Le
score obtenu par le Front national lors du premier tour des élections
présidentielles en a consterné plus d’un. Est-il
le signe d’une islamophobie grandissante ? Ou reflète-t-il
tout simplement une société française baignant
dans des manipulations à la fois politique et médiatique
? Michel Collon a tenté de répondre à ces
questions en rencontrant notre camarade Saïd Bouamama,
sociologue et militant engagé depuis de nombreuses années
dans les luttes de l’immigration pour l’égalité
réelle des droits en France.
Comment
expliquez-vous le score élevé du Front national lors du
premier tour des présidentielles ?
Il
relève selon moi de deux causes essentielles. La première
est historique et liée à l’héritage de la
colonisation. A l’époque, pour que le colonialisme
puisse fonctionner, il fallait préparer les esprits, créer
un espace mental colonial. Les Arabes, les noirs et les musulmans ont
ainsi été présentés comme des sujets
allergiques à la modernité, à la laïcité,
à la république… Des gens dangereux pour la
démocratie en somme. Les sujets étant présentés
comme cela, il apparaissait normal que le colonialisme les transforme
complètement et s’autorise même à les mâter
en cas de révolte. Aujourd’hui, l’extrême-droite
française instrumentalise cet héritage pour des besoins
contemporains. Et le champ politique se trouve pris en otage car les
autres partis reprennent ces thèmes imposés par
l’extrême-droite au lieu de se démarquer
complètement de cette mouvance.
Le
deuxième facteur, c’est la crise économique. Elle
a entraîné l’appauvrissement d’une partie de
la population et rendu précaires nombre de garanties sociales.
Le FN surfe sur le mécontentement des gens. Il n’est
donc pas surprenant qu’un tel parti réalise un bon score
dans le contexte actuel. L’inverse m’aurait surpris. Mais
il y a une autre leçon importante à tirer de ce
scrutin : le résultat obtenu par Jean-Luc Mélenchon.
Ce dernier a pris de front les thèses du FN, il ne leur a
accordé aucune concession. Son score révèle donc
l’émergence d’une minorité de citoyens qui
centrent leurs préoccupations sur les questions
socio-économiques.
La
montée de l’islamophobie est-elle liée à
l’échec de la politique d’immigration en France?
Mais
il n’y a pas d’échec de la politique
d’immigration, pour autant que l’on considère son
véritable objectif. L’objectif de la politique
d’immigration est très simple : assurer une force
de travail moins chère que la force de travail national. Cette
mise en concurrence des travailleurs permet de niveler par le bas les
coûts du travail. Par conséquent, au-delà des
beaux discours idéologiques sur l’intégration, il
y a toujours eu une politique très simple qui visait à
assigner les immigrés et leurs enfants français à
des places du marché du travail moins bien payées.
Il
n’y a donc pas d’échec de la politique
d’intégration, qui a toujours été
réactionnaire. Le véritable échec, c’est
d’avoir cru que cette politique pouvait être viable sur
le long-terme. Assigner systématiquement des personnes à
des places subalternes ne peut entraîner que des frustrations,
des revendications, des révoltes et des réaffirmations
identitaires. Or, on avait l’habitude de cantonner les immigrés
au silence. Ce type de revendications perturbe donc l’ordre
établi, elles vont donner de l’eau au moulin de
l’extrême-droite en particulier et, de manière
générale, vont être utilisées par les
politiciens pour dire : « vous voyez, ils ne sont pas
assimilables ».
On
ne peut donc pas parler d’un échec de la politique
d’immigration en France. Ce que l’on considère
comme un échec n’est que le résultat inévitable
des modalités économiques posées par cette
politique d’immigration.
Depuis
dix ans, Nicolas Sarkozy fait de la sécurité son
terrain de jeu électoral avec un discours qui, selon l’analyse
de Gilles Kepel, repose sur les fameux 4 i : immigration, islam,
insécurité, identité nationale. Ce type de
discours est primordial pour la survie de la droite ?
Absolument.
Mais il en va de même pour le Parti socialiste. L’insécurité
est un débat-écran qui vise à masquer des
problèmes de société bien plus importants. Tant
pour l’insécurité, que pour des soi-disant actes
terroristes ou que pour les attaques contre la laïcité,
des petits faits sont transformés en faits généralisés.
En France, il n’y a pas de montée massive de
l’insécurité, d’un repli communautaire ou
d’un danger intégriste. Il n’y a rien qui permette
objectivement d’attester d’une telle montée.
En
revanche, ces trois dernières décennies ont été
marquées par les quatre processus suivants : 1.
Appauvrissement massif d’une classe sociale. 2. Précarisation
d’une grande partie des travailleurs qui, malgré un
emploi, redoutent l’avenir. 3. Discrimination raciste
grandissante. Je rappelle que quatre employeurs sur cinq font de la
discrimination à l’embauche. C’est le Bureau
International du Travail qui le dit et on ne peut pas vraiment dire
que c’est une organisation militante radicale. 4. Processus
d’humiliation dans les quartiers populaires avec des contrôles
de police permanents.
Ces
questions devraient être au centre de la campagne électorale ?
