Il y a
une spécialité dans certains mouvements de gauche ou
pacifistes qui consiste, lors de chaque conflit, à se rabattre
sur le ni-ni. Ni Milosevic, ni Otan, ni Bush ni Saddam et,
aujourd’hui, renvoyer dos-à-dos Israël et le Hamas
ou le Hezbollah. Dans tous les cas, le problème est triple :
-On
ignore la différence dans les rapports de force,
-On met
sur le même pied l’agresseur et l’agressé,
-Et, ce
qui est le plus important, on se place comme si nous étions en
dehors des conflits, au-dessus de la mêlée, alors
qu‘évidemment nos gouvernements ne le sont pas.
Dans le
cas du conflit à Gaza, la version dominante du ni-ni consiste
à condamner à la fois les tirs de roquettes du Hamas et
la réponse d’Israël, parfois jugée
disproportionnée. Le mot "disproportionnée"
est lui-même absurdement disproportionné par rapport à
l’écart des forces en présence. D’un côté,
il y a une force armée nationale ultrasophistiquée.
Lorsque cette force attaque, elle le fait pour détruire des
infrastructures et terroriser toute une région par la
démonstration de sa supériorité militaire. De
l’autre, il y a quelques fusées artisanales qui sont
lancées vers Israël, sans espoir de gagner une bataille,
mais plutôt pour signaler désespérément
qu’un peuple dépossédé, enfermé et
oublié existe toujours. Les tirs de roquettes n’étant
qu’un moyen de cogner à la porte d’une prison,
l’agresseur est avant tout celui qui a emprisonné
injustement tout un peuple, le privant depuis des décennies
d’autres moyens de faire reconnaître son existence. Les
gens qui lancent ces roquettes sur Israël sont souvent des
descendants de ceux qui ont été chassés de leurs
terres en 1948. Les roquettes sont l’écho de cette
dépossession datant maintenant de soixante ans. Tant que ce
fait fondamental n’est pas pleinement reconnu, et il ne l’est
presque jamais en Occident, il est impossible d’avoir une
vision réaliste de la profondeur du problème.
Celui-ci
provient en réalité des principes sur lesquels Israël
est fondé, à savoir qu’il est légitime
pour certaines personnes, en vertu d’une propriété
acquise à la naissance (être «juif»)
d’occuper la terre d’autres personnes auxquelles les
hasards de la naissance n’ont pas conféré cette
propriété. Que l’on invoque la Bible ou
l’holocauste comme justification plus directe de cette
occupation ne change rien à son caractère
intrinsèquement raciste, c’est-à-dire fondé
en fin de compte sur une distinction importante faite entre les êtres
humains et liée uniquement à leur naissance.
Cet
aspect raciste est évidemment présent à l’esprit
des victimes et de tous ceux qui s’identifient à
eux-surtout les populations du monde arabo-musulman et une partie du
tiers-monde, pour qui le projet sioniste rappelle douloureusement des
expériences antérieures du colonialisme européen,
mais il n’est pratiquement jamais intégré au
débat en Occident. Il faut souligner qu’il s’agit
ici d’un racisme institutionnel, c’est-à-dire lié
aux structures d’un état, ce qui est très
différent du racisme «ordinaire», celui,
malheureusement fort répandu, mais souvent passif, qui existe
dans l’esprit de beaucoup d’individus. Et c’est le
racisme d’état qui est en général
considéré comme étant «d’extrême
droite», «incompatible avec nos valeurs»,
«contraire à la modernité et à l’esprit
des Lumières». C’est ce racisme qui menait à
la condamnation générale de l’Apartheid en
Afrique du Sud et de son idéologie.
Mais ce
n’est pas le cas pour le sionisme, qui est pourtant l’idéologie
qui légitime ce racisme institutionnel. Malheureusement, c’est
souvent la gauche occidentale qui, tout en étant la plus
prompte à dénoncer en général le racisme
d’état, est la plus portée à faire une
exception pour «l’Etat juif».
