Comment
le mouvement anti-guerre a-t-il laissé faire? Comment des
militants avertis en sont-ils parvenus à gober tout ce que
Sarkozy, TF1, Le Monde, France 24 et le Figaro leur balançaient
sur Kadhafi? Comment se peut-il que des êtres doués
d’une conscience et d’une intelligence aiguës
n’aient pas tiré les leçons de la tragédie
afghane ou irakienne qui se déroule encore sous leurs yeux?
Comment l’extrême gauche européenne en a pu
arriver à applaudir la coalition militaire la plus prédatrice
du monde? Comment se fait-il que le lynchage d’un chef d’Etat
tiers-mondiste, torturé à coups de pieds, de poings et
de crosses de fusil, sodomisé avec un tournevis, le supplice
d’un grand-père de 69 ans qui a vu quasi toute sa
famille anéantie, bébés compris, ait réuni
dans une même chorale les « Allah ou Akbar » de
djihadistes voyous, les « Mazel Tov » du philosophe
légionnaire franco-israélien Bernard-Henri Lévy,
les tchin-tchin des Messieurs de l’OTAN, l’explosion de
joie cynique d’Hillary Clinton diffusée sur la chaîne
CBS et les hourras des pacifistes européens ?
On se
rappellera que pour empêcher l’invasion de l’Irak
dont le régime était bien plus despotique que celui de
Mouammar Kadhafi, nous étions parfois dix millions à
travers le monde. De Djakarta à New York, d’Istanbul à
Madrid, de Caracas à New Delhi, de Londres à Pretoria,
nous avons mis notre hostilité envers la dictature baathiste
en sourdine pour arrêter l’acte le plus irréparable,
le plus destructeur, le plus lâche, le plus terroriste et le
plus barbare qui soit, à savoir la guerre.
En dehors des
nombreuses manifestations de soutien à la Jamahiriya libyenne
organisées sur le continent africain et dans une moindre
mesure en Amérique latine et en Asie, la solidarité
avec le peuple libyen, a été quasi inexistante. Ce
peuple composé d’une myriade de tribus, de coutumes et
de visages, ce peuple qui a commis le crime d’aimer son
dirigeant et dictateur, d’appartenir au mauvais camp, à
la mauvaise tribu, à la mauvaise région ou au mauvais
quartier, n’a eu droit à aucune compassion. Les médias
aux ordres ont ignoré l’existence de ce peuple qui, le
1er juillet encore, était un million dans les rues de Tripoli
à défendre sa souveraineté nationale, sa
révolution authentique et ce, au nez et à la barbe des
chasseurs bombardiers de l’OTAN. Au même moment, un autre
peuple, quasi identique à celui de Tripoli, un peuple tout
aussi innocent qui pourtant n’a jamais mobilisé plus de
quelques dizaines de milliers de manifestants même avec l’appui
massif des commandos qataris [1], des propagandistes du djihad venus
d’Egypte, de Syrie ou de Jordanie [2], même avec les
techniques de cadrage trompeuses des caméras d’Al
Jazeera amplifiant l'effet de foule, fut désigné
« peuple à lui tout seul ». Ce peuple-là
bénéficia de toutes les faveurs et de toutes les
attentions. De toutes les armes et de toute l’impunité
aussi. L’humanisme paternaliste et intéressé de
l’OTAN à l’égard de ce pauvre peuple a ému
nos gauchistes au point de leur faire dire : « Pour
une fois, l’OTAN avait raison d’intervenir ».
Sans
doute que le mirage des bouleversements sociaux que l’on
appelle abusivement « printemps arabe » a
contribué à brouiller les pistes, sans doute que la
volte-face (coïncidant avec la démission de nombreux
journalistes indépendants) des chaînes satellitaires
arabes comme Al Jazeera qui sont désormais le joujou des
pétromonarchies du Golfe et des stratèges américains
ont semé la confusion, sans doute que la propagande de guerre
était cette fois mieux préparée, sans doute que
les rodomontades de Mouammar Kadhafi et de son fils Saïf Al
Islam sciemment mal traduites par les agences de presse
internationales ont aidé la propagande occidentale à
rendre ces hommes détestables. Tout cela ne peut cependant
expliquer l’incroyable silence approbateur des mouvements
alternatifs européens prônant le changement social.
