis vivant
dans une région où les plus virulents n’ont
jamais mis les pieds, issus de familles dont la vision se limitait
aux dorures des palais et autres avantages hérités de
leur classe sociale.
Source
Vous pouvez retrouver Jean Paul Desimpelaere sur son site
qui contient de nombreuses informations sur cette région dont
beaucoup parlent mais dont bien peu connaissent la réalité.
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