Ce
sont de véritables questions que l’on peut poser à
la société française. Comment lutter contre la
paupérisation ? Comment redonner des garanties aux
travailleurs ? Comment combattre les discriminations racistes ?
Comment arrêter la mise sous surveillance des quartiers
populaires par les forces de police ? Ces questions ne plaisent
pas alors il faut des débats pour faire écran comme
ceux que vous avez cités : identité nationale,
insécurité, etc.
Quels
sont les effets de ces processus actifs depuis trente ans ?
Ils
nous font basculer de modèle. Nous passons du modèle de
bouc-émissaire, modèle historique qui a toujours existé
en Europe, à celui de l’ennemi intérieur.
Aujourd’hui, les réactions xénophobes ne touchent
plus seulement les immigrés qui débarquent en France.
Désormais, quelqu’un qui est né français,
qui a toujours vécu en France et qui est totalement français
peut aussi être perçu comme un étranger. Ce
phénomène est nouveau et il déplace la cible de
l’immigré vers le musulman : c’est le passage
du bouc-émissaire à l’ennemi de l’intérieur.
Les
politiques et les médias nous rabattent les oreilles avec le
terrorisme islamiste mais depuis 1991, 94% des attentats commis en
Europe sont le fait de l’extrême-droite et de groupes
séparatistes. Seulement 0,4% sont imputés aux
islamistes. Comment expliquez-vous cela ?
Depuis
que le FN a imposé ses thématiques, il y a une
rentabilité électorale et médiatique à
introduire la peur. Par souci électoral ou d’audimat, on
a mis en place une machine à fabriquer la peur et le musulman
est l’outil de cette fabrication. D’un côté,
il n’y a pas de faits matériels qui expliquent le
ciblage d’une population particulière comme les
musulmans. D’un autre côté, il y a une invention
idéologique qu’on peut nommer islamophobie.
Le
véritable problème de société n’est
pas l’existence d’actes terroristes ou d’actes
antirépublicains commis par des musulmans. C’est, au
contraire, les discours idéologiques islamophobes qui
entrainent des actes islamophobes. A force de diaboliser les
musulmans, on crée des islamophobes. D’ailleurs, les
acteurs de ce phénomène ne sont plus seulement les
partis politiques mais aussi les pouvoirs publics, le débat
s’étant invité dans les juridictions. Quand on
fait une loi pour les jeunes filles voilées, même si on
l’appelle autrement, c’est une loi qui ne s’adresse
qu’à une partie de la population. Par conséquent,
on assiste à un ciblage pratiqué par le Front national
mais aussi par l’appareil d’Etat.
Vous
parlez des politiques et de la justice. Et les médias ?
Ils
fonctionnent plus comme catalyseurs de l’islamophobie que comme
créateurs, les créateurs regroupant un groupe beaucoup
plus large où l’on trouve les grand partis politiques de
droite et d’extrême-droite ainsi que le Parti socialiste
qui a accordé de nombreuses concessions sur ce terrain.
La
manière dont les médias se comportent avec certaines
questions de société est gênante. Généralement,
l’angle qu’ils adoptent renforce, catalyse et diffuse de
manière plus large le discours islamophobe.
Un
commentaire sur l’affaire Merah ? Y a-t-il eu récupération
politique ?
Evidemment.
Il faudrait être aveugle pour ne pas voir cette récupération.
Mais contrairement à ce qu’a prétendu Sarkozy,
Merah n’est pas la production d’un pays étranger.
Il est au contraire le résultat des carences, des inégalités,
des humiliations et des contradictions de la société
française. Dire cela ne justifie pas d’aller tuer des
policiers ou des enfants. Cela montre juste à quel point la
société française ne fonctionne pas bien.
Comment
expliquer la différence dans le traitement médiatique
des affaires Breivik et Merah ? Le premier est qualifié
de fou, le second est étiqueté terroriste musulman…
On
est bien dans l’islamophobie profonde. En effet, l’islamophobie
consiste notamment à ne pas expliquer un phénomène
à partir de l’ensemble de ses causes mais de le limiter
à une explication culturaliste. Ici, en l’occurrence, on
a évoqué la religion de Merah. Or, toutes les
explications exclusives à une communauté sont
inévitablement racistes. Dans l’affaire Merah, les
médias ont directement écarté les explications
de type pathologique : on l’a présenté comme
un homme stable, faisant des choix politiques rationnels qui seraient
compatibles avec ses mœurs… Par contre, quand le tueur
n’est pas musulman, on dit généralement que ça
ne peut être qu’un malade mental.
Un
rapport récent d’Amnesty International accable la France
et la Belgique sur la question de l’islamophobie. Cela
pourrait-il contribuer à améliorer les conditions de
vie des musulmans en Europe ?
« Améliorer »,
n’exagérons rien. Mais ça reste un pas positif.
En effet, nous sommes nombreux à dénoncer la montée
de l’islamophobie depuis des décennies. Mais
systématiquement, nos détracteurs jugeaient que notre
discours était idéologique et que l’islamophobie
était une invention. Alors, qu’une organisation comme
Amnesty International puisse aujourd’hui objectiver les faits
et conclure à l’existence de législations
islamophobes, c’est une étape positive. Ca nous sort du
champ idéologique.
Source:
Site Investig'action
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