Défendre
le faible contre le puissant
Depuis
l’aube de l’humanité, s’il est une vertu qui
a toujours élevé l’homme, c’est le sens de
la justice. Quand la justice vient à manquer, parfois, les
hommes sont pris d’une soif inextinguible et se battent pour
elle au prix de leur vie. Dans l’histoire, divers courants
philosophiques et mouvements sociaux ont un jour pris fait et cause
pour la justice.
De nos jours et
dans nos contrées, les femmes et les hommes qui brûlent
pour Dame Thémis se disent souvent de gauche. Ils ont fait de
la défense du faible contre le puissant leur combat, parfois
leur raison d’être. Ils rejettent catégoriquement
la loi du plus fort. Scrutant l’histoire, ces amoureux de la
justice se placent quasi par réflexe du côté des
Spartiates face aux troupes perses du roi Xerxès, du côté
des Gaulois ou des Daces face aux légions romaines, du côté
des Aztèques ou des Incas face aux Conquistadores de Pizarro
ou de Cortes ou encore du côté des Cheyennes face à
la cavalerie étasunienne du colonel Chivington ou du général
Custer [3]. Le Juste n’est pas dupe. Il sait que c’est au
nom de nobles causes comme la civilisation, la modernité ou
les droits de l’homme que le colonisateur a réduit les
« Barbares » en esclavage et exterminé
près de 80 millions d’Indiens d’Amérique.
Il sait aussi qu’en défendant le droit à la vie
des Amérindiens par exemple, il cautionne indirectement des
sociétés qui menaient des luttes fratricides ou des
guerres d’annexion, qui pratiquaient le sacrifice humain ou le
scalp. Le Juste est conscient que si l’on s’oppose à
la guerre en Irak, on reconnaît implicitement la souveraineté
nationale de l’Irak et donc, le maintien au pouvoir du régime
de Saddam Hussein. Ce paradoxe n'a pas empêché le Juste
de s'indigner du traitement réservé par le régime
baathiste irakien ou par la Jamahiriya libyenne à leurs
opposants. Il a légitimement dénoncé les abus de
pouvoir de certains privilégiés du système
Kadhafi, à commencer par le Guide lui-même, sa famille
et son clan, les tortures et les exécutions sommaires
perpétrées par les services de sécurité
libyens, les opérations de séduction que le régime
a lancées vers les puissances impérialistes dont il a
graissé la patte des chefs d’Etat. Mais lorsque les
opposants libyens se sont compromis aux pires ennemis de l’humanité,
lorsqu’ils sont devenus de vulgaires agents de l’Empire
et se sont à leur tour livrés à des actes de
barbarie notamment contre les loyalistes, leurs familles, les Libyens
noirs et les émigrés subsahariens, nos Justes n’ont
pas bronché. Ils n’ont pas dénoncé
l’imposture. Ils auraient pu dire : « plutôt
que de faire la guerre en Libye, sauvons la Corne de l’Afrique
sacrifiée par les marchés financiers ». En
détruisant le pays le plus prospère et le plus
solidaire d’Afrique pendant que la Corne de l’Afrique
agonisait par la famine et la sécheresse, l’Empire nous
a offert une occasion unique de lui porter un coup en pleine figure.
Mais au lieu de rappeler cette cruelle réalité aussi
intelligible et concrète qu’un slogan de lutte, nos
Justes se sont terrés dans leur silence, se contentant de
rabâcher les mêmes vieux clichés sur le régime
libyen pour se donner bonne conscience et justifier leur couardise.
Pourtant,
le Juste ne se tait jamais avec les lâches comme il ne hurle
jamais avec les loups. Il ne renvoie jamais dos à dos le petit
et le grand tyran. Non pas qu’il apprécie le petit tyran
mais il estime que dans un monde où le Léviathan
atlantiste est caractérisé par une voracité, une
violence et une félonie sans égal, il est indigne de
s’allier à lui pour écraser le petit tyran, en
l’occurrence Kadhafi.