De plus,
tout le discours dominant sur ce conflit est indirectement contaminé
par la vision raciste de départ :
- Toutes
les parties et tous les intellectuels ou commentateurs «respectables»
doivent, avant toute autre chose, reconnaître « le droit
à l’existence d’Israël», mais
l’expression «droit à l’existence de la
Palestine» est pratiquement inexistante. Pour ce qui est des
Palestiniens, leur État, à supposer qu’il y en
ait un jour un, résultera non d’un droit, mais d’une
négociation ; et encore, d’une négociation avec
un partenaire palestinien «responsable», c’est-à-dire
reconnaissant comme préalable à toute discussion le
droit à l’existence de son adversaire, lequel ne lui
reconnaît nullement un tel droit.
-
N’importe quelle personne d’origine juive a le droit de
s’installer en Israël mais les non-juifs qui en ont été
chassés en 1948 ou après, ainsi que leurs descendants,
ne peuvent pas le faire. Même dans les Territoires dits
palestiniens, leurs déplacements d’un endroit à
l’autre sont fortement limités.
- Le
Hamas et le Hezbollah doivent êtres empêchés de se
réarmer, mais Israël peut recevoir des Etats-Unis,
gratuitement, toutes les armes souhaitées.
- Israël
est constamment célébré comme étant «la
seule démocratie au Moyen-Orient», mais les élections
libres des Palestiniens sont ignorées.
- Les
Palestiniens doivent «renoncer à la violence»,
mais pas Israël.
- L’Iran
ne peut posséder d’arme nucléaire, mais Israël
bien.
Toutes
ces différences de traitement reposent en fin de compte sur
l’idée que l’entreprise initiale de colonisation
était légitime, ou qu’elle appartient au passé
et qu’il n’est pas souhaitable d’en reparler ; mais
les deux attitudes reviennent à nier l’humanité
pleine et entière des victimes, ce qui nous ramène à
la question du racisme. Car imaginons quelle serait la réaction
européenne si l’État d’Israël avait
été créé, mettons, dans une partie des
Pays-Bas ou de la Côte d’Azur, en en faisant fuir une
fraction importante des habitants.
Ces deux
poids deux mesures se retrouvent à tous les niveaux dans le
discours dominant, par exemple lorsqu’on répète
qu’il ne «faut pas importer le conflit» en France,
comme si le fait que presque toute la classe politique française
accepte de se faire sermonner, lors du dîner annuel du CRIF,
sur son attitude supposée pro arabe, ne constituait pas déjà
une «importation du conflit», mais unilatérale, en
faveur d’Israël.
Le
discours qui stigmatise l’extrême droite souffre
également de ce deux poids deux mesures ; en général,
ce discours vise l’extrême droite française
traditionnelle, dans ses différentes variantes, ou les
islamistes, mais jamais le sionisme. En fait, une bonne partie de la
gauche politique et intellectuelle adopte, sur la question de la
Palestine, une position implicitement raciste qui serait considérée
comme d’extrême droite si elle avait concerné
l’Afrique du Sud à l’époque de l’Apartheid.
La
gauche attaque souvent en grande pompe une extrême droite,
certes désagréable, mais faible et marginale (c'est
bien pour cela qu'on peut l'attaquer) tout en étant, au mieux,
passive face à une autre extrême droite (le sionisme),
qui, elle, est soutenue militairement et diplomatiquement par la plus
puissante démocratie au monde.
Une
façon de tenter de faire taire les protestations contre la
politique israélienne consiste à dénoncer
l’antisémitisme dans les manifestations, ainsi que
l’identification entre Israël et nazisme. Évidemment,
cette dernière comparaison est excessive, mais tout le monde
commet ce genre d'excès, tout le temps. Quid de « CRS-SS
» (en Mai 68, combien de morts, comparé à Gaza)?
Ou d'Hitlerosevic? Ou de Nasser, le Hitler sur le Nil (en 56)?
