Beaucoup de gens de la « gauche de gauche » semblent hésiter à se mobiliser à fond pour faire barrage à Nicolas Sarkozy, ou, à
Beaucoup
de gens de la « gauche de gauche » semblent
hésiter à se mobiliser à fond pour faire barrage
à Nicolas Sarkozy, ou, à tout le moins, à
limiter les dégâts, c’est-à-dire en
pratique, à voter et à encourager à voter pour
Ségolène Royal.
Je ne
peux pas le prouver, mais je suis convaincu que l’immense
majorité des progressistes et des amis de la France à
l’étranger, de la Russie au Venezuela, en passant par le
Moyen-Orient, sont atterrés par cette attitude, et cela pour
une raison très simple : ils ont en face d’eux,
dans leur pays, une droite qui sait ce qu’elle veut et qui veut
Sarkozy. Les gouvernements américains et israéliens
veulent Sarkozy. Bien sûr, ils s’accommoderont de
Ségolène Royal, mais, si elle gagne, ce ne sera pas
leur
victoire. La victoire de Sarkozy sera une nouvelle révolution
« colorée », après la Serbie, le
Liban, l’Ukraine, une victoire obtenue par une manipulation
médiatique massive-sur les thèmes de l’insécurité
et du déclin. (Sarkozy
- Liban : "De
combien de temps l’Etat d’Israël a-t-il besoin pour
terminer le travail ?")
Il y a
trois facteurs qui empêchent la mobilisation contre Sarkozy :
une sous-estimation de la dimension symbolique des luttes, une vision
essentialiste des partis politiques et une attitude quasi-religieuse
vis-à-vis du vote. Commençons par le premier point, qui
est le plus important et le plus long à discuter.
En gros,
on peut dire que la gauche, lorsqu’elle n’a pas de projet
politique autonome, et elle n’en n’a plus depuis le
tournant de la rigueur sous Mitterrand en 1983, fait la même
politique que la droite, mais en traînant les pieds et avec
moins d’éclat. L’inconvénient de la gauche
au pouvoir, c’est qu’elle réussit souvent mieux
que la droite à museler le mouvement social. C’est
pourquoi il est souvent légitime de dire « blanc
bonnet et bonnet blanc » lors d’une confrontation
gauche-droite et de s’abstenir. Ce serait sans doute le cas si
on avait affaire à un affrontement Chirac-Royal, par exemple.
Mais, bien que ce soit impossible à prouver, il est probable
que, si Gore avait été élu à la place de
Bush en 2000, des centaines de milliers d’Irakiens seraient
encore vivants, ce qui n’est pas un détail. La question
du « blanc bonnet et bonnet blanc » ou du
« vote utile » dépend des circonstances,
et ne peut pas être tranchée a priori.
Ce qui
caractérise Sarkozy, c’est qu’il sort du cadre
habituel des politiciens de la 5ème République,
comme Le Pen si on veut, sauf qu’il est un Le Pen éligible.
Aucun politicien « normal » n’a sa
vulgarité (racaille, Karscher etc.), digne d’un
Berlusconi. Aucun politicien « normal » ne fait
à ce point allégeance aux États-Unis et à
Israël. Aucun politicien « normal » ne
parle de Jeanne d’Arc ou du christianisme comme il le fait.
Aucun politicien « normal » n’a fondé
à ce point sa carrière sur les médias, ainsi que
sur l’exploitation des thèmes de la sécurité
et du déclin. Il faut aussi comprendre que si tant de gens de
droite le craignent et voudraient l’arrêter (de Chirac à
Bayrou), c’est parce que, contrairement à beaucoup de
gens de gauche, ils le connaissent personnellement, et qu’en
termes d’ambition personnelle et de caractère, il est
aussi hors norme. On peut très bien être de droite et
hésiter à confier à Sarkozy le feu nucléaire.
Ce qui
caractérise aussi Sarkozy, et c’est ici que la lutte se
joue au niveau des symboles, c’est qu’il est l’espoir
de la réaction au niveau mondial. Les Français,
vivant dans un pays capitaliste et « mondialisé »,
en réalité pas très différent des autres,
ne comprennent pas toujours bien comment la France est perçue
à l’étranger. Elle y est vue comme le seul pays
européen important qui résiste à l’hégémonie
culturelle et politique américaine, qui continue à
considérer l’égalité comme un idéal,
et qui est un bastion de la laïcité. Bien sûr,
comme toutes les images, celle-ci est à la fois surfaite et
basée sur des réalités historiques. Néanmoins,
la victoire de Sarkozy sera vue comme la victoire de la France de la
Restauration, de Versailles et de Vichy sur l’autre France,
celle de la Révolution, de la Commune et de la Libération,
que les bourgeoisies du monde entier détestent.