Si
la résistance anti-régime qui s’est déclarée
en Cyrénaïque, fief des monarchistes, des salafistes et
autres agents pro-occidentaux, avait repris à son compte le
moindre slogan anti-impérialiste, si elle avait été
un tant soi peu patriotique, progressiste, intègre,
conséquente et organisée, dès lors, la question
de soutenir celle-ci ne se serait pas posée étant donné
qu’avec un tel programme et un tel profil, à défaut
de pouvoir la corrompre, l’OTAN aurait au moins tenté de
soutenir le camp adverse, à savoir celui de Kadhafi. Or, dès
le début de l’insurrection, il paraissait évident
que la présence en son sein de quelques intellectuels et
cyber-dissidents potiches bénéficiant d’un appui
médiatique exceptionnel (alors que visiblement ils ne
représentaient qu’eux-mêmes et leurs protecteurs
occidentaux) ne faisait pas d’elle un mouvement démocratique
et révolutionnaire.
Par
conséquent, en Libye, le Juste devait défendre Kadhafi
malgré Kadhafi. Il devait le défendre non pas par
sympathie pour son idéologie ou ses pratiques mais par
réalisme. Parce que malgré certains aspects douteux de
ses manœuvres diplomatiques et de son mode de gouvernance, pour
la Libye, l’Afrique et le Tiers-monde, Kadhafi représentait
avec ses investissements économiques, ses programmes sociaux,
son système laïc, ses tentatives (certes ratées)
d’instauration d’une démocratie directe garantie
par la Charte verte de 1988, sa politique monétaire bravant la
dictature du franc CFA et finalement, ses forces armées, la
seule alternative réelle et concrète à la
domination coloniale à défaut d’avoir mieux dans
une région dominée par des courants obscurantistes et
serviles.
La
niaiserie des « ni-ni »
Ni l’OTAN
ni Slobodan. Ni Sam ni Saddam. Ni les USA, ni les Talibans. A chaque
guerre, ils nous servent la même recette. Face à un
prédateur comme jamais l’humanité n’en a
connu auparavant qui désormais maîtrise terre, mer et
ciel, un ennemi sans foi ni loi qui s’est juré de mettre
l’humanité à genoux et de faire régner le
siècle américain, leur devise est un vibrant « ni-ni ».
Alors que le pot de fer a atomisé le pot de terre, tout ce
qu’ils trouvent à dire, c’est un simple « ni-ni ».
Cette posture d’apparence innocente a pour seul effet de
décourager et de démobiliser les forces démocratiques
et pacifistes. Elle offre donc un chèque en blanc aux forces
qui dirigent les opérations de conquête de la Libye.
Parmi les
« ni-ni », certains intellectuels se réclamant
du trotskisme comme Gilbert Achcar ont hélas applaudi la
guerre de conquête de l’OTAN [4]. D’autres comme le
Nouveau Parti anticapitaliste (NPA) ont adopté une posture
schizophrénique, oscillant entre critique « protocolaire »
de l’OTAN (faut quand-même pas qu’on passe pour des
pro-impérialistes tout de même) et approbation de sa
mission d’élimination de Kadhafi [5]. D’autres
militants proche de la même mouvance [6], ont été
jusqu’à lancer des appels à l’armement des
mercenaires djihadistes à la solde de l’OTAN, ces mêmes
fanatiques qui veulent en découdre avec le nationalisme de
Kadhafi considéré comme une menace à leur projet
panislamique, qui brûlent son Livre vert taxé d’
« œuvre perverse », « communiste
et athée » destinée à « remplacer
le Coran ». D’après certains membres d’une
4e Internationale aussi hypothétique qu’inoffensive, le
CNT serait malgré tout une « force
révolutionnaire ». Peu importe que le CNT soit
composé de tortionnaires anciennement kadhafistes, de maffieux
et d’islamistes équarrisseurs de « mécréants
laïcs », peu importe que le CNT soit nostalgique du
fascisme et du colonialisme italien [7] et veuille offrir la Libye
aux Empires sur un plateau d’argent, peu importe que le CNT
soit financé et armé par la CIA, les commandos SAS
britanniques, les royaumes du Qatar et d’Arabie saoudite et
même par le président soudanais Omar El-Béchir
lui-même poursuivi par la CPI pour crimes contre l’humanité,
peu importe que l’OTAN commette des crimes contre la population
civile libyenne, nos amis trotskistes ont tranché : le
CNT, c’est l’avant-garde révolutionnaire...