Pourquoi des supporters d'Israël peuvent-ils constamment
identifier le Hamas ou l'Iran à Hitler et l'excès
inverse serait interdit? On pourrait répondre que cela devrait
l’être à cause de ce que les Nazis ont fait aux
juifs. Mais ce genre de considérations n’a jamais
empêché de comparer aux Nazis les Soviétiques ou
les Serbes, qui ont aussi beaucoup souffert pendant la guerre. Moins
que les juifs sans doute, mais à partir de quel niveau de
souffrance les excès deviennent-ils inacceptables ? Plus
fondamentalement, à partir du moment où la nazification
de l’adversaire est l’arme idéologique principale
de l’Occident et d’Israël, il est inévitable
que cette arme soit retournée contre eux quand l’occasion
s’en présente.
Pour ce
qui est de l’antisémitisme, il ne faut pas oublier que
la politique israélienne se fait au nom d'un État qui
se dit juif, et qu’elle est fortement soutenue par des
organisations qui disent représenter les juifs (à tort
ou à raison). Comment espérer éviter, dans ce
climat, que beaucoup de gens ne deviennent anti-juifs? C'est en
demander un peu trop à la psychologie humaine. Pendant la
guerre, la plupart des habitants des pays occupés étaient
antiallemands (contre les «Boches»), pas seulement
antinazis. Pendant la guerre du Vietnam, les opposants étaient
souvent anti-américains pas seulement opposés à
la politique US (et c'est encore la même chose maintenant par
rapport à leur politique au Moyen-Orient). Il est absurde
d'espérer que les gens se fassent la guerre tout en ne se
haïssant pas, en respectant les droits de l'homme, et en étant
de bons antiracistes. Et comme le conflit est importé, depuis
longtemps, dans le discours médiatique et l’action
politique, il y a bien ici une guerre idéologique dont les
effets prévisibles sont exactement ceux que l’on
déplore.
On ne
peut pas non plus demander aux opposants à Israël de
faire la distinction entre juifs et sionistes alors que le discours
dominant ne le fait presque jamais (du moins quand cette
identification permet de présenter Israël comme un pays
éternellement «victime» ou «paria»).
De plus,
comment veut-on qu'une population qui est sans arrêt
diabolisée, ridiculisée, insultée, parce que, en
tant que musulmane, elle n'aurait rien compris à la
démocratie, aux droits de l'homme, aux droits de la femme, et
serait «communautariste» quand elle affiche ses
convictions religieuses, ne réagisse pas avec virulence (au
moins verbale) face aux massacres de Gaza ?
Ce qui
précède n’est pas une «justification de
l’antisémitisme» mais une observation banale sur
un aspect déplaisant mais assez universel de la psychologie
humaine. On pourrait ajouter que tous les discours de dénonciation
et de condamnation de l’antisémitisme qui ne prennent
pas en compte le contexte dans lequel celui-ci se développe ne
servent à rien et sont sans doute contre-productifs, comme le
sont en général les discours moralisateurs.
La
situation ici est pratiquement aussi inextricable que la situation en
Palestine même. Bien sûr que l’antisémitisme
augmente, ainsi que l’identification communautaire, dans tous
les camps. Nous sommes incapables de résoudre la situation au
Moyen-Orient, mais on pourrait au moins commencer par reconnaître
ici la véritable nature du problème (le racisme
institutionnel d’Israël) et changer radicalement de
discours. Il faudrait également mettre fin aux intimidations
et aux procès (pour délit d’opinion), faire en
sorte que tous puissent dire ce qu’ils pensent vraiment
d'Israël et de ses soutiens, et établir l'égalité
des armes dans les débats sur ce qui touche au sionisme. Il
faudrait également que la politique française et
européenne soit déterminée indépendamment
de l’influence de groupes de pression. C’est seulement
ainsi que l’on peut espérer, à terme,
décommunautariser le débat et faire régresser
l’antisémitisme.
Ce
texte est en partie une réponse à une Carte
Blanche «Le pouvoir aux ‘barbus’? Non merci!»,
publiée en Belgique (Le Soir), suite à des
manifestations concernant Gaza.
Source
- Site de Michel Collon
Jean
Bricmont, intellectuel et chercheur belge, est l’auteur de
« impérialisme humanitaire », éditions
Aden.
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