Bien sûr
Royal ne fera pas une « autre politique », et
certainement pas une politique progressiste. Mais c’est elle la
candidate de la continuité, et Sarkozy celui du bouleversement
(réactionnaire) et c’est bien pour éviter le pire
qu’il faut voter Royal. Il faut également situer le
problème dans un cadre plus général- celui de la
crise du néo-libéralisme au niveau mondial et de
l’échec du projet néo-conservateur au
Moyen-Orient. Même la banque mondiale ne défend plus le
consensus de Washington, et, en Amérique Latine, le rejet
populaire du néo-libéralisme est général.
Aux États-Unis les seules questions que l’on se pose,
parmi les dirigeants, c’est comment quitter l’Irak sans
perdre trop de plumes, arrêter le déclin du dollar et
stopper la crise de l’immobilier.
Evidemment,
vu que la politique néo-libérale a été
verrouillée au niveau européen par le Traité de
Maastricht, aucune autre politique n’est possible, à
moins de changements bien plus radicaux que ce qu’une élection
peut produire. Mais ce qui est important, et qui donne un certain
espoir pour l’avenir, c’est que les mouvements populaires
en Amérique Latine, le mouvement altermondialiste, et les
résistances au Moyen-Orient ont provoqué une crise dans
l’offensive pro-capitaliste et pro-impérialiste
commencée avec Reagan et Thatcher à la fin des années
70, et à laquelle la gauche européenne (toutes
tendances confondues) n’a jamais trouvé de réponse.
En France, la droite comme la gauche ont essentiellement suivi un
mouvement réactionnaire global, mais sans véritable
enthousiasme et certainement sans en prendre l’initiative ou la
direction. En France, le seul vrai croyant, le seul analogue
français de Reagan, Thatcher, Blair ou Bush, c’est
Sarkozy. Il serait paradoxal, et catastrophique pour les luttes dans
le reste du monde, que le « modèle »
ultra-réactionnaire qui domine le monde depuis près de
trente ans, finisse par triompher en France, au moment même où
il fait eau partout ailleurs.
Beaucoup
de gens invoquent les diverses « trahisons » du
parti socialiste (guerre d’Algérie, Mitterrand, guerre
du Kosovo) pour ne pas voter Royal. Mais le parti socialiste, comme
les autres partis et comme d’ailleurs les parlements, est une
« caisse d’enregistrement » qui réagit
aux mouvements idéologiques et sociaux qui se passent en
dehors de lui. Le parti socialiste a aussi participé au Front
Populaire et à la création de la sécurité
sociale. Bien sûr, il ne fera rien d’aussi progressiste
aujourd’hui, parce que les circonstances ne l’y
contraignent pas, mais un vote Royal sans illusions permettrait
d’éviter le pire, surtout vis-à-vis de
l’étranger, et de continuer à reconstruire un
véritable mouvement social, en dehors du PS.
Finalement,
il est curieux de remarquer que ce sont souvent ceux qui dénoncent
le plus violemment les « illusions du cirque électoral »,
et qui en tirent argument pour ne pas voter, qui sont en fait les
principales victimes de ces illusions. En effet, si la démocratie
représentative, combinée à la concentration des
moyens d’information entre des mains privées, est
effectivement très imparfaite, c’est une raison de plus
pour ne pas sacraliser le vote et, par conséquent, pour voter.
Il ne faut pas voir le vote comme une délégation (ou
abdication) de pouvoir (comme le veut le discours dominant sur la
démocratie), mais comme une forme de lutte parmi d’autres,
au même titre que signer une pétition ou manifester. Il
est parfaitement cohérent de voter pour X demain, comme
« moindre mal », et de lutter contre sa
politique après-demain.
La
« gauche de gauche » doit utiliser le 1er mai
pour lancer une gigantesque mobilisation contre Sarkozy, non pas en
effrayant les gens par des discours radicaux, comme elle aime tant le
faire, mais en expliquant patiemment que sa politique non seulement
ne va pas sauver la France, mais, au contraire, va en faire le
dernier pays à subir l’expérience amère
d’une thérapie de choc et d’un alignement sur
Washington qui sont peu à peu rejetés partout ailleurs.
Jean
Bricmont
Jean
Bricmont est professeur de physique théorique à
l’Université de Louvain (Belgique). Il a notamment
publié « Impostures intellectuelles »,
avec Alan Sokal, (Odile Jacob, 1997 / LGF, 1999) et « À
l’ombre des Lumières », avec Régis
Debray, (Odile Jacob, 2003), Impérialisme
humanitaire. Droits de l’homme, droit d’ingérence,
droit du plus fort ? - préface de François
Houtart, (Aden octobre 2005).
[-
Mais il
vaut mille fois mieux, pour le mouvement social, qu’il ait en
face de lui des socialistes qui ne tiennent pas leurs promesses qu’un
Nicolas Sarkozy qui les tient. Jean Bricmont.]
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