Nostalgiques de la guerre d’Espagne comme toujours, certains
d’entre eux me disaient qu’il fallait offrir aux rebelles
libyens de nouvelles brigades internationales. Sans doute se sont-ils
réjoui que le matamore des beaux salons grand amateur de
tirades antifranquistes, le bien nommé BHL les ait écoutés.
Brandissant le glaive de la liberté qui reflète sa
sainte image et la bannière frappée de l’invincible
rose des vents, le Durruti milliardaire a dérouté les
troupes de Kadhafi en bombant son torse glabre. Il est entré
dans Tripoli sans se presser à la tête de sa Brigade
internationale, à cheval sur un missile Tomahawk…
N’est-il
pas piètrement ridicule pour des gauchistes qui n’ont
jamais touché à une arme de leur vie et qui crachent
sur toutes les guérillas marxistes du monde parce qu’elles
seraient staliniennes, de faire campagne pour l’acheminement
d’armes fabriquées à l’usine d’armement
belge, la FN de Herstal, à destination de mercenaires
indigènes à la solde des nos élites ?
Camarades trotskistes, dites-nous donc combien d’armes vous
avez fait parvenir à « vos »
libérateurs ? Combien de brigadistes avez-vous envoyé
sur le champ de bataille ? Combien de porteurs de valises
avez-vous recrutés ? Honnêtement, qui des barbus
supplétifs de l’OTAN ou des combattants enrôlés
dans l’armée de Kadhafi sous la bannière du
panafricanisme ressemblent plus aux Brigades internationales ?
Comment un tel aveuglement, un tel pourrissement idéologique
et moral a pu se produire parmi des forces qui se disent radicales et
progressistes ?
Après
nous avoir sidéré et parfois écœuré
par ses frasques, son orgueil et ses excentricités, Mouammar
Kadhafi aura à la fin de sa vie au moins eu le mérite
de renouer avec son passé révolutionnaire. Au moment le
plus critique de son existence, il a résisté à
l’OTAN. Il est resté dans son pays en sachant que
l’issue du combat lui serait fatale. Il a vu ses enfants et
petits-enfants se faire massacrer et pourtant, il n’a trahi ni
ses convictions ni son peuple. Peut-on en espérer de voir un
jour le tiers du quart de la bravoure, de l’humilité et
de la sincérité de Kadhafi parmi nos camarades de
l’extrême-gauche européenne dans leur lutte contre
l’ennemi commun de l’humanité ?
Bahar
Kimyongür
Le
4 décembre 2011
Notes
[1]
De l’aveu même du général Hamad ben Ali
al-Attiya, chef d’état-major qatari. Source :
Libération,
26 octobre 2011 [2] Des rebelles « libyens »
parlant des dialectes issus de différents pays arabes étaient
régulièrement montrés sur les chaînes
satellitaires arabes. [3] Dans tous ces cas, des tribus en lutte
avec leurs frères ennemis ont fait appel ou se sont alliées
aux envahisseurs. L’alliance OTAN/CNT libyen n’est que
l’ultime épisode de la longue histoire des guerres de
conquête appuyées par des populations indigènes. [4]
Interview de Gilbert Achcar réalisée par Tom Mills du
site britannique New
Left Project,
26 août 2011. Version française de l’interview
disponible sur le site www.alencontre.org [5]
Communiqués NPA des 21 août et 21 octobre 2011. [6]
Ligue internationale des travailleurs – Quatrième
Internationale (4e Internationale), Parti ouvrier argentin… [7]
Le 8 octobre 2011, le président du Conseil national de
transition libyen (CNT) Mustafa Abdel Jalil a célébré
le centenaire de la colonisation de la Libye par l’Italie aux
côtés du ministre italien de la
défense, Ignazio de la Russa, issu du Mouvement social italien
(MSI), un parti néofasciste. Cette période de
déportations, d’exécutions et de pillages fut
d’après Abdel Jalil une « ère de
développement ». Source : Manlio Dinucci, Il
Manifesto,
11 octobre 2011
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